LA REPRESSION PENALE DE LA PAUVRETE VAGABONDAGE ET MENDICITE

Sana ben Achour, Professeure universitaire. FSJPS, Présidente association BEITY

Le 24 janvier 2021

Voici plus d’une semaine que, partout dans les quartiers populaires des villes tunisiennes, leurs jeunes habitants, dont beaucoup sont encore enfants et adolescents, se soulèvent le soir, narguent le couvre-feu sanitaire, cherchent la police qui les cherche. Quartiers marginalisés et misérables, produits des politiques induites du « déguerpissement » des plus pauvres, ces quartiers dits « d’habitat spontané » sont à feu et à sang tous les soirs. S’y engagent avec les forces de l’ordre, des batailles inégales qui finissent par des arrestations et des peines de prison. On peut en avoir des lectures différentes et controversées. Mais toutes s’accordent sur leurs causes profondes : le ras le bol d’une jeunesse appauvrie, marginalisée et socialement disqualifiée, sans perspective d’avenir, désespérée de voir un jour sa situation changer et dont le rapport à l’autorité se réduit au commissariat de police et au bâton. Cette violence organisée, que beaucoup pensent être simple répression légitime d’actes de criminalité, est en réalité, et depuis longtemps au fond, une répression de la pauvreté et de la vulnérabilité des personnes du fait de leur statut et non de leurs actes criminels dont elles sont suspectées par ailleurs à l’avance. Sur elles pèse une présomption de criminalité. Pour preuve, la persistance de la répression pénale de la mendicité.

Celle-ci apparaît dans le Code pénal tunisien comme une survivance des temps coloniaux, toujours hélas d’une insoutenable actualité juridique (article 171). Inscrite en 1913 au chapitre des attentats contre l’autorité publique commis par les particuliers à la section XV intitulée « mendicité », elle est punie de 6 mois de prison, pouvant être portés à un an puis au double, selon la nouvelle disposition de 1995 (Loi n° 95-93 du 9 novembre

1995). Beaucoup continuent de n’y voir qu’une mesure de « sécurité et de salubrité publiques » contre des « oisifs », et, plus grave encore, contre des « simulateurs » et des « usurpateurs » dans le but d’obtenir l’aumône en se jouant de la charité des autres et de leur bon cœur. A tort, vient de déclarer haut et fort la Cour Africaine des Droit de l’Homme et des Peuples dans son magistral avis consultatif du 4 décembre 2020 concluant à l’incompatibilité des lois et règlements sur le vagabondage à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples tout comme à celle des droits et du bien-être de l’enfant et au protocole relatif aux droits de la femme en Afrique (protocole de Maputo). [CADHP, Demande n° 001/2018, Avis consultatif, 4/12/2020].

Quel est l’argumentaire de la Cour contre la criminalisation du vagabondage  et quelles transpositions vers la mendicité peut-on s’autoriser  ?

 

La répression pénale du vagabondage : une survivance incompatible aux droits protégés par les instruments africains des droits humains

La criminalisation du vagabondage nous est parvenue par transposition de l’institution française d’ancien régime sur la répression du trouble à la sécurité publique que constituait l’a priori autour de la figure sociale du vagabond. Le vagabondage, relève Valérie Bertrand, est « moins incriminé comme délit ponctuel que mode de vie jugé criminogène car situé en dehors des valeurs traditionnelles ». [« La mendicité et l’état dangereux : l’historicité des représentations sociales dans le discours juridique », Connexions, 2003/2 n ° 80, pp. 137 à 154]. Aussi, l’arsenal juridique s’est-il construit sur des mesures ante delictum, déclenchées par l’état dangereux de l’individu, suspecté d’un potentiel malfaisant en raison de son état « hors normes ». Selon l’ancien article 270 du Code pénal français (abrogé bien tardivement en 1994), les « vagabonds ou gens sans-aveu sont ceux qui n’ont ni domicile certain, ni moyen de subsistance et qui n’exercent habituellement ni métier ni profession ».

