Cinéma et débat de société. Femmes du bus 678 de Mohamed Diab – Insaf Machta

Mes articles sur le cinéma ont pris une tout autre tournure après la révolution. Il n’y a plus de place pour la critique de film proprement dite dans ce que j’écris. Et pour cause : deux événements liés au cinéma ont été au cœur de l’actualité, non pas culturelle ou artistique, mais politique, lors de la toute première phase de la transition démocratique, celle précédant les élections du 23 octobre (la projection de Ni Allah ni maître de Nadia Fanni et la diffusion de Perspeolis par Nessma tv)[1].
A ceux-là vient s’ajouter un troisième épisode, la diffusion de ce non film intitulé Innocence de l’Islam et que tout le monde, notamment les politiques toutes obédiences confondues, appellent « film » dans leurs communiqués où on relève l’expression, inlassablement reprise par les journalistes et les médias quel que soit leur rapport au pouvoir en place, « film qui a nui au Prophète ». La violence était à chaque fois au rendez-vous et sa justification par un discours normatif sur le sacré et sur la nécessité de criminaliser les atteintes au sacré, ou alors la condamnation de la violence et la menace qu’elle présente pour l’ordre public, ont pour conséquence de rendre invisibles cela même qui a constitué l’objet de l’indignation et de la passion des foules déchaînées qui ont décrété, aussi bien par des manifestations pacifiques que violentes, que ces images ne devaient pas exister. Il en est résulté aussi une sorte de nivellement de ces objets visuels différents (et peu importe si les images de Innocence de l’Islam n’ont rien à voir avec le cinéma !) dont on n’a retenu que ce qui les condamne aux yeux d’une doxa religieuse en perpétuelle réinvention dans le sens de son durcissement, à savoir l’atteinte au sacré. Une façon on ne peut plus biaisée, voire perverse, d’associer le cinéma, et l’art d’une manière générale (n’oublions pas l’épisode Al Abdellya), à un conflit politique qui a du mal à se hisser au niveau du débat de société. Le véritable enjeu de ce conflit est de museler la liberté de création dans un cadre législatif (la future Constitution ou encore le projet d’amendement du Code pénal sur la base de l’introduction du délit d’atteinte au sacré). Les violences et la bataille juridique les instrumentalisant ont fondamentalement ébranlé ma perception de l’objet film. Avant que ne surgissent ces événements violents et les conflits politiques qui instrumentalisent la création artistique, et, de fait, avant la révolution, le rapport de l’objet film à la société n’était interrogé qu’en terme de représentation et rarement en terme de réception (je me sens, depuis ces incidents violents, de plus en plus concernée par la réception des films que je tente progressivement d’introduire dans ma réflexion sur le cinéma).
Pour réfléchir sur la manière dont un film peut être arrimé à un véritable débat de société, le suscitant ou représentant des conflits sociaux et des violences de l’ordre du non dit ou de l’irreprésentable, je me suis réfugiée dans une création égyptienne qui date de l’avant « révolutions arabes » : Les Femmes du bus 678 de Mohamed Diab sorti un mois avant les manifestations de la Place Ettahrir qui ont conduit à la chute de Mubarak. Mais je dois préciser d’emblée que si ce film ne risque pas de tomber sous le coup de la condamnation inhérente à l’atteinte au sacré et d’être transformé en un objet invisible, il n’en contient pas moins une charge subversive sans laquelle il ne peut y avoir de débat sur des questions de société. Ma dernière remarque n’implique néanmoins aucune tentative de tracer les limites de ce qui est visible, de ce qui recevable en terme de représentation pour une société, tracer les limites de ce qui peut être représenté étant l’affaire de la censure.
Le film de Mohamed Diab est une fiction en partie inspirée d’un fait réel qui avait amorcé un débat de société. Le cinéaste a déclaré avoir suivi de près le procès intenté en 2008 par Noha Rushdie, la première égyptienne à avoir porté plainte pour agression sexuelle. Il a avoué avoir été particulièrement frappé par l’attitude de l’avocat de la défense qui raillait la victime. Cette affaire a débouché sur une victoire sur le plan juridique : le harcèlement sexuel est devenu un délit en Egypte à partir de 2009. C’est en partie ce combat que raconte le film mais sur un mode fragmentaire. Le film, se faisant écho de ce procès à travers l’histoire de Nelly, l’une des trois femmes dont on suit le parcours, n’est pas la représentation du procès.
