L’individu, le peuple et la meute Fathi Ben Haj Yahia

Lorsque le rapport de la Colibe a été rendu public, la terre a tremblé sous les pieds des gardiens du temple patriarcal. Mais à peine remis de leur choc, ces derniers se sont très vite donné le mot et déclaré le branle-bas contre les profanateurs du texte divin. Ils tiennent enfin leur revanche contre les dispositions honnies de la Constitution de 2014 relatives à la liberté de Conscience et à l’égalité totale entre les femmes et les hommes.
Le refoulé dont on annonce le violent retour remonte en vérité à plus loin: à la promulgation du CSP et des réformes bourguibiennes à l’orée de l’indépendance ; sans doute à plus loin encore, au temps des grandes réformes annonciatrices de la modernité tunisienne au XIXème siècle et que les vieux Turbans de l’époque considéraient déjà comme autant d’hérésies à commencer par l’abolition de l’esclavage.
Ce combat douteux a été précédé par d’autres. Celui qui a accompagné la publication du brouillon de la Constitution de 2012 concocté officieusement par le parti Ennahdha. En ce temps-là, les Salafistes marchaient encore main dans la main avec les islamistes mainstream, cornaqués par quelques zaytouniens qui pourtant professaient la lecture “finaliste” (maqasidiya) du Coran.
Une sainte alliance de la même eau s’était également formée en 1956 mais a très vite capitulé face au charisme autoritaire de Bourguiba et à l’omnipotence du néo-Destour. Quelques décennies auparavant, la cabale contre l’ouvrage de Tahar Haddad sur l’émancipation des femmes a été déclenchée par les ultras de la vieille Mosquée qui se réclamaient de l’inamovible ijmaa (consensus) de la Umma
La bronca provoquée aujourd’hui par le rapport sur les libertés individuelles et l’égalité a été suivie d’une gamme de réactions: d’abord la mobilisation générale est déclarée dans les mosquées où les pétitions circulent et sont signées à tour de bras par des fidèles qui n’ont même pas lu le rapport. Cette effervescence politique qui a saisi nos lieux de culte advient alors que leur neutralité est encore en débat (quel statut pour les mosquées dans la société civile et l’espace public? faut-il les dépolitiser radicalement ou juste les tenir à l’écart des partis?…). Une intrusion brutale des lieux de prières dans la chose publique relayée par l’infanterie des réseaux sociaux. Les appels à la violence contre les membres de la Colibe, et en particulier contre sa présidente Bochra Bel Haj Hmida, sont répercutés par une quantité énorme de pages haineuses à l’unisson du charlatan qui a appelé à leur lapidation sur la place publique.
La mobilisation du camp d’en face, en revanche, semble poussive. En dehors des partis El Massar et Afek Tounes, de quelques figures du monde de la culture et d’une poignée d’associations qui n’ont pas mégoté leur soutien au rapport, les différentes composantes du “camp du progrès” semblent avoir la tête ailleurs. Il y a certes une pétition qui circule sur le net, quelques déclarations de principe pour réitérer mezzo voce l’attachement aux libertés et à l’égalité. Un service minimum qui ne va pas au-delà des positions de Lotfi Zitoun ou Sanaa Morsni du parti Ennahdha qui se sont prononcés pour un débat de fond, sans anathèmes.
Bien que prévisible, le contraste est frappant entre l’activisme retrouvé du vieux fond obscurantiste qui gît dans les tréfonds de notre société, grâce au zèle des associations religieuses, et la tiédeur du “peuple progressiste” composé des différents groupes de jeunes qui ont fait la Révolution et qui continuent à animer les mouvement sociaux, des différentes composantes de la gauche, ou simplement des nombreux citoyens attachés aux acquis séculiers, naguère si prompts à manifester contre les desseins d’islamisation des institutions.
Les islamistes dans l’embarras?
