La rampe s’est déplacée – Tahar Chikhaoui

Il y a dans la révolution, dans toute révolution, un excès de sens, un débordement sémantique dont les historiens reconnaissent la difficulté dès lors qu’il s’agit de construire une explication. On pourrait penser que le cinéma, employant un matériau signifiant moins abstrait et moins linéaire que la langue, aiderait à mieux en rendre compte. Un examen de l’histoire du cinéma ne permet pas de l’affirmer. Sans doute parce que tout en étant « sauvage », le jaillissement du sens qui caractérise l’image en mouvement n’a rien à voir, dans sa nature, avec l’explosion révolutionnaire.

Le cinéma semble mieux s’accommoder de ce qui est statique pour en dégager la dynamique intérieure, cachée. Quant à l’image vidéographique, c’et tout autre chose. Nous y reviendrons.

C’est pour cela que le cinéma parle mieux de la révolution avant et après son avènement. Peut-être s’agit-il tout simplement de la distance nécessaire au geste cinématographique, matérielle (place de la caméra) et mentale (en amont le scénario, en aval le montage), distance dont l’abolition fonde toute révolution. Encore que le temps change peu à l’affaire,Octobre n’est pas le meilleur film de Eisenstein, ni Danton celui de Wajda, ni La Nuit de Varennes celui de Scola (remarquons au passage, pour revenir à la distance, que le premier est polonais et le second italien) et pour anticiper sur mon propos, le meilleur film sur les événements de la place Ettahrir est le fait d’un italien (un autre) stefano savonna,Tahrir libération square.

Il semble même que les meilleures images aient été obtenues plutôt avant et après que pendant. Et on pourrait ajouter que le cinéma, paradoxalement, expliquerait mieux la révolution avant son avènement.  Il s’exprimerait mieux après. On choisirait La Chinoise plutôt que Ciné-tracts pour comprendre le vent qui va souffler un an plus tard sur la France, et les exemples sont nombreux. En revanche, l’explosion expressive du cinéma soviétique des années 20 a mieux servi l’histoire du cinéma qu’il n’a aidé à comprendre la révolution d’octobre. Que la plus emblématique de toutes les révolutions se soit précisément coltinée avec la question du montage, cela a à voir avec le constructivisme ambiant mais dit sans doute autre chose quant au foisonnement de l’événement révolutionnaire et à la force élaboratrice du cinéma. La révolution est toujours à l’horizon du cinéma mais, une fois survenue, celle-ci servirait au mieux de réservoir documentaire pour le renouvellement du septième art. En tout cas, pendant le mouvement révolutionnaire, le cinéma (n’est-ce pas vrai de tous les arts ?) s’efface peut-être parce que dans son geste premier, ce que Deleuze appelle le devenir révolutionnaire, la révolution est une forme suprême d’expression esthétique. C’est dire que le rapport de la révolution avec le cinéma est un rapport de deux temporalités différentes.

A l’heure du digital

Mais on est aujourd’hui à une autre étape de cette double histoire.  Pour aller vite, on dira que les révolutions violentes pré dictatoriales ont eu lieu à l’ère de l’argentique alors que les révolutions démocratiques sont contemporaines du digital ; les révolutions arabes offrent l’exemple le plus intéressant de la rencontre d’un désir de démocratie avec l’expansion d’un nouveau mode de production et de diffusion de l’image. Il y aurait à interroger l’état actuel de l’évolution matérielle et technologique de l’outil cinématographique par rapport justement à cette question de distance dont on parlait.

Le Moineau de Chahine (1972) est plus une lecture-bilan, à travers la défaite de 67, de « la révolution » de 52 dont il est plus proche qu’une préfiguration de celle de 2010 ; le film finit sur le déferlement du peuple dans la rue, clamant des slogans nationalistes, mais dans ses motivations et dans sa forme la manifestation spontanée et guidée par une femme est plus proche d’une action

démocratique. Le refus de la démission de Nasser est une manière de lui rappeler ses engagements vis-à-vis du peuple. Il est aussi et surtout la contestation de l’emprise exercée sur l’Etat d’une mafia militaro-bureaucratique présentée comme étant à l’origine de la défaite. Et il n’est pas insensé de faire remarquer que le dernier film de Chahine,  Le Chaos  commence précisément par quoi finit Le Moineau. Au-delà de la dénonciation de la corruption du régime policier, argument central du film, les images d’ouverture, isolées de l’ensemble, préfigurent étonnamment celles, abondantes, qu’on verra circuler dans les réseaux sociaux sur le mouvement du 25 janvier. L’explosion de la colère populaire, le caractère pacifique et civil des manifestations, et en face la violence et la brutalité de la répression policière, tout annonce ce qui va advenir trois ans plus tard. Plus frappant encore est le cas de Microphone, le film de Ahmad Abdalla sorti la veille de la révolution. Si Le Chaos est amarré à la fiction classique du mélodrame social, Microphone est à la fois plus libre et plus contemporain par son contenu, sa forme et son mode de fabrication. Tourné sans budget, totalement en dehors du système, avec la plus légère des caméras digitales, il raconte l’histoire vraie d’un groupe de jeunes chanteurs alternatifs, des graffeurs de murs, des skate-boarders anderground et leurs déboires avec les autorités. Chacun des personnages importants s’est chargé d’écrire sa propre histoire . Le film sort le 24 au soir, mais Ahmad Abdallah est déjà sous une tente place Tahrir avec ses copains accrochés à leurs ordinateurs : ils collectent les petits films pris par les manifestant sur la répression policière et les diffusent sur les réseaux sociaux. La concomitance de la sortie du film au déclenchement de la révolution, celle de sa projection à l’engagement du cinéaste ne relève ni de l’anecdote ni de la coïncidence fortuite. La diffusion des images de la répression sur la toile relève quasiment du même ordre que la distribution de son film, autre œuvre collective. Même si – Ahmad Abdalla ne rate aucune occasion de le préciser- il faut distinguer l’action du citoyen du geste créateur de l’artiste.

