Liens présent/passé depuis 2011: Réflexions à partir d’un corpus tunisien Kmar Bendana, ISHTC, IRMC

Résumé

La « Révolution tunisienne » a ouvert un robinet : dans l’explosion des textes de toutes sortes, en arabe, en français, en anglais (parfois en italien en espagnol), des textes signés par des chercheurs en titre ont raconté, commenté, interprété le présent en cours. Entre commandes externes et auto-stimulation, enquêtes spontanées et résultats de rencontres, tribunes ou entretiens, des « scientifiques » ont fourni des analyses du « temps présent » dont l’accroissement visible reste difficile à estimer, pas toujours lu, ni commenté. A partir d’un corpus établi d’après mes lectures et mon travail d’enseignement et de recherche au cours des cinq dernières années, je propose de présenter un inventaire raisonné de cette matière qu’il m’a été donné de lire. Sans prétendre à l’exhaustivité, je m’intéresserai aux postures, aux styles et aux résultats de ces ouvrages à la lumière de la catégorie invoquée : celle d’ « histoire immédiate » et/ou « histoire du temps présent » explicitement mise en avant. Comparés à des expressions similaires du présent en déroulement, ces ouvrages informent sur les conditions d’exercice (et d’affirmation ?) de la profession d’historien en Tunisie. La survenue de la Révolution a canalisé un usage des savoir-faire -analytique, pédagogique, éditorial… mis au service d’une sollicitation augmentée par les événements. Quelles sont les pistes ouvertes par ce ‘méga-événement’ devant des enseignants et/ou chercheurs confrontés à une production accrue, engendrant des représentations du présent en déroulement diversifiées, des versions d’auteurs de plusieurs obédiences ? Quelles lignes dessine cette production particulière en hausse et variée du point de vue de la langue et moyens d’expression, des choix de vocabulaire, de la question du rapport à l’action politique ou en fonction des opportunités éditoriales ? En m’attachant aux témoignages, enquêtes, lectures de la presse, mobilisations d’ archives, retours à des moments, des sources ou à des questions, je présenterai ces textes dans la perspective d’un inventaire raisonné, en prenant appui sur quelques contrepoints. Mon objectif est de mettre à plat le capital de production « historique » de/sur ces cinq années et de le situer dans l’élan démonstratif et réflexif qu’a engendré le besoin de s’exprimer et de prendre place dans un espace public en bouleversement. Dans ce « branle-bas de combat », qu’ont apporté ces années sur le tapis de la connaissance historique de la Tunisie contemporaine ? Et que peut signifier dans la Tunisie de 2016 la qualité d’historien devant le présent en déroulement ?

 

Afin d’apporter ma pierre à cette rencontre autour de Sciences sociales en révolution (2). Sous titrée Nouveaux outils. Nouvelles perspectives et me joindre à ceux qui ont joué le jeu proposé par l’argumentaire : « réfléchir sur les transformations profondes des outils des sciences sociales, de leurs institutions et de leur réception », je parlerai tantôt de la discipline historique (qui n’est pas l’apanage unique des « professionnels » que nous sommes ; j’en vois au moins six dans la salle -une concentration inhabituelle !-), tantôt de ce qui se passe dans le milieu universitaire (où les historiens ne sont pas les seuls à utiliser le raisonnement historique/historien), tantôt de ce qui s’exprime dans l’espace public ou désigné comme tel, un espace qui semble en construction (en travail ou en gestation), peut-être en recomposition.

