Gauche tunisienne, année zéro… ? (I). Figures du postgauchisme – Hichem Abdessamad

Il faut être absolument moderne. (…) Recevons tous les influx de vigueur et de tendresse réelle. Et à l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes…

Arthur Rimbaud

 

Ce texte est une version allégée et légèrement remaniée d’une intervention lors de la journée organisé par l’Université Lyon II autour de Mohamed-Chérif Ferjani.

Je veux évoquer ici brièvement le destin d’une génération : elle pourrait s’appeler la « génération Chérif», la « génération Fathi » ou la « génération Hmaïed »[1]… Plusieurs visages, tout un groupe, travaillé encore aujourd’hui par un principe d’arborescence intellectuelle. Certains d’entre eux se retrouvent régulièrement pour deviser sur le temps qui passe, égrener les souvenirs de jeunesse évidemment, mais surtout discuter avec une passion inentamée des choses du pays, de politique, forcément de politique.

Pourtant, tous ou presque ont largué les amarres avec le bateau ivre de la gauche d’antan, sans dédaigner il est vrai de solides cousinages, ni les complicités intermittentes.

Tous ont en commun d’avoir rejoint les rangs du « mouvement Perspectives » et contribué à l’émergence et à l’épanouissement de l’organisation « le Travailleur tunisien » (T.T.). Dissidence, excroissance ou continuum par rapport au glorieux G.E.A.S.T[2], le débat est encore ouvert et se prolonge dans les écrits mémoriels comme dans les travaux universitaires qui commencent à fleurir ici et là.
Ils ont également en commun d’avoir, sans contrition ni marchandage, tranquillement opté pour l’idée démocratique. Comme le commencement et le stade suprême de la politique.
Il y a fallu le passage par le gauchisme retentissant des années 1970 ; puis les années d’incarcération qui sont, contrairement au vœu des bourreaux, des années d’apprentissage de la liberté. Les plus doués retiendront de ce voyage initiatique entre quatre murs, une passion définitive pour le débat démocratique et le conflit pacifique comme principe organisateur de l’espace public.
Les révisions que l’on croyait déchirantes se passeront sans encombre, comme la chronique annoncée de la liberté. Une sécularisation de soi vécue comme une réconciliation avec les autres : le monde, le bled et les amis ; des retrouvailles avec une société que cette jeunesse voulait transformer et dont les rêves doux et les utopies dures les en ont éloignés. Cette « histoire commune n’était pas celle du retour des enfants prodigues… Ils n’étaient pas les enfants perdus d’une gauche meurtrie revenus de leurs rêves et rentrés dans le rang… Non ! Juste des jeunes gens de retour des chemins buissonniers pour se frotter aux règles élémentaires de la vie : marcher dans la ville, se lever aux matins blêmes pour aller bosser»[3], et garder les yeux ouverts sur le quotidien comme sur le temps du monde… Continuer à s’intéresser plus ou moins activement à la chose publique en somme, mais autrement.
Sortir du gauchisme, c’était donc le leit motiv de cette génération. Une première leçon a été assimilée par le plus grand nombre. Hier le programme était à deux paliers : la stratégie révolutionnaire passe par la tactique démocratique. Les revendications douces en attendant le big bang. Aujourd’hui la Révolution annonciatrice de « l’Homme nouveau » s’éloigne, la démocratie demeure. L’inversion de la hiérarchie du programme rabat le moment stratégique sur le moment tactique : la vraie révolution c’est la démocratie. Le moyen terme a phagocyté le long terme et le principe de réalité de la démocratie hic et nunc a eu raison du principe de « plaisir » de la révolution prolétarienne.  Mais tout compte fait, cette régression proto-révolutionnaire est vécue comme une avancée intellectuelle et politique.