La question du procès fait débat dans le film : porter ou ne pas porter plainte, telle est la question que se pose surtout l’entourage de Nelly qui demeure, malgré la pression familiale, déterminée à mener son combat. Mais le récit, qui est le résultat de l’entrelacement de trois histoires de femmes ayant subi harcèlement et violence, est loin d’être la chronique du procès qu’on perd de vue d’ailleurs si l’on excepte la séquence où la famille tente de persuader Nelly de retirer sa plainte, l’émission de télé où Nelly témoigne et parle du procès qu’elle a intenté et la fin du film qui correspond au verdict ayant rendu justice aux trois jeunes femmes qu’on a suivies tout au long du film. Autant dire que le procès est utilisé comme un argument scénaristique, voire comme un « artifice » ayant servi de dénouement. Le générique de fin introduit la donne réelle qui correspond à la conséquence du procès, la caractérisation juridique du harcèlement comme délit et le nombre insignifiant de plaintes déposées, y compris après la promulgation de la loi. Il place l’argument scénaristique à mi-chemin de cette réalité, qui a servi de déclencheur au projet filmique, et de la fiction (l’histoire de Nelly n’étant pas celle de Noha Rushdie). Cette façon de faire nous renseigne sur la manière dont le film s’empare d’une question sociale, s’inscrit dans un débat en s’en faisant l’écho, et fait en sorte que ce débat reste encore audible parce que rien n’est gagné et parce que les conquêtes juridiques doivent être accompagnées d’une révolution au niveau des mentalités, sans quoi elles restent lettres mortes et perdent leur sens. Continuer à briser inlassablement le silence autour d’un tabou, harcèlement et violences faites aux femmes, semble être la finalité immédiate du film.
Revenant dans l’un des entretiens qu’il a accordés à la presse après la sortie du film en France (2012) sur les événements de la Place Ettahrir auxquels il avait pris part, le cinéaste a affirmé que pendant les dix-huit premiers jours du soulèvement contre Mubarak, aucune agression sexuelle n’avait été enregistrée à Place Ettahrir et ce, malgré le nombre impressionnant des manifestants qui étaient, pour reprendre ses mots, « entassés comme des sardines ». Il explique aussi qu’ « avec le courage d’affronter la mort, les manifestants ont fait ressortir le meilleur d’eux-mêmes ». Les agressions ont eu lieu sur Place Ettahrir, en revanche, après le départ de Mubarak. Et le film a continué à faire son chemin en suscitant notamment des débats sur la question du harcèlement. Des procès ont été intentés au film auquel on a reproché entre autres de nuire à l’image du pays. Et par ailleurs, quelques mois après la révolution, les femmes égyptiennes ont investi l’espace public pour manifester contre le harcèlement parallèlement à une campagne, à coup de vidéos mettant en scène la pression exercée sur les femmes dans l’espace public, qui a été largement diffusée via les réseaux sociaux.
Cette dimension, somme toute anecdotique, située en amont et en aval du film, ne rend pas compte du sens de la proposition filmique qui réside en partie dans les trois voies que se sont frayées les trois femmes pour lutter, chacune à sa manière, contre le harcèlement sexuel et dans la rencontre et les divergences, parfois conflictuelles, entre les trois parcours. Trois femmes, trois réponses largement déterminées par leurs conditions de vie.
Séba, une jeune femme de la bourgeoisie, victime à la sortie d’un match de football auquel elle a assisté avec son mari d’une agression qui a tout l’air d’être un viol collectif, tente de se reconstruire en se séparant de celui qui avait été incapable de lui apporter son soutien après l’agression et en animant un cercle thérapeutique d’autodéfense destiné d’abord à amener les femmes à reconnaître les abus dont elles ont fait l’objet, à les verbaliser et à leur donner les moyens de se défendre. C’est ainsi qu’elle tente de panser ses blessures intérieures en exhortant les femmes ayant subi le même sort à briser la loi du silence. L’une des séances du cercle fait l’objet d’un reportage à la télévision et c’est là où Feyza, la plus démunie des trois femmes et dont je reviendrai sur le parcours, décide d’intégrer le cercle animé par Séba. Nelly, quant à elle, libre et animée d’une joie de vivre extraordinaire, décide de porter plainte contre son agresseur – un automobiliste qui profite de la lenteur de la circulation pour tendre la main vers son corps et qu’elle poursuit, dans sa rage de femme qui vient de subir une agression, en s’accrochant à la voiture qu’elle parvient à arrêter. Elle ne se contentera pas de la plainte qu’elle a eu beaucoup de mal à déposer, les flics ayant tergiversé avant de consentir à faire le PV, mais elle tient à la rendre publique en se faisant inviter à une émission de télé où elle parle à visage découvert de son agression et du procès qu’elle a intenté. C’était là un grand moment de vérité comme le montrent les coups de fil des téléspectateurs au cours de l’émission : un appel troublant émanant d’une victime qui exprime son admiration devant le courage de Nelly (il se trouve qu’il s’agit de Feyza qui utilise un nom d’emprunt pour sauvegarder l’anonymat comme on le découvrira plus tard), et des appels qui condamnent la démarche de Nelly, plus nombreux ceux-là, lui reprochant, comme on l’a reproché au cinéaste, de nuire à l’image du pays.