Cette clôture de mon propos signifie que je n’ai pas l’ambition d’embrasser ce qui se fait et se dit au nom de l’Histoire en Tunisie : depuis 2011, nous prenons la mesure de l’immensité des revendications, de professions de foi, d’allusions, d’évocations, comme on voit remonter des douleurs sans lever tous les silences qui pèsent encore sur l’histoire tunisienne. Ces discours évocateurs font face à des refus du passé et/ou de l’histoire (parmi les jeunes générations notamment) et à des voix qui aspirent à défendre le besoin et le désir d’entreprendre, d’aller de l’avant, de construire l’avenir. Je ne compte ni analyser des faits ni risquer une lecture historiographique. Je me contenterai de mettre de l’ordre dans des lectures éclectiques (articles de presse, témoignages, textes d’analyses…), dans des discussions à propos d’événements culturels, d’émissions de radio ou de télévision. Tout cela est mêlé et imprègne mes activités de chercheur après 2011, à l’université et parfois en dehors. Ce que je vois, lis, entends depuis près de six ans reste pour moi une matière vivace, difficile à attraper ou à figer, impossible à synthétiser pour l’instant. Nous sommes immergés dans un méli-mélo dont je dégage le sentiment que nous vivons dans un rapport au passé, à la mémoire, à l’histoire (trois niveaux distincts qui s’emmêlent sans cesse) mouvant. Serions-nous sur la voie d’un changement dans ce rapport ? Peut-on repérer des compositions ou des connexions intrinsèques nouvelles ?

Après le soliloque, plus d’échange ?

A l’instar des intervenants qui m’ont précédée, je poserai la question : quel est l’effet de la Révolution tunisienne sur moi ? Est-ce que je travaille sur la Révolution tunisienne ? Est-ce que la Révolution tunisienne a influencé mon travail ? A-t-elle changé ma pratique d’historienne ? La réponse est « oui » sans que je sache préciser les raisons ni comment apporter des preuves tangibles. Le seul signe concret que je repère est que j’ai été beaucoup plus sollicitée depuis 2011 ; j’ai réalisé qu’avant je fonctionnais dans ma vie scientifique plutôt en « soliloque », me transportant d’un lieu à l’autre, entre journées d’étude, colloques, séminaires… En développant mes questionnements, j’élaborais des textes mais leur publication apportait peu de retour, ne nourrissait pas des occasions de dialogue. Je m’exprimais en pointillés, chez/avec les uns et les autres, sans construire un échange suivi, ni continu. Depuis 2011, la stimulation est plus sensible, suscitée par la curiosité générale éveillée par la Révolution tunisienne, y compris sur le plan scientifique. Même si l’intérêt faiblit avec le temps, l’attention ne s’éteint pas.  A force de réagir à des questions, de croiser des publics curieux, souvent avertis, parfois spécialisés, de répondre aux invitations de cercles diversifiés et interdisciplinaires, j’ai été embarquée dans une dynamique d’explication et d’interprétation bénéfique et stimulante[1].  A posteriori, je distingue les différentes étapes que j’ai traversées depuis 2011 par des formules et images que j’ai dû emprunter pour parler des événements et pour répondre aux besoins de les qualifier. Je n’avais pas un souci particulier de nommer ce que l’on était en train de vivre : Révolte ? Révolution ? Soulèvement ? Emeutes ? J’ai eu recours à des expressions comme « événements », « méga-événement », « événement charismatique ». Ces formules empruntées m’ont permis de répondre aux questions des publics auxquels je m’adressais sans avoir à me prononcer sur leur nature supposée. Le flottement autour des qualifications se poursuit ; aujourd’hui, j’oscille entre deux formulations commodes : « accélérateur de particules » et « épreuve » ou « mises à l’épreuve » sans savoir comment démontrer, ni analyser ce choix, provisoire et commode, comme les précédents.  Je me sens trop dedans…