La Cour Africaine des droits de l’homme et des peuples relève ici que plusieurs pays africains ont maintenu en vigueur leurs lois sur le vagabondage. Dans bien d’entre eux (au total 18) est créé un délit contre une personne définie « sans domicile fixe ni moyens de subsistance et qui n’exerce ni métier ni profession » [Algérie, Burundi, Burkina Faso, Cameroun, Comores, République du Congo, Côte d’Ivoire, Gabon, Guinée, Madagascar, Mauritanie, Mali, Maroc, Niger, République arabe sahraouie démocratique, Sénégal, Tchad et Togo]. Dans huit autres, tout « suspect ou voleur réputé ne disposant pas de moyens de subsistance visibles et ne pouvant justifier de sa situation » est considéré comme « clochard » ou « vagabond » (Botswana, Gambie, Malawi, Nigeria, Seychelles, Tanzanie, Ouganda et Zambie). En Afrique du Sud, les règlements interdisent aux sans-abris d’errer ou de dormir dans un établissement ou un espace public ou sur la plage. Dans au moins trois autres pays, le vagabondage et l’oisiveté sont des infractions définies comme étant commises « par des personnes en état d’errance ou oisives, qui n’ont pas de moyens de subsistance définis et qui ne peuvent pas justifier leur situation » (Ile Maurice, Namibie et Sierra Leone).

En Tunisie, à notre connaissance, les lois sur le vagabondage n’ont plus existé depuis Qanun al jinayat wal ahkam al ôrfiya de 1861 qui interdisait « la voie publique à tout « errant (saylun) de bonne santé, jeune n’ayant aucun empêchement à se procurer sa subsistance par son travail physique » (art.622) ».

(كل سايل بالأزقة وهو صحيج البدن صغير السن لا عذر له في طلب رزقه بعمل بدنه يمنع من ذلك)

Cela ne veut pas dire que la chasse aux vagabonds ait été abolie mais seulement déclassée et enfouie dans l’opacité de l’action de police administrative.

Les lois sur le vagabondage ont été soumises à l’avis de la Cour par l’Union panafricaine des avocats (UPA) dont le bureau exécutif prévoit une représentation de l’Afrique du Nord. Elle considère que leurs dispositions criminalisent, au fond et dans la forme, la pauvreté. Elles créent des infractions qui sanctionnent les personnes du seul fait de leur statut sans domicile, sans emploi ou sans moyens de subsistance. Elles ne répriment pas des actes répréhensibles commis par des individus mais plutôt un statut que ces personnes ont acquis involontairement et qui fait peser sur elles le « soupçon de culpabilité ». Outre leur imprécision, ces textes donnent des pouvoirs exorbitants aux organes de l’administration et de la police chargés de les appliquer pour fouiller a priori les personnes, procéder à des arrestations sans preuve et sans mandat, ordonner des expulsions sommaires jusqu’au bannissement, passant par le ratissage et la relégation, jeter les personnes en prison. Elles ont des conséquences désastreuses sur les populations pauvres et vulnérables, perpétuant les stigmatisations sociales et les discriminations à leur encontre, les plongeant inexorablement dans la précarité et la marginalisation.

Dans son avis consultatif, la Cour s’est prononcée sur l’absolue incompatibilité de ces lois et règlements au regard des dispositions de la charte sur « le droit à la non-discrimination et à l’égalité » (art.2 et 3), à la dignité (art.5), à la liberté (art.6), au procès équitable (art.7), à la libre circulation (art.12), au droit de la famille à la protection (art.18). Sollicitée en outre sur leur comptabilité à la Charte des droits et du bien-être de l’enfant, la cour conclut à leur totale incompatibilité au droit des enfants à la non-discrimination (art.3), à l’intérêt supérieur de l’enfant (art.4), au droit de l’enfant au procès équitable (art.17). Enfin, appelée à indiquer sa position au regard du protocole de Maputo sur le droit des femmes en Afrique, la cour conclut à leur caractère totalement contraire à l’article 24 qui met à la charge des États d’assurer « la protection des femmes pauvres et des femmes chefs de famille, des femmes issues des populations marginales et à leur garantir un cadre adapté à leur condition et en rapport avec leurs besoins physiques, économiques et sociaux ». Enfin, sollicitée à indiquer sa position sur l’obligation des États d’abroger, amender ou réviser les lois et leurs règlements sur le vagabondage et sur la nature de cette obligation, la cour répond positivement, rappelant aux États leurs engagements de se mettre en conformité avec les droits protégés par les grandes chartes africaines de référence et les instruments pertinents.