Par islamistes j’entends avant tout le mouvement Ennahdha dont la direction, comme chacun sait, s’évertue à peaufiner l’image d’un mouvement civil, rationaliste, qui fait la part de la prédication et de l’action politique. En tout cas elle se dit consciente des enjeux géopolitiques et se présente comme un parti réaliste et crédible acquis aux réformes exigées par le FMI, la Banque mondiale et l’Union européenne. Le sens des responsabilités est le maître mot des ”éléments de langage” du parti islamiste. Et il ne semble pas avoir forcé sa nature (droitière en l’espèce) en s’engageant à contre-courant du front social emmené par l’UGTT et les autres forces opposées au choix libéral tous azimuts. À l’instar de son président, Ennahdha avance à pas feutrés et cherche à s’entendre avec tous les acteurs, mais elle garde les yeux rivés sur les échéances présidentielles et législatives et se garde de contrarier nos “partenaires” étrangers. Si elle a jusque-là choisi de soutenir les “réformes” impopulaires du gouvernement Chahed, les risques qu’elle prend sont calculés et la réussite du modèle Erdogan est là pour la conforter. En tout cas, la mouvance Ghannouchi prône désormais sans complexe la séparation de l’idéologie et de l’économie et sacrifie volontiers le social sur l’autel du réalisme, autre nom du libéralisme.
Cette audace a ses limites: le parti pris économique à rebours des revendications de la rue est une chose mais pas touche à la religion du “petit peuple”. Certes, Ennahdha n’a pas exprimé de position officielle quant à la teneur du Rapport, en se contentant au début de le considérer comme un document qui mérite un débat national serein. Elle s’est quelque peu ravisée en évoquant les risques que le texte fait peser sur la famille. Il s’agit de caresser son électorat dans le sens du poil.
Le courant islamiste semble donc accablé d’un strabisme divergent: un œil sur les partenaires intérieurs et étrangers et un œil sur sa base rétive et quelque peu volatile comme l’ont démontré les élections municipales. D’autant que les opposants internes de Ghannouchi risquent de surfer sur la vague et de marquer des points.
Parler d’embarras c’est presqu’un euphémisme. D’un côté le Rapport a ramené le débat sur un terrain que le mouvement islamiste voulait contourner, soit dans cette zone de turbulence où les textes sacrés (ou supposés tels) sont mis à mal par la volonté réformatrice. Brusquement le mouvement est happé, par sa base et ses cousinages, vers le degré zéro du débat où les épigones des vieilles barbes zaytouniennes refont leur guerre de cent ans contre les neveux et nièces de Tahar Haddad. Les prêches incendiaires dans nombre de mosquées tout comme le manifeste des “enseignants de la Zaytouna”, reprennent piteusement la même prose que le pamphlet misérable de Mohamed Salah Ben Mrad contre Haddad écrit en 1931.
Le patient travail d’aggiornamento politique entrepris au sein d’Ennahdha ne risque-t-il pas d’être réduit à néant par l’injonction idéologique émanant de ses propres fantassins et de ses alliés d’hier? En effet, Ennahdha se retrouve en porte à faux, ballottée entre la tentation de la régression vers les fondamentaux fréristes et le tropisme de la normalisation. Une situation qui risque de brouiller la fameuse séparation de la prédication et de la politique.
La gauche aux abonnés absents?
La question des libertés individuelles serait paraît-il du ressort des ”élites” culturelles, intellectuelles et associatives. Les partis politiques ne s’en mêlent pas ou si peu. Ainsi va la politique en Tunisie depuis Bourguiba. À croire que la liberté de conscience, la liberté de disposer de son corps, la liberté de création… ne seraient pas à proprement parler des questions politiques. Réservées à certaines catégories de la population, elles n’auraient pas l’évidence du mot d’ordre trinitaire: pain, liberté et dignité. Étant entendu que la liberté dont il est question signifie liberté d’expression ou d’organisation. La cause serait entendue: le collectif est politique et l’individuel infra-politique.
On se souvient de la gêne provoquée par le mot d’ordre de l’égalité en héritage lancé par les Femmes démocrates au début des années 1990. Et ce, non seulement dans les milieux islamistes et nationalistes arabes mais également au sein de la gauche elle-même dont une partie se contorsionnait estimant qu’il était trop tôt pour en parler (mouchwaqtou déjà!) où qu’il s’agissait d’une diversion intellectualiste: après tout l’enjeu successoral concerne juste une minorité de femmes de la haute. Quant à l’immense majorité, elle n’est pas concernée. Il n’y a pas de parts à se disputer puisque le peuple est démuni. Le syllogisme populiste est bien commode pour évacuer l’enjeu social de l’héritage.
Il nous faut reconnaître qu’une partie de la gauche tunisienne a mis du temps avant de consentir à l’idée démocratique comme l’horizon du changement social. Il a également fallu des débats harassants avant d’intégrer la défense des droits de l’Homme autrement que par tactique. La LTDH qui regroupe tant d’hommes et de femmes de progrès n’est pas née à gauche faut-il le rappeler.