Je peux témoigner d’un changement de perspective : depuis la Révolution tunisienne, les archives m’importent davantage ! Avec l’écriture de la constitution, je me suis demandé ce qui allait advenir des multiples propositions de textes, des débats à l’assemblée nationale Constituante, des moutures discutées. Comment et où allait-on garder les traces de cette matière ? A-t-on les moyens de fixer les étapes de la préparation en cours ? Etait-on en mesure de conserver les ébauches qui s’esquissaient ? A cause de mon âge et à cause de ce que j’ai eu à faire après la Révolution, mon attitude envers les archives a marqué une inflexion. En 2012, un événement scientifique a titillé ma conscience « professionnelle » de l’importance des archives, au-delà de ce que mon métier m’en a appris. A la demande de Simone Lellouche[2], j’ai coordonné avec elle une rencontre autour du mouvement étudiant de février 1972. La question des archives était axiale dans la conception de deux journées d’étude organisées les 6 et 7 février 2012 pour commémorer les événements de février 1972[3]. En arrière fond, le dépôt des archives de Ahmed Othmani était à l’ordre du jour[4]. Le sens pratique et intellectuel dont les participants (pour la plupart des militants du mouvement Perspectives[5]) traitaient la question archivistique m’a frappée. En historienne, j’appréciais la démarche réfléchie et mûre de ces acteurs politiques (de la même génération) revenant avec application sur les traces de leur mouvement. Quarante ans étaient passés, les points de vue, les personnalités et les positions partageaient une conscience avertie sur la nécessité de retrouver les supports d’une histoire à faire, d’organiser les étapes de l’étude. La violence de la répression infligée au mouvement étudiant a empêché la formation de fonds d’archives complets ; aussi reconstituer ce matériau était-il ressenti comme une nécessité. La tenue de la rencontre au sein du bâtiment des Archives Nationales de Tunisie symbolisait l’accord entre acteurs, témoins, archivistes et historiens rassemblés pour appeler à se doter des moyens matériels et intellectuels d’étudier le contexte, les étapes et la signification du mouvement étudiant en Tunisie (GEAST, UGET…).

Entre mémoire et histoire

Depuis 2011, le lien organique entre mémoire et histoire participe à l’illisibilité du paysage politique. Le contexte politique est d’autant plus difficile à lire, de l’intérieur et de l’extérieur de la Tunisie, que le mélange entre histoire et mémoire brouille les regards. Si les militants de Perspectives s’activent pour mettre les bases de l’écriture d’une histoire, cela tient – peut-être – à leur expérience de l’adversité politique. La durée de la pratique (et celle de l’opposition au pouvoir ?) aiguise-t-elle la conscience des acteurs face aux faits et aux traces qui en subsistent ? Il faut certes partir des mémoires pour écrire l’histoire mais on ne peut faire l’économie de l’étude des moyens et des vecteurs qui ont transporté la mémoire jusqu’au présent[6].

Une tabula rasa est-elle possible ? Je suis sceptique sur la formule : que voudrait-elle dire dans le contexte tunisien ? Est-ce que le départ de Ben Ali peut remettre les compteurs à zéro ? De quels compteurs parle-t-on ? Où seraient situés ces points zéro ? Malgré l’inattendu de cette issue pour ceux qui l’ont vécue, comment imaginer un effacement de tout, notamment sur le plan de la connaissance où j’essaie de me situer, dans mon exposé ? Pour formuler des faits, des acteurs politiques sont déjà là, avec leur passé, prêts à qualifier ce qui arrive, à le comparer, à agir éventuellement… A mes yeux, on ne peut pas lire 2011 comme une rupture, même si ma façon de travailler en a été changée. L’effet de surprise est indéniable et les conséquences de cet événement imprévu continuent à se dérouler. Quelques conséquences –minuscules- sont sensibles sur le terrain historien : des sujets neufs apparaissent. Je pense à une thèse en cours sur l’histoire des services de sécurité depuis 1956, un autre travail a abordé l’histoire de la télévision tunisienne à travers la coopération avec la France… On peut se demander si ces sujets auraient été engagés sans l’arrière-fond de ce que nous vivons depuis 2011. Que de jeunes chercheurs entament des sujets de cette sorte signifie qu’il n’y a pas de tabula rasa.