La séquence de l’émission télévisée participe de la mise en scène de l’amorce d’un débat public sur la question du harcèlement et représente, d’une certaine manière, comme une mise en abyme du film lui-même qui entend relancer indéfiniment le débat en dépit de l’épilogue heureux de l’affaire Nelly-Noha Rushdie qui a servi de première source d’inspiration au cinéaste. Mais la tentative de débattre de ce sujet tabou se heurte, comme on l’entend au cours de l’émission, à la censure morale et surtout à la force du déni chez les téléspectateurs hommes qui reprochent à l’émission et à la victime tout ce « déballage indécent ». (Ce déni, somme toute ordinaire, peut facilement dévier vers l’ignominie comme en témoigne l’épisode récent du viol, en Tunisie, d’une jeune femme par des policiers et surtout la déclaration, d’une violence morale inouïe, du porte-parole du Ministère de l’intérieur tunisien qui fait du viol une punition de l’impudeur, déclaration qui n’est pas tombée dans l’oreille d’un sourd, en l’occurrence le Ministère public qui poursuit la jeune femme et son compagnon pour atteinte à la pudeur. Et même s’il y a eu mobilisation autour de cette affaire qui a suscité l’indignation, cela n’a pas donné lieu à un débat de société sur le viol et le harcèlement. L’affaire n’a servi, à juste titre d’ailleurs, qu’à pointer les abus policiers et la connivence odieuse entre le ministère de l’intérieur et une justice aux ordres de l’exécutif.)
Pour revenir au film, il y a lieu de constater aussi qu’en donnant à entendre cet argument, qui assimile la libération de la parole de la victime à de l’indécence, le cinéaste entend mettre en scène le déni peut-être dans l’optique de le désamorcer mais anticipe également sur les accusations dont il s’attend à ce qu’elles soient formulées à l’encontre de son propre film.
Mais le cinéaste va plus loin dans l’optique du débat en suggérant que les deux voies que se sont frayées Séba et Nelly sont loin de les satisfaire tant le poids de la frustration et du machisme ambiant les révoltent. De là vient la fascination qu’exerce sur elles le moyen qu’a trouvé Feyza, la plus démunie des trois femmes, pour se défendre. Je devrais d’abord préciser que le personnage de Feyza est incarné par une chanteuse égyptienne devenue méconnaissable sous le voile du personnage et dans ses vêtements amples et qui a tenu à produire le film conçu d’abord, faute de moyens, comme un court-métrage. L’investissement de la chanteuse dans le rôle et dans la production procède d’une démarche militante qui renforce les liens entre création artistique et débat de société. Et il se trouve que ce personnage sans défense est celui qu’on suit le plus dans le film, celui dont on porte le fardeau aussi et celui qui finit par exercer sa fascination sur les deux autres femmes.
Si les deux autres subissent occasionnellement des agressions, le harcèlement est le lot quotidien de Feyza qui est obligée de prendre les transports en commun pour aller travailler. Elle est d’abord sans défense face à la frustration du mâle. Mais la révolte gronde en elle et elle s’empare de deux brèches qui s’ouvrent : le reportage sur le cercle animé par Séba et l’émission où Nelly témoigne et où intervient Feyza pour saluer le courage de la jeune femme, un courage dont elle se sent bien en deçà. Quand elle se met à fréquenter le cercle d’autodéfense, Feyza n’ose pas avouer qu’elle fait l’objet de harcèlement. Séba, qui n’est pas dupe, demande à lui parler à la fin de la séance et, excédée par le silence de la jeune femme, elle tire une épingle et lui dit : « on peut se défendre même avec ça ». La brèche devient un gouffre parce que Feyza va finir par penser à un autre moyen qui n’est pas seulement une défense mais une vengeance : elle blessera les hommes par là où ils auront péché. La scène se répète dans la rue et dans le bus. La réponse au harcèlement quotidien est une agression violente, une tentative de mutilation de ce qui est censé être l’emblème de la virilité. Mais Feyza ne sera pas la seule à opter pour ce moyen de défense : les cas se multiplient donnant lieu à un véritable phénomène social et la police enquête sur ces cas d’agression, enquête menée chez les féministes d’abord et plus particulièrement chez Séba en tant qu’animatrice du cercle d’autodéfense. Feyza s’y rend justement au moment où la police s’y trouve. Elle arrive à donner le change face au redoutable inspecteur. Séba tombe sous le coup de la fascination lorsqu’elle entend les aveux de Feyza après le départ de l’inspecteur. Troublée d’abord, elle finit par adhérer à cette manière de se rendre justice et déculpabilise la jeune femme qui ne tarde pas à récidiver. Et là l’attitude de Séba change : « La première fois, tu l’as fait de manière instinctive, cette fois-ci c’est prémédité ». Même si elle exprime des réserves, la fascination persiste et elle finit par présenter Feyza à Nelly. Et les trois femmes forment désormais une bande. Finies les discussions sur le procès, finies les discussions au sein du cercle thérapeutique. Leur seul souci est que la société parle de nouveau du harcèlement et, pour qu’on en parle de nouveau, les agressions des harceleurs doivent reprendre.
