La migration des harragas tunisiens au prisme de la révolution Caterina Giusa, Université Paris XIII

 

Résumé

Le point de départ de ma réflexion est l’arrivée d’entre 25.000 et 35.000 tunisiens sur l’ile italienne de Lampedusa en 2011. Quand on évoque ce phénomène, on fait souvent référence à la situation chaotique de la Tunisie juste après la chute de Ben Ali et au manque de surveillance aux frontières maritimes en tant que causes de ces départs. L’étude des histoires et trajectoires migratoires de ces jeunes nous permet de complexifier cette vision. A Lampedusa en 2011 on pouvait entendre des slogans type « Ben Ali est parti, et nous aussi », « On a fait la révolution pour être libres, et être libres signifie aussi être libres de partir ». Pour certains de ces harragas, partir, brûler les frontières, représentait une forme de prolongement des revendications affirmées pendant la révolution. La migration irrégulière de la Tunisie vers l’Europe n’est pas un phénomène nouveau, mais la concomitance entre les évènements révolutionnaires et les départs permet de considérer cette migration comme une modalité d’expression et de lutte des jeunes tunisiens. De plus, ces migrations ont représenté un enjeu politique dans les pays de destination, et notamment dans les cas des mobilisations des et autour des « tunisiens de Lampedusa », il y a eu en France des phénomènes de récupération et différentes formes de politisation et dépolitisation de ces migrants. Pour cette communication je m’appuierai sur une enquête réalisée entre 2012 et aujourd’hui en Tunisie, à Lampedusa, à Marseille et à Paris sur les trajectoires migratoires des harragas tunisiens partis en 2011.

 

Dans le prolongement des réflexions développées lors de la deuxième édition du séminaire « Sciences Sociales en Révolution : nouveaux outils, nouvelles perspectives », je reviens dans cet article sur la façon dont les évènements de 2011 en Tunisie ont révolutionné mon parcours de recherche avec ses tâtonnements, ses virages et ses changements d’approches.

Le point de départ de ma réflexion en effet, a été l’arrivée d’entre 25.000 et 35.000 Tunisiens sur l’ile italienne de Lampedusa en 2011. Le phénomène des harragas[1] n’est pas un phénomène nouveau ; la migration irrégulière de la Tunisie vers l’Europe est une conséquence de la fermeture progressive des frontières européennes au cours des années ’80. La nouveauté de 2011 a été l’ampleur inédite du phénomène, rendu possible par le manque de surveillance aux frontières maritimes de la Tunisie juste après la chute de Ben Ali[2]. Jusqu’alors, le régime de Ben Ali avait été un des acteurs principaux, au même titre que la Libye de Kadhafi, du processus d’externalisation des contrôles migratoires[3] : ce processus, mis en œuvre à travers la signature d’accords bilatéraux entre des états membres de l’Union Européenne et ces régimes, avait permis de déléguer à ces derniers la surveillance des frontières pour mieux lutter contre le phénomène de la migration irrégulière.

Cet évènement, les arrivées des migrants tunisiens à Lampedusa, m’a amenée à définir les contours de mon sujet de recherche, le lien entre migration et révolution dans le contexte tunisien. Au niveau académique, la Tunisie représentait et représente encore un laboratoire exceptionnel, qui ouvre plein de possibilités de réflexion. L’expérience tunisienne est très stimulante pour toute une nouvelle génération de chercheurs intéressés notamment par les nouvelles formes du politique et les mobilisations collectives.

Ce contexte particulier nous permet de tester des hypothèses, de regarder les mutations en cours et les reconfigurations qui s’opèrent sous les yeux des chercheurs, mais il peut aussi faire en sorte qu’on soit trop pris par l’actualité en évolution permanente, par un temps de l’actualité qui n’est pas le temps du chercheur. Le risque est en effet que cet environnement très stimulant peut amener quelqu’un qui, comme moi, découvrait le contexte tunisien, à prêter beaucoup d’attention aux éléments de rupture engendrés par les évènements révolutionnaires, et à ne pas voir d’autres aspects, plus pérennes, qui sont tout aussi importants pour une analyse profonde des changements en cours en Tunisie aujourd’hui.