La mémoire est présente, entrée depuis les années 1980 dans la discipline historique. En tant que chercheur à l’Institut Supérieur d’Histoire du Mouvement national, j’ai côtoyé militants et témoins de la lutte anti-coloniale. A travers une série de colloques, de débats, de déclarations, j’ai vu se construire un courant d’études autour du témoignage et des sources orales, dans mon institut comme au FTERSI dirigé par Abdejellil Temimi[7]. Depuis 2011, j’observe que les réseaux sociaux jouent un rôle important dans la circulation et le partage des mémoires. Jusque là, ces mémoires étaient cantonnées dans des familles ou dans les cercles militants ; internet, facebook, twitter donnent plus de fluidité à ces mémoires, les font exister plus largement. Les historiens ne perçoivent pas encore l’apport des réseaux en tant que vecteurs d’échange : il faut du temps pour apprécier l’apport de la technologie. Osons une comparaison : la Tunisie des années 1920 a été profondément marquée par la multiplication des journaux ;  la poste et le télégraphe ont joué un rôle dans l’élaboration d’une opinion politique et de certaines stratégies d’action[8]. Peut-être est-il trop tôt pour évaluer l’importance des médias sociaux  aujourd’hui ! L’impact de ce nouveau mode de communication réside dans le fait que les mémoires circulent entre les sphères privées et publiques, participe à modeler des visions et partager des interprétations. On parle d’héritage contestataire entre youssefistes et islamistes ; ces raccourcis sont à vérifier au cas par cas. Comment naissent les attitudes politiques face au pouvoir ? Comment se transmettent-elles et évoluent-elles avec les contextes ? Les réseaux sociaux activent les contacts, véhiculent des échanges aux formes et contenus plus touffus.

Après 2011, la justice transitionnelle introduite en Tunisie participe à réactiver le phénomène mémoriel. A l’instar des pays à dictature et/ou apartheid qui ont vu naître cette façon de traiter le passé douloureux des victimes des exactions, l’expérience tunisienne s’est ouverte à cette culture (suite à celle des droits de l’homme) dès 2011. Le dispositif législatif a fixé la période (entre juillet 1955 et décembre 2013) à l’intérieur de laquelle on sollicite les mémoires de ceux qui ont pâti et/ou causé les dégâts politiques, matériels et symboliques. Le processus concret consiste à consigner des mémoires pour agir contre l’effacement du temps et contrecarrer la parole des vainqueurs. Les témoignages des victimes et des responsables d’abus nourrissent des dossiers qui reconstituent les cas et restituent les situations d’exactions. L’instruction est destinée à établir le déroulement des faits dans tous leurs aspects afin d’apaiser la société sur les excès et violations subis par les victimes. Nous sommes au début du chemin et dans le futur, les historiens seront appelés à entrer dans ce fonctionnement judiciaire, ses moyens et ses étapes. Les logiques de constitution des dossiers, les détails intellectuels et matériels de leur publicisation font partie des indices historiques à interroger[9]. La question qui m’occupe  est : « comment les historiens parleront-ils plus tard de la Justice transitionnelle ? ». Ma préoccupation des archives, de la trace, des suites me remet devant un souci réactivé par ce que nous vivons : que feront les historiens plus tard ? Avec quoi travaillera-t-on ? Que restera-t-il des faits que nous traversons ? Quels détails émergeront ?

Usages de l’histoire  

L’histoire n’est pas le monopole des historiens. Je considère que cela n’a jamais été autant une chance que depuis 2011. La culture historique est diffuse dans la société tunisienne ; le déferlement des faits excite la mémoire et la culture du passé mais le besoin de revenir au passé ne sollicite pas seulement les historiens (« professionnels » ?). Ils ne subissent pas de pression particulière. Le retour partagé vers les souvenirs apporte de nouvelles versions et suscite des visions contradictoires. Les historiens ne sont pas obligés de se précipiter dans cette phase. Ils sont payés en retour parce que plusieurs aspects touchant à l’histoire émergent : l’intérêt pour le patrimoine[10], les commémorations[11] sont une matière nourricière. Les médias regorgent d’échos d’activités patrimoniales et/ou commémoratives qui donnent à penser sur les usages de l’histoire réactivés par l’actualité.