Cette conversion ne s’est pas faite selon des règles cohérentes. Par groupe ou individuellement, se sont forgés des devenirs divers. Les vies ultérieures, postgauchistes, ont été bricolées en une myriade de statuts, de vocations, de rôles… Le postgauchisme a accouché d’une nébuleuse difficile à cerner. On tentera ici l’artifice heuristique d’une typologie en forme d’hypothèses de travail. Trois figures nous semblent s’esquisser comme trois postérités politiques ou civiques de l’extrême gauche : le militant associatif, le politicien et l’intellectuel.
L’associatif 
Le militant associatif est l’enfant du désenchantement. Le terrain associatif offre l’opportunité de larguer les illusions sans désespérer de l’engagement. L’associatif figure une manière d’apostasie douce. Il ose sortir de l’épure de la révolution sans encourir l’opprobre du renoncement, de la trahison ou du mutisme coupable. Au fond, l’associatif ne cède pas la parole de guerre lasse, il choisit juste de muer ou de parler moins fort.
L’ancêtre de l’associatif était naguère « le démocrate », l’idiot utile du révolutionnaire. Au temps béni des rodomontades en milieu étudiant surtout, le démocratisme était perçu comme un purgatoire de la militance où évolue une humanité hésitante, toujours entre chien et loup, cultivant la religion tiède des libertés sans apocalypse ni eschatologie. Des militants à la petite semaine, sans programme et peu soucieux du grand lendemain. Cette catégorie courtisée et méprisée à la fois est aujourd’hui à l’honneur, comme le nec plus ultra de l’action civile, dans la société du même nom.
Une histoire des retournements et des conversions, parfois à fronts renversés, d’une condition à l’autre, reste à faire. On peut néanmoins risquer quelques hypothèses.
Lors des premières décades de l’Indépendance, le « revival » de la gauche, moribonde à l’orée du triomphe bourguibien, passait par la dissidence radicale. Et la nouvelle gauche va rencontrer ses emblèmes et ses références dans un contexte tumultueux aux couleurs palestinienne, chinoise, indochinoise, en un mot tiers-mondiste.
Le vingtième siècle finissant a sonné le glas du « socialisme réel », des « révolutions culturelles » et des religions séculières qui leur servaient de litière… Dans ce contexte géopolitique, la Tunisie va vivre une fin de règne calamiteuse, pour tout le microcosme politique, puisqu’elle va enfanter un autoritarisme ubuesque, d’une grande brutalité et profondément corrompu. Une dictature sournoise qui s’est employée à désespérer les dernières velléités de la révolution violente, illustrant a contrario les avantages de l’État social des premières décennies de l’Indépendance. Elle a favorisé par contrecoup l’épanouissement d’une sorte d’« idéologie civile » rêvant d’un welfare state à la tunisienne mâtiné de défense des droits de l’Homme et célébrant la démocratie comme l’ultime horizon de la lutte politique.
Les années Ben Ali ont bouleversé la donne sociale, une nouvelle sociologie s’est même empressée d’en déduire des règles et un habitus politique dont la cohérence théorique n’épouse pas toujours la complexité d’une société soumise au jeu contradictoire des atavismes et des tropismes. Ainsi la théorie de la gravitation autour des classes moyennes ou celle de la servitude volontaire de ces mêmes classes, malgré leur efficace heuristique un moment, ont démontré leurs limites.
Dans une fulgurante accélération de l’histoire, la bonne vieille lutte des classes va reprendre ses droits et la petite Tunisie accouchera d’une révolution dont l’onde de choc s’étendra à tout le monde arabe. Avant les dérives, les reflux, les déflagrations et parfois le chaos que l’on sait. Mais le fin mot de cette « histoire » n’est pas encore dit.
Soit donc une nouvelle scène politique tunisienne où règne la confusion des langues dont on distinguera outre les relents identitaires aux stridences récurrentes, un sabir créolisé articulant le discours des droits de l’Homme, la magnificence de la société civile et érigeant la Transition en sésame de la démocratie annoncée. Dans ce semblant de consensus, le nouveau héros est le démocrate rebaptisé houqouqui (associatif, militant des droits…).