En ce qui concerne ma recherche, les étapes de la construction de mon objet ont en effet été fortement influencées par ma perception des événements révolutionnaires en Tunisie. Au tout début de ma recherche, je tendais ainsi à privilégier les ruptures, je voyais la révolution comme un point tournant dans l’analyse de la question migratoire en Tunisie. Adopter une démarche ethnographique dans l’étude des trajectoires et des expériences migratoires, mais aussi, plus en général, des récits des différents acteurs impliqués dans l’enjeu migratoire en Tunisie, m’a aidé à prendre des distances par rapport à l’actualité, à me concentrer davantage sur les continuités et à échapper, du moins en partie, à l’illusion de la tabula rasa révolutionnaire.

Les a priori avec lesquels j’ai entamé mes premières recherches concernaient une vision passablement idéalisée des départs des harragas post révolution : est-ce que cela ne représentait pas un prolongement de la liberté recherchée et atteinte en Tunisie ? L’idée sous-jacente derrière cette recherche était en effet de déconstruire la double rhétorique européenne : d’une part l’exaltation des révolutions contre les régimes autoritaires, et, d’autre part, la rhétorique de l’invasion. Le discours politique en Europe autour des arrivées de 2011 tournait autour d’expressions telles que « flux incontrôlables et de terroristes », « menace d’invasion », « exode biblique » et « tsunami humain » aux frontières de l’Europe.[4]

Il apparaissait de la sorte un décalage entre l’image du révolutionnaire et l’image du migrant « clandestin », alors que l’on sait que les raisons qui poussent les migrants à partir – la précarité des jeunes adultes souvent diplômés mais sans emploi-  sont souvent les mêmes qui ont déclenché le mouvement révolutionnaire[5]. Mon projet initial était donc d’essayer de réconcilier les deux images du révolutionnaire et de l’envahisseur.

Mes premiers terrains ont en partie confirmé mon hypothèse : à Lampedusa certains habitants engagés aux côtés des migrants me répétaient des slogans qu’ils avaient entendus en 2011 : « Ben Ali est parti, et nous aussi » ; « On a fait la révolution pour être libres, et être libres signifie aussi être libres de partir ». Cela soutenait donc l’hypothèse selon laquelle pour certains harragas, le départ, « brûler les frontières » après la révolution, représentait aussi une forme de prolongement des revendications de liberté affirmées pendant la révolution.

Ce qui m’intéressait était alors d’analyser le degré de participation aux évènements révolutionnaires des harragas, leur politisation, et donc le lien entre leur choix de départ et la révolution, mais je me suis vite rendu compte, pendant les entretiens et les discussions informelles, que cela n’était pas ce qui résonnait pour eux, et que ce lien ne ressortait pas forcement dans leurs récits.

Les réponses à la question : « Qu’est-ce que harga signifie pour toi ? » étaient très diverses et rendaient compte de la complexité de ce phénomène. « C’est l’aventure, la mort, la fuite, la conséquence du chômage, des difficultés, la possibilité d’une vie meilleure, l’argent (pour le passeur) ». Les éléments mis en avant étaient donc multiples, mais dans la plupart des cas ils n’étaient pas liés aux évènements révolutionnaires.

Les harragas que j’ai rencontré exprimaient souvent une forme de désenchantement, ou un désintérêt, pour la révolution. La plupart des récits que j’ai recueilli mettent plutôt en avant un sentiment d’insécurité lié à la période révolutionnaire, que la description d’une participation active aux soulèvements.  A ce propos, il est important de rappeler que pour ces harragas il y avait eu, dans les mois suivant leur arrivée, une injonction permanente à produire des récits sur soi, à s’expliquer, de la part de différents acteurs, journalistes, chercheurs, institutions, organisations internationales, mais aussi personnes rencontrées dans les différentes étapes de leur voyage : « Pourquoi êtes-vous parti alors qu’il y a la révolution dans votre pays ? ». Et les réponses étaient souvent construites, tournant autour du refus de la révolution mais aussi, dans un mouvement qui pourrait paraitre contradictoire, de la fierté de se faire en quelque sorte porte-paroles à l’extérieur de la révolution.