La liberté de conscience elle-même n’était pas prégnante dans de larges secteurs de la société. Il a fallu passer par les aléas de la post-révolution, par les tiraillements et les tensions consécutifs à janvier 2011, par les manifestations identitaires et conservatrices de l’islam politique et les assauts de fanatisme salafiste, pour en saisir la portée. Cette liberté n’a été introduite dans le texte constitutionnel qu’à la faveur d’un contexte particulier. Outre le rapport de force interne, la nouvelle donne géopolitique, notamment les revers de la mouvance des Frères en Égypte a pesé lourd dans les débats et nous a valu une constitution démocratique truffée d’ambiguïtés s’apparentant parfois à une auberge espagnole.
Cette épreuve est derrière nous. Le pays est depuis confronté à une situation économique et sociale désastreuse de l’avis de tous, experts et décideurs réunis. Pour de larges couches sociales, notamment dans les régions intérieures où les quartiers périphériques des grandes villes, la situation n’est pas nouvelle, elle a juste empiré. De fait, tous les voyants sont au rouge: le chômage endémique, la paupérisation à vue d’œil d’une grande partie de la population, l’échec scolaire élargi, le problème de l’approvisionnement en eau, l’insécurité environnementale, la détérioration rampante des services publics de la santé, de l’éducation… Autant de symptômes d’une crise sociale qui relègue les questions de libertés individuelles et d’égalité au rang des soucis secondaires.
Pour autant, faut-il décréter une pause dans la marche pour nos libertés?
Le mouvement réformiste sous le protectorat français devait-il s’arrêter sous prétexte que la lutte contre l’occupant était la priorité absolue? Le renouveau culturel initié par Chabbi, Douagi, Bayram Tounsi, Bechir Khreyef… fut-il une occupation triviale de bohémiens déconnectés des enjeux nationaux?
S’agissant de l’épisode bourguibien de notre histoire, les jugements sont contrastés, mais tout le monde est d’accord sur les dérives autocratiques et l’étouffement des libertés. Bourguiba aussi usait et abusait de l’impératif absolu du développement: mouchwaqtou encore et toujours.
Puisse ce petit détour par l’histoire récente inciter les diverses expressions du courant démocratique et social – dans le champ syndical, dans les milieux de la jeunesse où la créativité ne s’est jamais démentie dans tous les domaines, sur les réseaux sociaux, dans la rue et sur tous les circuits artistiques et culturels, dans les nouveaux mouvements sociaux (sit-in, mobilisations de toutes sortes…) – à prendre leur part dans la dynamique qui vient. Le combat conjoint pour les droits sociaux (emploi, pouvoir d’achat, sécurité sociale et sanitaire, réaménagement urbain, développement local…) et les libertés individuelles (le droit à l’intimité et à la protection des données personnelles, à la libre disposition de son corps, la liberté de conscience et de croyance…) est le prolongement de l’élan révolutionnaire. Partout, la dignité a deux visages: l’égalité et la liberté.
La lutte pour la dignité ainsi entendue, portée par de larges catégories de jeunes et de moins jeunes, suppose également une mobilisation permanente contre l’islamisation soft de notre société. L’enjeu est de taille: l’accommodement des générations futures à l’idée de liberté aujourd’hui si fragile. L’individu est une idée neuve dans nos contrées et l’emprise communautaire est plus forte qu’on ne l’imagine. L’autonomie individuelle n’est pas l’individualisme comme le prétendent les tristes augures (voir le manifeste des “ulama” de la Zaytouna) qui œuvrent à la reproduction des identités exclusives que sont la tribu, l’ethnie ou l’enfermement religieux. L’affirmation individuelle n’est pas la négation des solidarités collectives, elle est souvent la condition de l’émancipation sociale.
Cependant, les différents protagonistes de la lutte pour les libertés individuelles et pour l’égalité se doivent de prendre la mesure des dilemmes du citoyen confronté aux difficultés quotidiennes. La complémentarité des droits et des libertés n’est pas toujours transparente pour les pères et les mères de familles qui se démènent comme ils peuvent pour survivre ou pour les jeunes chômeurs qui se débattent pour donner du sens à une existence saturée de vide. La citoyenneté, c’est aussi le pain quotidien. La lutte pour les libertés individuelles peut passer, si l’on n’y prend garde, pour un confort de riches.
Afin de déjouer les calculs des apprentis sorciers qui misent sur ce malentendu, il faut veiller à articuler l’enjeu-libertés et la lutte quotidienne contre la vie chère, la rareté de l’eau… Khalti Mbarka et son couffin existent, quoi qu’on en dise.