L’argumentaire de la Cour est riche d’enseignements et d’observations en amici curiae sur les présupposés délictueux de la pauvreté que recèlent et véhiculent les lois sur le vagabondage. Elle fait observer en effet « que les lois sur le vagabondage répriment en réalité les pauvres et les personnes défavorisées, y compris, mais sans s’y limiter, les sans-abris, les handicapés, les personnes ayant des identités sexuelles inhabituelles, les travailleurs du sexe, les vendeurs ambulants et les personnes qui utilisent notamment les espaces publics pour subvenir à leurs besoins. Or, les personnes qui se trouvent dans des circonstances aussi difficiles sont déjà confrontées à des difficultés pour jouir des autres droits, notamment de leurs droits économiques et sociaux. Les lois sur le vagabondage contribuent donc à aggraver leur situation en les privant davantage de leur droit à un égal traitement devant la loi ». La Cour affirme « qu’il n’existe aucune justification raisonnable à la distinction que la loi impose entre les personnes classées comme vagabonds et le reste de la population, si ce n’est leur statut économique précaire. Les personnes classées comme tel n’ont souvent aucun lien avec la commission d’une infraction pénale, ce qui rend insensée toute arrestation et la détention qui s’ensuit. Il est clair que l’arrestation de personnes qualifiées de vagabonds est largement injustifiée si l’on doit atteindre l’objectif de prévention des crimes ou d’empêcher les gens de se retrouver dans les rues. De l’avis de la cour, « les termes utilisés par les lois sur le vagabondage comme « oisif », voyou, errant, déshumanise et prive les personnes de leur dignité. Ces termes reflètent une perception dépassée et largement coloniale des individus sans aucun droit et l’utilisation de ces termes déshumanise et rabaisse ces personnes, qui sont perçues comme ayant un statut inférieur ».

Les arguments de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples contre les lois sur le vagabondage sont-ils transposables au délit de mendicité de l’article 171 du Code pénal tunisien ?  En quoi ces dispositions sont-elles assimilables aux lois sur le vagabondage et justifier ainsi leur abrogation pour non-respect et incompatibilité aux droits humains fondamentaux ?

 

La répression de la mendicité ou le délit de pauvreté

Il importe de rappeler cette prémisse du droit que la culpabilité est au cœur du droit pénal moderne. Pour tout pénaliste, c’est parce que « l’on a commis une faute, en transgressant un interdit que la /ou le criminel est puni et c’est ce lien entre culpabilité et punition qui donne à l’interdit pénal sa force symbolique » [Mireille Delmas Marty]. Or, l’on constate avec elle que la peine dépasse la simple culpabilité et que le droit pénal, sous l’effet des théories et des représentations sociales « des classes dangereuses » a servi à la mise à l’écart d’individus « hors normes ». [« Nous basculons vers un droit pénal de la sécurité, qui traite le suspect en criminel », Le Monde, 23 octobre 2020].

L’état de dangerosité est corrélé à un double postulat : celui du potentiel criminel de son agent et celui de son « inadaptation » sociale, comme démontré par la Cour africaine dans son avis du 4 décembre 2020.

En réalité, l’argumentaire de la Cour africaine ne se limite pas aux lois et règlements sur le vagabondage mais « comprend sans s’y limiter » selon la formule usitée, les textes criminalisant le statut de tout individu sans domicile fixe, sans emploi et sans moyens de subsistance. Les textes sur la mendicité participent de cet arsenal criminalisant la pauvreté et neutralisant ante delictum le mendiant. Le paragraphe premier de l’article 171 est significatif à cet égard. Il punit de six mois « celui qui simule des infirmités ou des plaies dans le but d’obtenir l’aumône ». Comme on peut le noter, c’est autour de l’intention délictueuse de l’individu et de l’évaluation de sa moralité que se définit le cadre juridique de la mendicité. La formule renvoie très vite au distinguo entre le bon et le mauvais pauvre, le faux et le vrai mendiant, le valide et le pauvre, invalide. Toutes ces oppositions s’enracinent dans la représentation du mendiant et de la mendiante, comme personne oisive, fainéante qui profite de la générosité et de la charité d’autrui pour s’enrichir sans cause. La presse écrite et électronique en abreuve régulièrement ses lecteurs et lectrices férus de scandales : [2010, « Tunisie-mendicité ; le business qui rapporte » Business news, 12/01/ 2010] ; [2014, « Enquête sur la mendicité : que ne ferait-on pas pour l’argent » Yasmine Hajri, Réalités on line, 7 septembre 2014] ; [2017, « la mendicité en Tunisie : Expression d’un besoin ou une escroquerie ? » (Forum mosaïque, 26 septembre 2017] ; [2018, « Tunisie, 97% des mendiants sont des escrocs », Webdo Tunis] ; [2019 « Qui sont les mendiants de Tunis, faut-il leur donner de l’argent ?» En bref, l’info autrement, 4 septembre 2019].