Cette figure enveloppe en réalité des vocations diverses plus au moins contrariées, des transfuges de tous les horizons : le « gauchiste » masqué, à demi repenti, acteur résiduel dont l’entêtement à exister demeure énigmatique par certains côtés ; l’islamiste « de gauche », en rupture d’islamisme mais aux mœurs (politiques et morales) incompatibles avec la gauche profonde ; les vieux bourguibistes exaspérés par  les « nouveaux riches » de la classe politique promus sous Ben Ali grâce aux allégeances en tout genre ; les « modérés » de toujours flanqués de nouveaux ralliés au modérantisme, centristes par prudence, en ces temps d’étiage idéologique, et démocrates par déontologie…
Au milieu de ce bal masqué trône l’associatif assumé, sans faux nez ni postiche, en maître de cérémonie. Souvent militant(e) d’Amnesty, de la Ligue ou de l’ATFD[4] – les « trois vieilles » de la « société civile »[5] tunisienne – ou d’autres organisations moins connues. Les « anciens » de Perspectives, sont souvent du lot. La plupart ayant opté pour cet engagement jugé optimal au regard des « errements » d’hier : comme un retrait salutaire, comme une retraite politique active.
Le politicien
Le politicien est un mutant. Happé par la grande aventure de l’extrême gauche, ses grandes idées, ses mots d’ordre définitifs et son programme en forme de table rase du « monde d’hier », il atterrit sur la terre ferme et prosaïque de la realpolitik. De la trouble dévotion idéologique à la passion de la politique. Mais d’une politique chimiquement pure. La passion politicienne est toujours tautologique, elle n’a pas de finalité hors d’elle-même.
Le postgauchiste devenu politicien a les yeux de Chimène pour le centre. Un peu à gauche, souvent, un peu à droite parfois, mais le curseur ne s’emballe guère loin du centre. Parce que, voyez-vous, le monde est compliqué et l’entreprise mène le monde, parce qu’il faut bien laisser nos chimères de côté et retrousser les manches. L’essentiel, c’est le pluralisme et puis, le bon peuple a besoin de guide, rhéteur et pédagogue. Un leader tranquille qui sache résister aux abus de la dictature sans trop se laisser aller au romantisme.
Le politicien postgauchiste n’est pas à proprement parler un apostat, ni même un converti, c’est un être hybride, toujours le même et pourtant si différent. L’ubiquité est chez lui une présence au monde : toujours là et pourtant ailleurs.
La Tunisie de la post Révolution en a vu fleurir des politiciens. Mais l’espèce dont il est question ici, celle de souche gauchiste, fournit les figures les plus crédibles et sans doute aussi les plus pittoresques. Du talent à revendre, un patrimoine symbolique appréciable avec ce qu’il faut d’années de prison, d’exil et de résistance. A telle enseigne que l’on a un moment cru le pays mûr pour céder au charisme naissant de tel politicien blanchi sous le harnais de toutes les gauches avant de s’assagir et de camper au beau milieu de la scène publique. De ses pérégrinations, il a gardé un courage moral à toute épreuve, de son exil une vision qui se veut géopolitique et de ses échecs une sagesse de poche. Mais l’histoire n’est pas seulement rusée, elle est retorse et impitoyable. Mais laissons ça maintenant.
Ce qui nous importe ici, c’est le statut particulier accordé par le politicien à son gauchisme de jeunesse. Ce temps-là n’est pas déconsidéré comme un moment de défoulement ou de délire, pas même comme celui de l’apprentissage maladroit, mais comme celui de l’accumulation primitive du capital symbolique. Le temps glorieux et lointain de la virginité. Un souvenir mobilisable par gros temps, lorsque la concurrence se fait rude, l’argument d’autorité tombe comme un couperet : j’en étais et j’en suis revenu. Le politicien tire un double avantage de ses souvenirs : celui d’avoir payé de sa personne et celui d’avoir évolué et mûri.