C’est à ce moment-là que l’approche par les continuités et les ruptures a commencé à devenir pertinente pour mon analyse.

En effet, des entretiens ressortent plusieurs éléments de continuité, notamment biographiques. Le désir de partir était souvent présent depuis longtemps et les évènements de 2011 ouvraient en réalité un espace de réalisation de ce projet. J’ai donc mis la focale sur la manière dont les harragas s’emparaient de la révolution pour réinventer en permanence les raisons de leur propre migration, ainsi que pour redonner sens à leur projet migratoire. J’ai commencé à scruter non pas le degré d’engagement politique de ces jeunes mais leur propre vécu de la révolution, présente dans leur discours comme un marqueur temporel, mais aussi quand ils font référence à la vie de leur famille restée au pays, ou à l’impossibilité pour eux de retourner dans un pays qui ne leur offre pas des perspectives. Je me suis intéressée dès lors à l’impact de la révolution sur les récits et pratiques de ces acteurs.

Dans ce sens, la révolution tunisienne a bouleversé les paradigmes de ma recherche sur le lien entre migrations et mobilisations, en me montrant que le départ de ces jeunes pouvait être vu comme une autre manière d’être « politique », à travers leurs propres revendications individuelles. De plus cette migration, cette traversée des frontières prise dans sa dimension collective, a acquis une portée politique en montrant une résistance au système européen des frontières, ainsi qu’une revendication par la jeunesse tunisienne d’un droit à la mobilité[6].

[1] Dans le dialecte maghrébin les migrants qui traversent la Méditerranée sont appelés harraga : ce terme fait partie du champ sémantique du verbe brûler. Ce terme réfère dans le contexte migratoire à la pratique des harragas de brûler leur documents d’identité pour éviter d’être rapatriés ; il réfère aussi, plus généralement, à la pratique de brûler les frontières en tant qu’infraction à une limite imposée, et donc à une forme de revendication.
 
[2] Boubakri H. (2013), Migrations Internationales et Révolution en Tunisie, série : “MPC RR 2013/01, Robert Schuman Centre for Advanced Studies, San Domenico di Fiesole (FI): Institut universitaire européen ;
Breda G. et Jerace Bio G, La migrazione illegale : il caso della Tunisia post rivoluzione, Mémoire de Master, Master MIM Università Ca’Foscari, 2010-2011
[3] MIGREUROP, Aux bords de l’Europe : l’externalisation des contrôles migratoires, Rapport 2010- 2011
[4] Le Ministre italien Roberto Maroni parle d’une véritable « catastrophe »: Immigrazione: Maroni, è una catastrofe, Ansa, 24 février 2011. Le Ministre des Affaires Etrangères Franco Frattini parle de 200 000 ou 300 000 arrivées et d’un « future inimaginable », d’un « exode biblique »: A Lampedusa esodo biblico di clandestini. Frattini vola a Tunisi per discutere dell’emergenza, Il Sole 24 Ore, 14 février 2011. Le Président Berlusconi, pour sa part, parle de « tsunami humain »: Berlusconi: 100 rimpatri al giornoAppello a Tunisi: « È uno tsunami umano », Corriere della Sera, 1 aprile 2011
[5] Fargues P. (2012), Demography, Migration and Revolt in the South of the Mediterranean, in Arab Society in Revolt, Brookings, Washington
[6] En 2011 à Paris les occupants du bâtiment rue Simon Bolivar s’étaient appelé « Collectif des tunisiens de Lampedusa à Paris » : une remise en question des espaces des États-nations et du système des frontières. À ce sujet voir : SOSSI (Federica) (a cura di), Spazi in migrazione. Cartoline di una rivoluzione, Verona, Ombre Corte, 2012 ; Rivolte Migranti, Outis – Rivista di filosofia (post)europea , Milano – Udine, Mimesis Edizioni, 1/2011
 
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