En-dehors du système 

Et que le cinéma tunisien n’ait pas eu cette capacité « prémonitoire », cela s’explique par la place qu’il occupe dans la société. Si nous considérons que le cinéma est à la fois art et culture je dirai que le cinéma tunisien aurait des prétentions artistiques  bien plus grandes que son importance culturelle. Un grand désir de films dans un contexte cinématographique culturellement faible. La projection (le désir artistique) l’emporterait sur la représentation (la capacité d’expression culturelle). Cette disproportion expliquerait les malentendus qui l’entourent et les controverses violentes dont il a été l’objet après la révolution. On s’étonne encore de l’ampleur du contresens et de la violence de la réaction qu’ont provoquées des films comme Inchallah la laïcité de Nadia Fani ou Persepolis de Marjane Satrapi et Vincent Paronnaud. De là aussi vient qu’on trouvera moins de films, et moins importants, qui auraient préfiguré, sur le mode de la représentation, la révolution ; certes, on détectera dans l’œuvre de Nouri Bouzid les éléments de « projection » quant au destin d’une génération déployé à travers la trajectoire désespérée et souvent suicidaire de ses personnages et ce depuis L’Homme de cendres ; il en est de même mais de façon plus parabolique des films de Jilani Saadi ou de Raja Amari ; mais il faut chercher dans les films des cinéastes amateurs, objets parfois maladroits mais aux prises avec la société, les signes les plus directement annonciateurs  des événements de décembre 2010 et janvier 2011 ; films soustraits totalement à la pression institutionnelle et réalisés en dehors des circuits officiels et des festivals internationaux, diffusés principalement dans le cadre du festival international du film amateur de Kélibia, et le cercle confidentiel des clubs de la fédération Tunisienne du cinéma amateur. On ne rappellera pas assez la force annonciatrice d’un court-métrage comme Sans plomb(2006) du jeune Sami Tlili où un chômeur menace de s’immoler pour protester contre le refus d’embauche. Entre les deux bouts, méritent une attention particulière les courts métrages produits par les ressortissants des écoles de cinéma également peu visibles en dehors des quelques journées organisées à cet effet par les associations indépendantes.

Quand voir c’est agir

Autre différence liée à ce phénomène : juste après la révolution, l’Egypte offre une fiction à dix voix alors que la Tunisie présente un documentaire. Tous les deux sont montrés à Cannes. Œuvre collective d’un côté, documentaire individuel de l’autre. Enracinement culturel d’un côté, ambition auteuriste  de l’autre. D’autres films suivront qui confirmeront ou infirmeront ce propos, mais dans cette différence, on peut mesurer ce qui sépare la représentation de la projection. 18 jours est réalisé par des cinéastes d’âges et d’horizons politiques différents. On n’a pas manqué de le signaler à la charge de certains d’entre eux accusés de compromission avec le régime de Moubarak. Le film vaut plus par le sens du geste collectif d’une corporation qui a vite fait de suivre l’événement que par une singularité artistique très inégalement répartie sur les différents sketches. Du côté tunisien, un cinéaste a, à lui tout seul, pris le risque de « construire » un film qu’il ne voulait pas seulement illustratif.

Voilà pour ce qui est de l’avant et de l’après. Mais ce qui est nouveau c’est justement ce qui s’est passé pendant. Plus qu’un appareil d’enregistrement, la caméra est devenue littéralement une arme, justement parce qu’elle est portable. Pour avoir surpris tout le monde, la révolution ne s’est pas faite à l’abri des regards ; plus que sous les regards, elle s’est faite par le regard porté par une multitude de jeunes inconnus qui, munis de leurs téléphones portables, filmaient tous azimut ce qu’ils faisaient. La nouveauté est cette là. Quand dire c’est faire, disait-on naguère, quand voir c’est agir devrait-on ajouter aujourd’hui. Les révolutions arabes sont la première grande manifestation d’une pragmatique du regard. Cette abolition de la distance n’est pas synonyme d’art mais elle a été possible.

Entendons-nous bien, il ne s’agit pas de films de cinéma, d’œuvres de création mais l’histoire nous a fourni le prototype d’une autre image. Non que la distance soit totalement et définitivement abolie mais la rampe s’est déplacée, elle est devenue à la fois ténue et mobile. Comme cette révolution qui ouvrira, indépendamment de son issue immédiate, la voie à une refonte des structures politiques et sociales dont on verra le résultat plus tard, les images de la révolution indiqueront ce à partir de quoi se fera le futur paysage cinématographique.

Fera-t-on désormais le cinéma autrement ? Il ne fait pas de doute que quelque chose a changé dans les modes de représentation qui affectera fondamentalement le cinéma. Ce que cela donnera ? Ne poussons pas la prétention plus loin, le temps nous le dira.

Par ailleurs il serait bien naïf de croire qu’on en a fini avec la question de la singularité du regard, de l’originalité artistique qu’autorise le talent.

Tahar Chikhaoui

Jeudi 9 février 2012

Texte publié comme éditorial du catalogue  des 12èmes Journées cinématographiques dionysiennes au cinéma Ecran de Saint Denis organisées  du 1er au 7 février 2012 sous le thème Révolutions « est-ce ainsi… »

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