Le seul moyen de briser le silence, c’est l’action violente. Elles décident d’agir ensemble et se rendent au stade au moment où l’équipe nationale égyptienne joue un match contre la Zambie et se mettent à encourager, pour aller à contre-courant, l’équipe adverse. Pour Séba, il s’agit là d’un retour sur le lieu du crime, celui dont elle a été victime. La séquence fait écho à celle où accompagnée de son mari, elle assiste à un match joué par l’équipe nationale et se met à crier avec les supporters pour faire plaisir à son mari. Du coup, l’image des trois femmes criant « à contre voix » devient très forte. Cette sortie du consensus national est justement une réponse subtile au silence qui leur est imposé, réponse subtile au viol collectif perpétré dans la liesse populaire consécutive à la victoire et, surtout, à l’argument qui assimile la libération de la parole de la victime à une trahison de la nation, l’honneur de la nation étant tributaire, selon cette vision, de l’honneur de ses femmes et quand l’honneur est bafoué, on dissimule l’outrage et on ne l’expose pas sur la scène publique. La loi du silence et la réduction du viol à une question d’honneur sont d’une violence morale inouïe dans la mesure où elles constituent une négation de l’agression et de la violence qui président au viol. (Le viol n’est-il pas qualifié entre autres, dans la loi tunisienne, présentée généralement comme avant-gardiste, comme un « attentat à la pudeur » ? A ce conservatisme du législateur tunisien de l’ère bourguibienne fait écho, d’ailleurs, le discours de l’actuel ministre de l’intérieur qualifiant le viol de la jeune femme par les policiers de qadhiya akhlakiya (affaire morale) au lieu de crime. Et puis, par ailleurs, en Egypte, après la révolution, l’armée s’est érigée en gardienne de l’honneur et de la moralité des femmes égyptiennes en procédant à des tests de virginité qu’on a fait subir aux femmes arrêtées lors des manifestations).
Mais la dissension au sein de petit groupe ne tarde pas à se produire. Feyza reproche aux deux autres femmes, qui n’adhèrent pas jusqu’au bout à cette logique de la violence qui les fascine en même temps, d’avoir des choses à se reprocher et si elle, elle ne culpabilise pas de mutiler les hommes qui la harcèlent, c’est parce qu’elle n’a rien à se reprocher. Elle n’a rien à se reprocher parce qu’elle s’habille de manière décente contrairement à elles, qui mettent leur beauté en valeur, et semble de ce fait imputer le harcèlement au comportement des femmes et à leur manière d’être. C’est en somme le discours qu’elle leur tient. A l’occasion de cette dissension s’insinue un autre débat de société relatif au port du voile. Séba répond de manière véhémente : « il fut un temps où le voile n’existait pas, le harcèlement non plus ». Réponse qui associe les deux phénomènes et qui semble imputer le harcèlement au rapport qu’entretiennent les femmes avec leur corps. La fin du film qui s’achève sur la victoire de Nelly et qui semble plaider pour la voie de la bataille juridique comme réponse adéquate à la violence faite aux femmes permet à la femme voilée et aux non voilées de transcender ce différend. La proposition du film et son apport au débat réside en apparence à ce niveau-là : résorption de la violence par une loi qui rend justice.