Le délit fonctionne donc sur le mode négatif et du stéréotype. C’est à la personne de montrer qu’elle est pauvre et non criminelle présumée. Ce « potentiel criminel » se trouve comme on peut le noter encore au cœur de l’aggravation de la peine. Elle est en effet portée à un an « pour celui, qui, mendiant (sic), est trouvé porteur d’armes ou d’instruments de nature à procurer les moyens de commettre des vols (sic) » (art. 171-2). Ainsi le fait qu’un pauvre soit porteur d’un canif ou d’autres instruments et bien qu’il n’en ait ni usé ni menacé autrui, est suffisant pour établir la présomption de vol. Ce sont justement ces présupposés contraires à la qualité de la loi pénale que désavoue la Cour africaine lorsqu’elle expose « qu’étant donné que les lois sur le vagabondage sanctionnent souvent le statut présumé de l’individu…, les personnes chargées de l’application de la loi peuvent arrêter arbitrairement les individus sans pour autant disposer de preuves prima facie suffisantes de la commission d’une infraction ». La Cour rappelle « qu’en ce qui concerne les infractions liées au vagabondage, la plupart des arrestations sont effectuées sur la base du statut défavorisé d’un individu et de son incapacité à justifier sa situation. Dans ce contexte, les arrestations sont donc essentiellement liées au statut de la personne et elles n’auraient pas lieu n’eût été ce statut. Les arrestations sans mandat pour des délits de vagabondage sont donc tout aussi incompatibles avec les articles 2 et 3 de la Charte ». La Cour considère que « toute arrestation sans mandat pour des infractions liées au vagabondage constitue non seulement une réponse disproportionnée aux problèmes socio-économiques, mais aussi une discrimination dans la mesure où elles visent des individus en raison de leur situation économique ».

Autour de la mendicité, la loi crée des « délits spéciaux » comme d’user de menaces, pénétrer dans une habitation sans l’autorisation de son propriétaire, porter de faux certificats et de fausses pièces d’identité. A croire que ces « actes » ne sont pas répréhensibles par eux-mêmes, quel que soit l’état des personnes. Avec eux disparaît la dichotomie entre le bon et le mauvais pauvre, puisque la scène ici est celle de l’inscription du mendiant ipso facto dans la criminalité la plus effroyable faite d’atteintes à l’ordre public, à la propriété privée et aux appartenances et filiations reconnues. Ces articles mettent en scène l’état dangereux de l’individu en raison de son état de pauvreté et constituent, à ce titre, le modèle idéal de la mesure ante delictum.

C’est probablement avec le troisième paragraphe, ajouté en 1995, que l’on mesure la force des connexions entre les réifications juridiques et les imaginaires sociaux autour des classes dangereuses. Le texte porte la peine à un an de prison pour « celui qui emploie à la mendicité un enfant âgé de moins de 18 ans, en la doublant, si cet emploi se fait sous forme de groupe ». Introduit en même temps que la promulgation du Code des droits de l’enfant dans l’intention de protéger les enfants, ce texte aboutit en réalité à entretenir la peur autour du mendiant, soupçonné « d’association de malfaiteurs ». Par son enchâssement à l’article 171 sur la mendicité, il tend à présumer la culpabilité du mendiant, au lieu de réprimer en toute logique juridique toute exploitation d’enfant comme crime de traite, d’exploitation, d’esclavage, de servage, de travail forcé, etc. Le pays s’est en effet doté de ce texte qui vise « à prévenir toutes formes d’exploitation auxquelles pourraient être exposées les personnes, notamment, les femmes et les enfants, à lutter contre leur traite, en réprimer les auteurs et protéger et assister les victimes » [Loi organique n° 2016-61 du 3 août 2016, relative à la prévention et à la lutte contre la traite des personnes]

CONCLUSION

Il est temps d’abolir ces textes qui, tout en se nourrissant et en alimentant en retour le sentiment d’insécurité autour de la figure du « pauvre malfaisant », pénalisent la vulnérabilité et la détresse économique et sociale des personnes. Textes d’un autre âge, fondés sur l’état de précarité des personnes, ils ne trouvent plus place dans l’ordre juridique constitutionnel tunisien, tant au regard des droits fondamentaux reconnus au chapitre 2 de la constitution du 27 janvier 2014, que de ses normes de références régionales portées notamment par les instruments africains des droits humains. Rappelons à cet effet, les recommandations de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples pour « la dépénalisation des infractions dites mineures en Afrique » à savoir les infractions fondées sur l’origine sociale, le niveau de fortune, l’identité de genre, l’état de santé mentale ou physique et autre. Considérons une bonne fois pour toute qu’elles sont contraires aux principes d’égalité devant la loi et de non-discrimination, qu’elles compromettent la dignité des personnes. Perpétuant la stigmatisation d’individus et de groupes socialement discriminés, ces textes reproduisent en droit l’ancien ordre inégal qu’il est censé combattre.

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