Avant et après les mesures de Kaïs Saïed

Les deux impasses ?

De quoi le 25 juillet est-il le nom ? On épiloguera longtemps sur la question. Les polémiques enflent : coup d’Etat (« constitutionnel » ou pas) ? Révolution dans la révolution ? Coup d’arrêt du cycle de renoncement social ? Nouveau souffle dans la réhabilitation de l’Etat ? Ou inauguration d’une autocratie populiste après une décennie de ploutocratie sournoise ?…

Ce qu’il faut retenir pour l’heure est que l’acte I de KS est venu sanctionner la faillite de la classe dirigeante qui tenait les rênes du pouvoir depuis 2011. Plus largement, il dévoile l’incurie des oppositions, l’épuisement du dispositif partisan en place, et surtout l’aversion que la « transition » institutionnelle inspire désormais à une grande partie des citoyens. Ce sentiment recouvre un profond ressentiment : et s’il dénote certes un désir d’Etat social, il recèle en même temps une disponibilité populaire à l’aventure populiste. Le psittacisme de KS, depuis son discours de décembre 2020 à Bouzid valorisant l’insurrection sociale du 17/10 et rabaissant la symbolique démocratique du 14/11, semble donc (durablement ?) conforté.

Ce qu’il faut noter en second c’est l’adhésion d’un grand nombre de jeunes et leur alignement derrière le panache blanc de KS. Ne focalisons pas sur les officines sécuritaires et fascisantes qui parasitent les réseaux sociaux et entretiennent un climat de fanatisme autour du Président et de diabolisation de toutes les sensibilités critiques. Il y a un engouement réel au (non) projet KS. Même si le ressentiment, encore une fois, perce souvent derrière l’euphorie. La révolte n’est pas toujours portée par l’espérance, elle recèle aussi des passions tristes.

Mais, l’accaparation du pouvoir par KS s’est déroulée comme chacun sait en deux temps :

Le 25 juillet, la désinvolture juridique, dans l’interprétation de l’article 80 de la Constitution, est avérée. Mais le geste du président de la République pouvait invoquer, à raison, un dysfonctionnement institutionnel devenu périlleux pour le devenir de l’État et une situation politique désastreuse qui précarisait toujours plus la vie quotidienne des Tunisiens, surtout dans le contexte pandémique que l’on sait.

Le président pouvait également se prévaloir d’un soutien massif aux mesures d’exception qu’il a décidées. Que cet enrôlement populaire soit éphémère ou durable, qu’il procède d’un désir d’autorité, quelle qu’en soit la forme, ou d’une aspiration à la moralisation de la vie politique… il est indubitable. Et on ne peut pas, au nom des valeurs démocratiques, écarter d’un revers de main l’acteur éponyme de la démocratie.

On en était là : avant le 25/7, il fallait une issue pour sortir de l’impasse dans laquelle l’État s’est enferré. Le coup d’arrêt, hautement contestable juridiquement, a néanmoins suscité une adhésion réelle au-delà des soutiens zélés du Président. Puis advint le 22 septembre et le décret présidentiel 117 : l’issue qui se profile n’augure rien de bien démocratique et risque de mener de nouveau vers l’impasse.

Le pays évolue ainsi sous le signe du double bind, souligné par les commentateurs les plus nuancés.

L’attachement au droit est nécessaire, mais le droit seul ne permet pas d’élucider la situation sociale et politique dans laquelle s’enlise le pays. Le juridisme qui a imprégné le processus de démocratisation a pris un coup. Tant mieux ou tant pis ! Nous devons, en tout état de cause faire attention au risque de voir le souci du droit, et de l’Etat du même nom, partir avec l’eau du bain de la « transition ». La disqualification de l’ensemble du texte constitutionnel et le lynchage symbolique des juristes qui prolifère dangereusement sur les réseaux sociaux, n’annonce, à cet égard, rien de bon. On est passé du fétichisme de la constitution à la haine populiste des normes. Le populisme affectionne l’anomie parce que la conception du « peuple » qu’il colporte n’est comptable d’aucune identification sociale, culturelle et encore moins juridique de ce vocable. Le peuple du populisme est purement discursif. Et le discours de KS procède, en l’espèce, d’un populisme chimiquement pur.

Bien avant les élections de 2019, la scène postrévolutionnaire et sa devanture médiatique résonnaient d’un populisme polyphonique. Les différents discours populistes se présentaient comme autant de versions exacerbées de courants politiques préexistants. Le moment Saïed apparaît comme celui de la monopolisation de la parole populiste, les populismes concurrents étant piteusement réduits à l’argumentaire de défense des droits et libertés qu’ils vouaient, hier encore, aux gémonies. Il faut ajouter que cette tendance est renforcée par le raidissement souverainiste suscité par les marques de défiance des capitales occidentales.