Le politicien s’est certes débarrassé des grands principes encombrants comme un boulet, il est libre de ses mouvements. Il est moins raide et peut tourner la tête et louvoyer à sa guise. S’il est rare qu’il ait l’échine souple (la veulerie, se vend mieux ailleurs, le postgauchiste a sa dignité et peut même avoir des bravades), il a les idées en accordéon et l’idéologie en horreur. En un mot, le politicien est un joueur. Et comme tel, il aime le risque et vit dangereusement. Ses alliances sont brusques et alternent au gré des saisons. Parfois à contretemps. Car ce joueur compulsif ne gagne pas à tous les coups. Il lui arrive même de perdre jusqu’à sa chemise.
Le politicien est un teigneux et peut rendre coup pour coup, de préférence aux amis d’hier. D’ailleurs l’amitié, la camaraderie passent par pertes et profits dans l’éthos politicien. Machiavel a mauvaise réputation et on compare souvent notre politique au philosophe de Florence. Pourtant, il n’est ni fourbe, ni vraiment méchant. Il garde en lui un vieux fond gauchiste, comme le remord d’un péché originel, inexpiable. C’est peut-être là que gît la faiblesse du politicien. Il hésite à l’heure ultime à basculer de l’autre côté, à franchir le pas. Sa posture préférée, c’est « le pas suspendu de la Cigogne » au-dessus de la ligne de démarcation entre le pouvoir et l’opposition.
Aux dernières nouvelles, sur la ligne d’arrivée, les politiciens post-gauchistes ont été distancés par une autre espèce, plus légère côté mémoire et moins regardante sur la dialectique des fins et des moyens.
L’intellectuel
L’intellectuel, une figure neuve en Tunisie ? Voire. Il est vrai que la bousculade sur les lucarnes, la prise d’assauts des salles de conférences par des colloqueurs tous terrains ont fini par imposer une figure nouvelle dans l’espace public qu’on appellera provisoirement l’intellectuel… sans prédicat. Cet acteur est difficile à cerner tant il vibre et vibrionne. Expert, pédagogue ou imprécateur, il est partout flatté sans coup férir : compétent par défaut et faussement neutre par vocation, il est l’enfant gâté des médias postrévolutionnaires. Pourtant l’espèce existait avant, ou plutôt s’échinait à exister loin des médias. Il m’est arrivé d’évoquer ailleurs la scène originaire de la déconnexion entre le politique et le savant en Tunisie : celle de la saga brève et désespérée de Tahar Haddad, snobé par Bourguiba, de la descente aux enfers de Tahar Ben Achour carrément lynché, lui, par le Combattant suprême, en ces fatidiques années trente du XXe siècle où s’est esquissée une modernisation paradoxale de nos « élites » politiques. Une modernisation à la hussarde, où le leadership politique va cannibaliser le magistère culturel des ulamâ et des réformistes, nos premiers intellectuels. Des successeurs improvisés vont néanmoins tenter de surnager en dépit de la force politique de  submersion… Niée, agonie ou domestiquée, la figure de l’intellectuel n’a jamais vraiment disparu de notre horizon. On peut aligner les frondeurs : Hichem Djaït (et son fameux « Les arrivistes sont arrivés ») ; Abdelmajid Charfi, honoré par la télé marocaine et boycotté par les médias de Ben Ali ; Moncef Marzouki – si si ! –[6] promu lui par les ondes qataris ; Mohamed Talbi, sublime et pathétique bien avant ses récentes mésaventures[7]
Dans cette cohorte de têtes brûlées, esseulés et tenaces, une place à part est dévolue aux enfants de Perspectives. L’un des textes les plus célèbres de Noureddine Ben Khedher s’intitulait « L’autocensure, mal des intellectuels tunisiens ». Il y écrit, dans une veine toute sartrienne : « On persuade l’élite de sa spécificité, on l’isole de son milieu réel, on la décrète par exemple « classe discutante » et une fois conditionnée, on édicte en son nom des « programmes » qui, à bien y voir, sont de simples trompe-l’œil, pire, de véritables guet-apens. (…) Nous ne pensons pas qu’il y ait une autonomie quelconque due au statut d’intellectuel, le fait d’avoir été à l’école, de disposer de diplômes ne lui confère pas automatiquement plus de penchants à la révolte ou à la soumission que n’importe quel individu normal ».[8]
Cette relativisation du rôle prophétique des intellectuels est d’abord adressée aux camarades. Car, le mouvement Perspectives était à ses débuts un mouvement dont la vocation intellectuelle était clairement affichée. Le goût des idées l’emportait sur l’appétence pour le pouvoir. On connaît la suite : la radicalisation accélérée à la fin des années 1960, la répression et la fuite en avant sous le label T.T. (Travailleur tunisien). Après le trou noir de l’incarcération, des issues multiples se sont offertes aux militants : la sortie à droite pour des fondateurs notabilisés, la surenchère populiste pour les irréductibles, et bien sûr le recasement associatif pour le plus grand nombre.