Quelques conclusions
Lorsque le Président de la République a mis en place la Colibe, il avait sans doute ses propres calculs. Est-ce le rapport œdipien qu’il a avec Bourguiba qui l’a incité à reprendre la Réforme du Statut là où l’audace de ce dernier s’est arrêtée? S’agit-il d’une manœuvre pour raviver les contradictions au sein d’Ennahdha et déjouer la ligne Erdogan prônée par Ghannouchi en le ramenant à la case frériste afin de mieux le combattre, auquel cas cela en dirait long sur la vrai nature du “Consensus”?… Quoi qu’il en soit nous n’avons pas à sonder les intentions de BCE. Le combat pour les libertés et l’égalité est le nôtre. Et c’est à cette aune que nous apprécions le rapport de la Colibe. Parmi les contempteurs du rapport, certains n’y vont pas par quatre chemins et estiment que sa teneur a été dictée par les sphères internationales et qu’il constitue le pendant culturel de notre dépendance économique et financière.
Foin des intentions et des élucubrations, ce rapport constitue:

  1. Une véritable révolution juridique si les recommandations qu’il contient devaient être retenues par les législateurs. Une bonne partie des ambiguïtés et des contradictions du texte constitutionnel serait ainsi levée. Le caractère civil de l’État s’en trouverait renforcé et le droit positif valorisé.
  2. Comme référence des instances arbitrales et judiciaires, il pourra contribuer à la production d’une jurisprudence plus conforme aux normes internationales en matière de droits de l’Homme et conventions internationales ratifiées mais non respectées par la Tunisie. Jusque là, notre jurisprudence, à quelques rares exceptions, comble les vides juridiques en matière civile par un retour au fiqh malikite (mariage de la musulmane avec un non-musulman, droit de l’épouse étrangère à hériter des biens de son époux, la garde des enfants pour les mères non musulmanes…).
  3. Un grand pas serait franchi dans le long processus de changement des mentalités, d’affranchissement de l’emprise communautaire et du système patriarcal, vers une égalité réelle entre les citoyen(ne)s sans discrimination de genre, de croyance, d’opinion, de couleur, d’appartenance “ethnique”, d’orientation sexuelle…

Adresse aux camarades anciens et nouveaux
Un appel pour finir, à celles et à ceux qui, naguère se sont dressés contre l’islamisation à la hussarde de notre société à celles et à ceux qui ont manifesté contre la loi 52, aux militants de Manichmsameh, de Fechnestannaw, de Mouch bessif, de T3allam 3oum…, aux sit-inneurs de la dignité, aux animateurs des centaines de mobilisations de jeunes contre les atteintes à la dignité de la personne, pour que chacun et chacune garde la tête haute contre les machines de l’ordre moral religieux ou institutionnel… Ce combat est le leur. Changer la loi nous permettra tous de disposer d’une référence juridique générale qui sera le tremplin pour les futurs combats individuels et collectifs, sociaux et/ou culturels. La légalité sera ainsi au rendez-vous de la légitimité.
L’appel s’adresse également aux partis progressistes et démocratiques, en particulier ceux qui se réclament de la gauche, afin qu’ils rompent le silence assourdissant qu’ils observent. Qu’ils cessent de lâcher la proie pour l’ombre. Les petits calculs politiciens dans lesquels ils s’enferrent de peur de choquer le bon peuple sont depuis longtemps caducs. Le peuple n’est pas sot. Il respecte ceux qui assument la responsabilité de leurs idées et méprise les Tartuffes qui veulent le manipuler. Au-delà, la politique suppose aussi le courage d’aller à contre-courant de l’opinion dominante, fut-elle populaire, et d’oser les débats difficiles pour défendre les valeurs du vivre-ensemble.
Dois-je ajouter une note personnelle à l’adresse de mes camarades du Front populaire: les pétitions de principe ne suffisent plus, il s’agit cette fois d’exprimer une position forte, sans tergiverser si vous ne voulez pas rater le coche une fois encore. L’alibi selon lequel il ne faut pas “heurter l’opinion” n’est plus de saison. Le bon peuple a bon dos.
PS : Au moment où ce texte était en cours de traduction, le Parti des Travailleurs a publié un long communiqué pour défendre les libertés individuelles et l’égalité, reprenant globalement la teneur du Rapport. Je ne peux que m’en réjouir.

Ce texte a aussi été publié par
Huffpostmaghreb

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