L’attentat du 24 novembre 2015 contre la garde présidentielle a donné lieu hier à une cérémonie et l’inauguration d’un mémorial ; cela mérite qu’on y prête attention. La chaîne privée Al Hiwar at-tounsi a conçu une émission introduite par l’hymne national, avec un reportage détaillé sur le mémorial de Gammarth, comparable aux équivalents en Allemagne, aux Etats Unis (noms des martyrs inscrits dans la pierre, leurs visages moulés…). Les invités du plateau télévisé ont souligné l’édification rapide de ce mémorial (un an), preuve d’une mobilisation efficace, de crédits également. Cet attentat -le troisième de l’année 2015, sans compter les précédents- a donné un mémorial dans une caserne ; pour Socrate Charni[12], un monument a été élevé sur la place des martyrs au Kef, celui de Atef Jabri[13] au rond point à Béjà répond aux attaques de 2014… Les cultes des martyrs, victimes des violences qui augmentent depuis 2011, se multiplient un peu partout. Les similitudes et les différences entre ces rituels sont des éléments d’une histoire en cours.

A propos de « Bouguibomania » ou « Bourguibolâtrie », je dirais plutôt que Bourguiba est à toutes les sauces : on le trouve partout, en creux et en relief, parce qu’on l’y met. On avait « oublié » Bourguiba après 1987 et le récit officiel composé sur/par lui ; depuis 2011, un peu à cause des réseaux sociaux, par nostalgie ou par sentiment de vide, on en parle trop. J’ai appris que deux ouvrages de synthèse sont en préparation : à moyen terme, si cette effervescence apporte deux études approfondies, ce sera un gain[14]. Une enquête récente est consacrée à l’image de Bourguiba à travers les manuels[15] ; les questions sont adressées à 45 enseignants de Sousse et Gafsa. Les réponses sont caractéristiques d’une génération d’enseignants ; ayant connu Bourguiba, l’image qu’ils en donnent s’en ressent. Comme les politiques, les enseignants portent un discours sur Bourguiba, une perception nourrie de souvenirs. Or, l’enseignement en général et celui de l’histoire en particulier posent des questions plus profondes, plus globales, dont la portée est à mesurer : la forme du manuel est-elle encore viable à l’heure d’Internet ? Quelle est la réception de l’histoire par les jeunes ? Les méthodes d’enseignement de l’histoire parlent-elles ? Quelle est la place des sciences humaines et sociales aux différents stades de l’enseignement ? Plutôt que de « réécrire » les manuels, je plaide pour introduire les humanités dès le primaire. La psychologie, la sociologie, les arts…sont aussi nécessaires à la formation du citoyen que l’histoire. On sollicite trop cette dernière, comme si elle était la seule discipline « civique », tout comme on pointe exagérément Bourguiba dans les questionnements…A force de le mettre partout, sa présence est appuyée alors qu’on devrait élargir le spectre des questions et démêler les fils d’une accumulation touffue. L’enseignement tunisien révèle des déséquilibres majeurs ; on les voit surgir à propos du calendrier, de la question des cours privés, de l’ampleur de l’absentéisme ou de l’abandon scolaires… Une vidéo humoristique montre un jeune se plaignant au ministre de l’hyper-densité des cours, des contenus non renouvelés… A deux reprises, il raille les cours sur la « Révolution française » et la « Révolution industrielle ». Cela a attiré mon attention sur le registre référentiel et pédagogique de l’enseignement de l’histoire, depuis deux ou trois générations. J’ai réalisé, entre autres, comment et pourquoi la Révolution française est une référence majeure pour parler de la Révolution tunisienne. Peut-être ce registre parle-t-il à nos générations mais qu’en est-il maintenant ? La place de Bourguiba est proéminente dans une concurrence des mémoires provoquée. Suggérée et dans la tête de ceux qui l’imposent, il est normal que la place de Bourguiba se répercute dans les réponses. Au-delà des questions de mémoire et/ou d’histoire rappelées, nous traversons une crise de l’enseignement et dans la transmission du savoir ; la faible part des humanités dans les contenus y est pour quelque chose. Ces questions sont plus larges, englobent celles de la place de l’histoire et/ou celle de Bourguiba dans l’enseignement ; elles appellent des lectures plus approfondies.