Pour beaucoup d’anciens prisonniers, la liberté retrouvée venait après l’émancipation des anciens dogmes. Ils se sentaient à nouveau disponibles pour les idées, sans bréviaires ni « petits livres ». Cette disponibilité advient dans le contexte de « basses eaux mythologiques » des années 1980 (E. Morin). Le désenchantement et la dépolitisation allaient de pair pour des thésards enthousiastes « ex de Borj-Erroumi »[9] ou de la Prison civile de Tunis. Ces impénitents n’étaient pas légion. Pourtant la rupture était consommée avec les camarades embarqués vers de nouvelles aventures politiques avec la même foi, mais si peu d’idées en bandoulière, hors quelques principes plus ou moins honteux : la démocratie sociale au fronton des chapelles et un stalinisme résiduel sous le tapis de prière.
Le regard toujours rivé à bâbord, des militants en déshérence choisissent donc de s’engager dans une carrière de recherche et d’enseignement. Un changement de pied qui ne procède pas d’une nostalgie du premier Perspectives, parti à l’assaut du ciel… des idées, mais d’un retour naturel à une vocation intellectuelle laissée en jachère. Les fondateurs appartenaient pour la plupart à la nouvelle intelligentsia postcoloniale, des lauréats de la méritocratie bourguibienne. Les successeurs ne vont pas reprendre le témoin, mais tenter de le ramasser après un tour de retard.
Une décennie ou deux après les pionniers, quelques héritiers s’arrachant de la gangue gauchiste vont donc entrer à leur tour en intelligentsia, mais cette fois en rangs dispersés. Le temps n’est plus aux « intellectuels collectifs ». Le parcours solitaire (ici paradigmatique) d’un Chérif Ferjani par exemple est à cet égard, d’une certaine manière le deuil de l’intellectuel de parti. En même temps il figure une tentative  – où la joyeuse désinvolture le dispute à l’humilité – de donner un nouveau lustre à la figure à éclipses de l’intellectuel de gauche… Figure dont la filiation remonte sans doute à Tahar Haddad.
En effet, ce dernier est le premier nom propre d’une modernité tunisienne longtemps noyée dans les brumes et accablée de contresens et d’équivoques. Moderne Haddad, évidemment… Ultra moderne, Charfi, premier du nom… Moderne Djaït, même à son corps défendant… Et Messaadi, ce géant recalé de nos consciences pour bourguibisme prononcé, comme Bouhdiba[10] et bien d’autres fantômes qui rejoignent petit à petit la liste de nos idoles tutélaires. Tous modernes. Mais dans ce panthéon imaginaire, tous les chats sont gris. Qui osera faire le tri et dressera la généalogie de l’insoumission, du modernisme « absolu », au sens rimbaldien ? Mieux, qui osera renouveler l’espèce si rare depuis ce temps immémorial où la gauche avait des projets et entraînait dans son sillage quasiment tous les intellectuels et les hommes de culture du pays, hormis les zélateurs de Bourguiba ?