Certes, le séisme a redessiné la cartographie politique en place : discrédité et profondément divisé, l’islam politique se retrouve sur la défensive et ses alliés en pleine déconfiture ; l’opposition et la centrale syndicale sont tétanisées et acculées à l’attentisme, le PDL perd pied et en est réduit à de vaines vociférations (même s’il continue à jouir d’une assise électorale confortable selon les sondages)… S’agissant de la société civile, qui nous intéresse ici en premier, des clivages en pointillés semblent affirmés et opposent les défenseurs de la légalité démocratique aux activistes décidés à en découdre avec l’establishment responsable de la « décennie perdue ». Ces derniers approuvent, ostensiblement, ou mezzo voce, et soutiennent avec un entrain inégal le coup de KS. Cette dispersion est une épreuve pour les solidarités précaires, intermittentes ou ambiguës.

La société civile est traversée par des lignes de partages qui ne recoupent pas toujours celles de la société politique : la défense des droits et liberté versus l’attachement à la question sociale est compliquée, dans le contexte de l’après 25/7, par l’opposition (parfois factice) entre l’attachement au droit existant et la volonté de renouer avec l’inspiration sociale première de la révolution.

Au lendemain du 25/7, malgré ces clivages de surface, la ligne de partage des eaux issue de l’insurrection de 2010/2011 demeurait à peu près la même épousant la même configuration triangulaire : les épigones de l’ancien régime, l’islam politique et les diverses nuances du camp démocratique.

Le 22 septembre en revanche risque d’affecter autrement le paysage politique et civil en cristallisant de nouveaux regroupements. La rue est aujourd’hui partagée entre les opposants au « putsch présidentiel » appuyés par les perdants politique du 25/7 (grossièrement, feue « la troïka parlementaire ») et les supporters hétéroclites de KS, fédérés par la haine commune de l’islam politique, galvanisés par des officines très actives sur les réseaux sociaux (impromptues ou manipulées ?) et par la parole oraculaire et vindicative du président. Une parole suivie parfois d’actes arbitraires aussitôt salués comme autant de prouesses.

Ce face-à-face escamote l’enjeu démocratique : Saïed ne débat pas, il accuse et ses supporters n’argumentent pas, ils applaudissent. D’une certaine manière, le moment que nous vivons est un arrêt, un figement de la politique.

Une sidération bipolaire dont la première conséquence est l’évacuation de quantité d’acteurs qui ne peuvent se résoudre à la double contrainte leur intimant de choisir entre la légalité constitutionnelle au risque de réhabiliter le statu quo ante et les mesures d’exception au risque de bénir la dérive autocratique.

Les silences, les hésitations, et même la sourde colère contre le solipsisme présidentiel (pour dire les choses par un euphémisme) sont significatifs du grand désarroi démocratique face au bouleversement brusque de la règle du jeu et de la mise en crise de nos vieux cadres de pensée et d’action.

La difficulté qu’il importe de surmonter est de dévisager et de déconstruire les tensions entre nos formes de mobilisation conventionnelles reposant sur l’idée que la réforme institutionnelle est le sésame du changement social et la créativité radicale des nouveaux acteurs qui n’est pas elle-même à l’abri des errements et des impasses. Car pour beaucoup de mouvements de jeunes, il s’agit d’investir le 25/7 d’un sens qui va au-delà de l’horizon KS. Il faudra écouter cette espérance-là. Sans pour autant entériner l’illusion populiste du « sauveur suprême ».

Le face-à-face entre le président et le peuple des « supporters » abolissant tout corps intermédiaire souligne a contrario le besoin d’une société civile entreprenante, audacieuse et capable de s’arracher de la torpeur démocratique.

A l’heure qu’il est, plusieurs scénarios sont possibles :

Un cafouillage institutionnel et juridique de longue durée…

La voie plébiscitaire et la mise en place d’un régime présidentiel glissant sur la pente naturelle du présidentialisme…

Une autocratie bavarde et pusillanime s’appuyant sur les forces armées (en surplomb) et se prévalant du soutien populaire…

Quoi qu’il advienne, qu’il parle au nom du peuple ou qu’il soit plébiscité par le peuple, un diktat est un diktat.

Le scénario alternatif de la reprise d’une construction démocratique arrimée aux réformes sociales, dépendra en grande partie de la capacité de mobilisation de la société civile et de la société de résistance dans son ensemble.

Au fond la question Saïed serait simple s’il n’y avait pas le soutien d’une grande partie de la jeunesse au personnage. Ce soutien est indexé sur la vocation ambiguë du « saïedisme » à affronter le « système » (sa police d’ancien régime et sa justice à plusieurs vitesses). On peut même parier sur la lucidité et le pragmatisme des mouvements de jeunes dont les ressources nous échappent souvent. Ce sont ces ressources qu’il faudra interroger. Et c’est avec eux qu’il faut penser et agir demain.

Afin de confronter les idées et les visions sur le 25 juillet, le 22 septembre, la question Saïed…

Nous avons invité nos ami(e)s :

Amel Grami : Universitaire (islamologie et études de genre)

Moncef Ben Slimane : Universitaire, président de l’association « Lam echaml »

Mahdi Elleuch : Juriste, chroniqueur à « Legal Agenda »

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