Raisonnement et pratique historiques

La transposition des querelles politiciennes brouille le paysage et leur réactivation encombre la formulation des questions. L’appel à l’histoire n’est pas le seul nécessaire ; parfois, il suffirait de revenir à la démographie, aux questions de filiation… pour comprendre certaines situations. La pluralité des voix et d’interprétations de l’histoire politique tunisienne qui s’expriment à travers les descriptions de vies, de milieux et d’épisodes apportent des éléments nouveaux. Cela permet, entre autres, de situer les mémoires qui sous-tendent les querelles de légitimité. La multiplication des récits historiques des individus, associations, institutions fournit des clés pour lire la production intellectuelle après 2011. Auteurs et contenus ont augmenté en nombre et en genre. La revue Al Fikr al jadid [16] fournit quelques exemples : on y trouve des articles sur l’histoire signés par des non historiens, des sujets contemporains traités par des non spécialistes (ex : héritage de Tahar Haddad). Une revue généraliste donne la parole à plusieurs types d’auteurs, ce qui permet de sortir des spécialités académiques, d’ouvrir le débat. L’histoire partagée est un signe.

Dans leur cercle strict, des historiens produisent des exercices d’histoire immédiate, d’histoire du temps présent, s’expriment sur l’histoire récente. Des auteurs étrangers à la discipline en font de même. Je propose à Nachaz une rencontre entre Aziz Krichen[17] et Fethi Lissir[18] : chacun fait de l’histoire immédiate, traite de l’actualité à sa manière. Comparer ces deux « historiens » dont l’un est professionnel (Fethi Lissir écrit la chronique de la Troïka après une longue introduction de méthode) et le second, acteur (conseiller politique à la Présidence de la République entre 2012 et 2014), est bon pour comprendre cette période.

Un article traite des attitudes des universitaires après 2011[19]. Cela ramène à la catégorie des 250 historiens environ rattachés à l’université : une vingtaine environ passe dans les médias[20]. Les émissions radiophoniques animées par les historiens sont rares[21]. Avec le temps, les historiens ont disparu des écrans, par manque de demande. La situation peut être expliquée positivement ; ils peuvent travailler sur la durée. La position est plus confortable que celle des juristes appelés à la technique dès janvier 2011 ;  beaucoup ont été sollicités dans les différentes instances, animent dans des associations. Ils ont été utiles mais aujourd’hui, on leur adresse des critiques…Les historiens sont dans une niche, moins actifs, peu en vue. Mon institution a changé d’appellation : l’Institut Supérieur d’Histoire du Mouvement National (ISHMN) est devenu l’Institut Supérieur d’Histoire de la Tunisie Contemporaine (ISHTC)[22]. Des directions de travail apparaissent : des rencontres autour de l’agriculture coloniale et du vignoble, un cycle scientifique sur les révolutions conclu par le colloque Thawra(t)[23], des ateliers de réflexion sur l’éthique de la recherche, une rencontre sur l’année 1956 en Tunisie et dans le monde arabe[24]. Ces exemples montrent de petits déplacements dans les objets, les façons de travailler, une transformation du public qui assiste… Dans mon unité de recherche, on s’interroge sur la formule « Histoire immédiate » à partir de films documentaires[25]. Cela permet d’élargir la focale sur la Tunisie avec des comparaisons avec l’Algérie, le Maroc, l’Iran… Si l’histoire nationale reste prégnante, on l’aère un peu. Sur les intellectuels, souvent comparés aux Egyptiens, aux Libanais…, d’autres moments historiques apparaissent et suggèrent de nouveaux rapprochements. J’évoque quelques cas qui prouvent un certain dynamisme, sans généraliser.