On peut évoquer la troupe clairsemée des audacieux. Ceux qui se sont coltiné le circuit fléché de l’académie (la fac – le mémoire – la thèse – l’habilitation…) sans dédaigner les tribunes associatives et politiques, ceux qui se sont aventurés dans le maquis des concepts sans avoir froid aux yeux. Qui ont accumulé les grades et les palmes sans jamais se départir de l’insolence, vertu démocratique entre toutes. Pour « entrer dans la carrière » sans rentrer dans le rang, il faut se lever tôt et tout revoir de fond en comble. Revoir, soupeser les vieilles croyances, solder les comptes sans brader le patrimoine…  Mais, cette espèce est encore trop rare pour fomenter une révolution culturelle et bousculer les idoles, les totems et les tabous de notre vieille tribu…

Ces figures du post-gauchisme traduisent la précarité du devenir, des devenirs de la gauche tunisienne. Elles  sont aussi et paradoxalement autant de symptômes de sa vitalité.
Les atavismes sociaux, le profond conservatisme du peuple profond empêcheront cette famille politique avant longtemps, bien longtemps, sans doute même à jamais, de cumuler les idées et les suffrages. C’est le destin tragique et passionnant de toutes les gauches dans cette partie du monde. Pourtant, de larges secteurs de notre jeunesse sont en attente d’une nouvelle offre de sens, et certains s’affairent fébrilement à explorer de nouveaux sentiers de réinvention de la politique, de nouveaux engagements qui réconcilient le souci d’égalité et l’impératif de démocratie.
Afin de retrouver la force d’attraction qu’elle exerçait hier dans l’enceinte universitaire et les milieux culturels et l’élargir, la gauche tunisienne a besoin d’un nouveau casting des acteurs, des lieux et des mots. Elle a besoin d’accorder la parole intellectuelle et le discours tribunitien, de construire les complémentarités entre la gauche civile et la gauche partidaire…
Au-delà de ce désir mélancolique – comme dit l’ami Fathi –  la reviviscence de la gauche est un enjeu qui engage le destin même de notre fameuse transition, accablée de maladies infantiles dont le populisme n’est pas le moindre, mais aussi de quelques marques de sénilité précoce comme la berlusconisation galopante et les rapports incestueux qu’elle installe entre les milieux d’affaires et les rouages essentiels de l’Etat… Car le danger mortel n’est pas tant l’islamisation de l’espace public : la preuve a été faite que la société tunisienne a la capacité de se défendre à ce niveau. Le péril immédiat qui menace notre jeune et poussive démocratie dans son être même est le délitement de l’Etat au profit des forces de l’argent.
Seule la gauche, diverse et polymorphe, disséminée dans les partis, la société civile, les milieux syndicaux et le monde de la culture, a vocation à « défendre la société » et donc la démocratie.  Notre gauche a souvent lâché la proie pour l’ombre, l’idée pour l’idéologie, la politique pour les effets de manche… Une gauche nouvelle est encore dans les limbes. Saura-t-elle inverser cette spirale de la régression pour entrer enfin en politique…  Faisons un rêve.

Notes

[1] Prénoms de quelques figures du groupe qui fait l’objet de ces notations. Chérif Ferjani en parle avec beaucoup de chaleur dans son ouvrage Prison et liberté. Parcours d’un opposant de gauche dans la Tunisie indépendante, éd. Mots passants, Tunis 2014 et 2015. Pour en savoir plus sur cette période et ces acteurs, on peut également consulter : Mon combat pour les Lumières de Mohamed Charfi, Zellige, 2009 ; Qu’as-tu fait de ta jeunesse de Gilbert Naccache, Le Cerf- Mots passants, Tunis, 2009 ; El habs khadhdhab… de Fathi Ben Haj Yahia, Mots passants, Tunis, 2009 (traduit en français par Hajer Bouden sous le titre La gamelle et le Couffin, Mots passants, Tunis, 2010) ; Dhakiratoun ta’bâ al-Mousadara (Une mémoire rétive à toute confiscation) de Ammar Arbi Zemzemi, Tunis 2013. J’ai cru inutile d’ergoter sur la notion de génération. L’usage qui en est fait ici est très général et ne préjuge d’aucun parti pris sociologique ou historique : un groupe d’hommes et de femmes ayant partagé une expérience, des « croyances » communes à une période précise (les années 1970 en l’occurrenc, à partir de quoi ils ont bricolé une mémoire performative si j’ose dire, qui sous-tend d’une manière ou d’une autre leurs engagements ultérieurs.