Cependant, ce n’est pas la seule dimension du débat : au cœur du harcèlement et de la violence gît la question sociale. La subtilité du traitement de cette question et du film d’une manière générale se manifeste sur ce plan-là. Les femmes harcelées appartiennent à tous les milieux : constat corroboré dans le film par le choix de personnages appartenant à trois milieux différents. Mais ce sont les femmes issues des classes populaires qui en souffrent le plus et qui sont les plus démunies face aux agressions. Celle qui, parmi les trois, opte pour la violence (les autres sont plutôt fascinées et effrayées aussi par une réponse qui est de l’ordre du terrorisme, arme du faible) appartient au milieu le plus défavorisé et répond de la sorte à des agressions quotidiennes dues à des conditions de vie difficiles. Le cinéaste se contente de placer sa caméra dans les moyens de transport et tout est dit : bus bondés, circulation chaotique. La violence sexuelle et la violence tout court se logent dans la physionomie d’une ville des plus peuplées du monde, des plus pauvres aussi. Le débat que propose le cinéaste brasse des dimensions différentes et complémentaires : dénonciation de la violence faite aux femmes, palette assez diversifiée des moyens de la combattre et constat sociologique qui donne au film sa dimension documentaire (on aurait aimé néanmoins que le traitement soit plus sobre, qu’il ne verse pas dans le pathos par moments quand il s’agit de mettre en scène la souffrance des femmes appuyée par une bande un peu trop chargée. On aurait aimé que la représentation de la souffrance des femmes bénéficie de la même sobriété adoptée dans le traitement social de la question).
Il y a néanmoins un autre palier de la question qui n’a pas été jusqu’ici abordé : si l’impact psychologique de la violence bénéficie d’un traitement un peu trop démonstratif dans le film versant dans le pathos (une image forte néanmoins s’inscrivant dans le même registre : celle de Séba au lendemain de son agression, abattue, allongée sur un canapé, le visage peint aux couleurs du drapeau national et de l’équipe qu’elle est allée soutenir pour faire plaisir à son mari, couleurs qui se brouillent sous l’effet des larmes qui inondent son visage. Réponse ironique, cinglante à l’adresse de ceux qui reprochent à ceux ou celles qui choisissent de briser le silence de trahir la nation, de traîner l’image du pays dans la fange), le cinéaste préserve le mystère du désarroi individuel face à la violence et des séquelles qui s’ensuivent. L’approche est loin d’être naturaliste. La question de l’intériorisation du regard machiste est subtilement traitée et la violence que se font les femmes est délicatement suggérée par le discours de Feyza sur la façon de s’habiller des autres à qui elle fait porter la responsabilité d’avoir fait l’objet d’agressions. Chez ce personnage, la violence faite à soi, conséquence d’une violence subie et manifestation de l’intériorisation du regard du mâle qui condamne parce qu’il n’assume pas sa frustration et sa libido, s’exprime par la négation du corps (vêtements qui dissimulent sa féminité, rejet de tout contact charnel). Tout réside au niveau de la suggestion comportementale : il n’y a nul discours démonstratif sur le voile comme manifestation de la culpabilité féminine ; pourtant on y pense tout en n’étant pas sûr que ce soit le propos du cinéaste. Les manifestations de la culpabilité de Séba qui, après avoir véhémentement rejeté la tentative de Feyza de la culpabiliser, bien que spectaculaires (elle dévisage son propre reflet et finit par se couper violemment les cheveux de telle sorte que le geste apparaît comme une automutilation) ne permettent absolument pas de sonder le mystère d’un tel comportement. La question de la culpabilité et de ses ressorts profonds reste entière. Celle de Séba semble en effet venir de loin, d’un temps ou d’un lieu auquel on n’a pas accès. Le propos du film est ainsi loin d’être cantonné dans les limites de la dénonciation d’un fait de société ou de la volonté de s’inscrire dans un débat de société sur la question du harcèlement. On ne perd pas de vue les expressions individuelles du malaise ni la solitude de l’individu face à son destin. La solitude et l’épaisseur de l’individu non réductibles à des explications d’ordre psychologique et social restent entières. D’ailleurs, le film aurait gagné davantage à développer cette individualité.
Mais d’une manière générale, l’inscription du film dans un débat de société sur un phénomène susceptible de tuer les femmes et les hommes à petit feu ne se fait pas au détriment de la représentation de destinées singulières et retranchées, en dépit des explications sociologiques inhérentes au traitement d’une question tabou, dans leur part de mystère. En cela Mohamed Diab emboîte le pas à d’autres cinéastes égyptiens à l’instar de Yousri Nasrallah. C’est peut-être d’ailleurs ce qui manque à un certain cinéma tunisien qui s’est acharné à traiter de front des questions de société et qui s’est cantonné souvent dans une approche déterministe et qui tourne par ailleurs le dos à la dimension documentaire.
[1] Cf. “Le Film et les malentendus de la révolution », publié dans Nawat puis dans Nachaz : http://www.nachaz.org/index.php/fr/nos-contributeurs/33-insaf-m.achta/45-insaf1.html

Novembre 2012

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