Pour conclure, je dirais que si cela bouge par endroits, on ne voit cependant aucun bouleversement. A l’image de l’ensemble de la vie scientifique, la discipline historique n’a pas vécu de révolution. On continue à manquer de revues, de débats, de circulation, de médiation. Celle ci est figée, ancienne ; chacun est dans sa galerie et communique mal avec les autres sphères. Le savoir historique a besoin de transversalité et de construire davantage de passerelles. Le milieu universitaire est coincé, enclavé, les tunnels manquent de passages entre eux comme de transmission avec l’extérieur.

Le manque de demande envers le savoir historien traduit un déficit de connectivité. La demande mémorielle répond à un besoin « naturel »,  se fait d’elle même. Le savoir scientifique pourrait répondre davantage à la demande sociale. Lire/relire l’histoire à travers et en croisant les deux niveaux de lectures : les faits et l’historiographie serait utile.

2011 n’est pas passé complètement inaperçu par la corporation historienne, mais elle reste lente à la détente.

[1] J’ai ouvert un blog en juin 2011 (hctc.hypotheses.org), publiant les textes dans des journaux, magazines et revues. Cela m’a aidée à conserver un rythme et un choix d’écriture face aux événements et au fil des conférences et débats. Cf.« Ouvrir un blog : une expérience d’écriture dans la transition tunisienne », Ressources de la Créativité. Une expérience franco-tunisienne, Sylvie Dallet, Kmar Bendana, Fadhila Laouani (dir.), Paris, Institut Charles Cros/ L’Harmattan, Collection « Ethiques de la création », 2015, pp.25-33.
[2] Le procès d’Ahmed Ben Othman et Simone Lellouche (janvier 1972) suscite un mouvement de contestation et de grèves étudiantes ; un congrès est décidé pour le 5 février 1972, le pouvoir répond par une répression brutale, des arrestations en masse.
[3] https://hctc.hypotheses.org/164
[4] Le fonds de l’Association Ahmed Othmani déposé à la Bibliothèque de Documentation Internationale Contemporaine (BDIC, Paris) en juin 2012 est en cours de dépôt aux Archives Nationales de Tunisie.
[5] Mouvement politique tunisien fondé par le Groupe d’Etudes et d’Action Socialiste (GEAST) à Paris en 1963. L’appellation est issue du titre de leur publication Perspectives tunisiennes. Le mouvement se développe surtout au sein de l’université et se rebaptise Al ‘Amel at-tounsi à partir de 1973-1974. Il dure jusqu’à 1979. Cf. Le mouvement Perspectives. Amel Tounsi. Son histoire et ses ramifications, Actes du colloque international du cinquantenaire, (BnT, 18-23 décembre 2013), Med Ali Editions 2016, 158 p. en français, 152 p. en arabe.
[6] Il faudrait entre autres travailler davantage sur les liens et les formes de passage entre l’oral et l’écrit dans la culture politique tunisienne actuelle.
[7] Kmar Bendana, « Profession historien en Tunisie : l’histoire contemporaine, entre institutions et recherche », Etudes sur l’Etat, la culture et la société dans l’espace arabo-musulman. Mélanges offerts au Professeur Abdejellil Temimi, Tunis, CERES, 2013, Tome II, pp. 197-223 ; idem,  » L’entrée de l’histoire du mouvement national tunisien à l’université », Penser le national au Maghreb et ailleurs, Fatma Ben Slimane et Hichem Abdessamad (dir), Tunis, Arabesques éditions/Laboratoire Diraset, 2012, pp. 265-280.