[2] Le Groupe d’étude et d’action socialiste en Tunisie (G.E.A.S.T) est créé en 1963 à Paris. Il a publié une revue, Perspectives tunisiennespour une Tunisie meilleure, qui finira par donner son nom au groupe. En 1967, le mouvement, à l’origine composé de militants d’horizons intellectuels et idéologiques divers, va se radicaliser et opter pour le marxisme-léninisme. A partir de 1968 surtout, le GEAST va être la cible de campagnes répressives successives et nombre de ses dirigeants passeront une dizaine d’années dans les geôles de Bourguiba.
[3] Je reprends ici en substance des mots que j’ai écrit dans un texte d’hommage à l’ami Habib Ben Salah, ancien dirigeant du mouvement étudiant, militant T.T, et ancien prisonnier politique, disparu en février 2014.
[4] La Ligue tunisienne de défense des droits de l’Homme ; ATFD c’est l’acronyme de l’Association tunisienne des femmes démocrates.
[5] L’usage tunisien a resserré le sens de ce syntagme. Par société civile, on entendait le mouvement associatif formé de quelques organisations irréductibles qui ont résisté aux coups de boutoir de Ben Ali. Après la révolution, le champ associatif s’est élargi et regroupé outre les milliers de jeunes associations, des experts qui hantent les plateaux de télévision… En attendant un ménage lexical (qui viendra ou ne viendra pas), l’usage fait ici de la notion de société civile est le même que celui de la langue de bois postrévolutionnaire. Le parti pris ici étant de restituer la parole des acteurs et non de se poser en gendarme des concepts et de convoquer Hegel ou Habermas au risque d’embrouiller les choses.
[6] Il s’agit bien de l’inénarrable président de la République tunisienne du temps de la Troïka (2011 – 2014), candidat malheureux aux élections présidentielles de 2014. Il rédigeait des chroniques décapantes notamment dans le fameux hebdomadaire Erraï (l’Opinion). Il est également l’auteur de plus d’une vingtaine d’ouvrages, en arabe comme en Français, dont des essais politiques de bonne facture. Il a même été président de la LTDH avant « d’entrer en politique » et d’opter pour un populisme de plus en plus virulent.
[7] A quatre-vingt-dix ans bien tassés, Mohamed Talbi éminent historien et islamologue (parfois approximatif ces derniers temps il faut le dire), accepte parfois des invitations à la télévision dans des émissions où le souci du happening prime le débat et où il se laisse inutilement malmener.
[8] Éditorial de la revue  Perspectives tunisiennes n°10, novembre 1966.
[9] Vieux bagne où ont séjourné les générations successives d’opposants, et parmi eux des dizaines de militants de Perspectives-T.T. durant les années 1970.
[10] Tahar Haddad, disparu très jeune au début des années 1930, auteur de deux ouvrages qui ont durablement marqué indistinctement les jeunes néo-destouriens, les communistes, les féministes… : Les travailleurs tunisiens et Notre femmes dans la loi et dans la société ; Mohamed Charfi, disparu en 2009, un des fondateurs du mouvement Perspectives, juriste de grand renom,  président de la Ligue des droits de l’Homme, puis ministre de l’Éducation nationale de Ben Ali avant de rejoindre à nouveau l’opposition en 1994 ; Hichem Djaït, historien de l’islam médiéval (La Grande DiscordeLa vie de Muhammad…) et auteur d’essais politiques à l’occasion, comme La personnalité et le devenir arabo-musulman ; Mahmoud Messaadi, le Malraux de Bourguiba, outre son œuvre éducative de démocratisation de l’enseignement engagée en 1958, il passe pour être l’un des plus grands écrivains de Tunisie et du monde arabe (As-Sudd, Le Barrage…) ; Abdelwahab Bouhdiba, sociologue, auteur, entre autres, de La sexualité en islam…

 

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