[8] Kmar Bendana, « Retour sur la crise d’avril 1922 », Rawafid n° 3, 1998, pp. 123-151 ; Entre histoire culturelle et histoire politique. La Tunisie des années vingt,  Watha’iq n° 24-25., Tunis, ISHMN, 1998-1999, 174 p.
[9] Ex : La question du satellite à partir duquel les chaînes El Jazeera et la télévision nationale tunisienne ont transmis les auditions publiques de l’Instance Vérité et Dignité (La Marsa, 18 et 19 novembre 2016).
[10] A titre d’exemple, l’association Winou el patrimoine ?  lancée en août 2015 vient de créer son site Internet
[11] Des fêtes nationales (fête de l’indépendance, fête des martyrs…) reviennent dans le débat, la fête du Mouled également…Ces célébrations sont à regarder de près.
[12] Lieutenant de la garde nationale tombé dans un guet-apens à Sidi Ali Ben Aoun le 23 octobre 2013.
[13] Adjudant de l’unité spéciale mort dans l’attaque de Raoued contre des terroristes le 3 février 2014.
[14] On réédité les discours de 1973 en arabe et en français : Bourguiba ‘ala lisan Bourguiba [Bourguiba par lui-même] Dar afak, 2015 ; Bourguiba. Ma vie, Appollonia, 2016. On a repris des aspects de son œuvre : Abdelhamid Larguèche (dir.), Bourguiba. Le retour ? Préface Béji Caïd Essebsi, Tunis, Nirvana, 2015, 89 p. ( fr) et 87 p. (ar) ; Abdelhalim Messaoudi, Bourguiba wal masrah [Bourguiba et le théâtre], Dar Afak, 2015… Rien de neuf côté archives, ni de synthèse notable.
[15] Brochure collective publiée par le Baromètre de la Justice transitionnelle, Histoire et mémoire collective en Tunisie : des notions contrastées. Enseigner l’histoire récente et la figure de Bourguiba aujourd’hui, Tunis, octobre 2016, 51 pages.
[16] Revue trimestrielle née en janvier 2014 ; directeur : Chokri Mabkhout ;  rédacteur en chef : Hichem Rifi ; neuf numéros parus.
[17] La promesse du printemps, Tunis, Script, 2016, 430 p.
[18] Daoulet al houwat. Sanatan min hukm at-troyka fi tounis  décembre 2011- janvier 2014 [L’Etat des amateurs. Deux ans de pouvoir de la Troïka en Tunisie, décembre 2011- janvier 2014], Tunis, MedAli Editions, 2016, 488p.
[19] Amira Aleya Seghaïr, Mélanges offerts à Hassine-Raouf Hamza, Hayet Amamou et Adel Ben Youssef  (dir.), FLSH Tunis / FLSH Sousse, 2016.
[20] Voir le compte rendu de la journée d’étude L’historien, la mémoire et les médias, ISHTC, 6 mars 2013, https://hctc.hypotheses.org/579
[21] Exemples : Chahadat [Témoignages] de Adel Ben Youssef sur Radio Monastir ; Watha’iq wa Haqa’iq [Documents et Vérités] de Adel Kadri sur la Radio culturelle nationale.
[22] En 2011, les chercheurs revendiquent d’élargir les préoccupations de « l’histoire du mouvement national » à « l’histoire de la Tunisie contemporaine ». Le décret modifiant le titre de l’Institut a paru sur le Journal Officiel de la République tunisienne du 8 mai 2014.
[23]Thawra(t). Approches comparées des révoltes et révolutions, XIX-XXIèmes siècles, Université de La Manouba, ISHTC, 2014,  118 p. (fr) & 176 p. (ar).
[24] Colloque organisé par l’ISHTC et le laboratoire Diraset Etudes maghrébines du 24 au 26 novembre 2016.
[25] « Images et films de la Révolution tunisienne : sources futures pour l’historien ?
http://www.lapresse.tn/11112016/122798/films-et-images-sur-la-revolution-tunisienne-sources-futures-pour-lhistorien.html

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