A propos du temps… en période de confinement

Raja Fenniche

Tout est en suspens : les projets, les rencontres, le travail, les loisirs. Comme s’il n’en reste plus que des marques fugaces, presqu’irréelles. Sans consistance, elles n’existent plus qu’en arrière plan, suspendues à un temps qui ne « passe pas ». Nous étions prisonniers, avant le confinement, d’un mouvement vertigineux d’accélération du temps, tenus constamment en haleine , incapables de nous soustraire à l’impératif de l’urgence. Frôlant l’épuisement, nous étions pris dans une frénésie collective qui exigeait toujours de nous « plus et mieux » dans une course effrénée que nous ne pouvions pas freiner. Le temps personnel accéléré n’était que le reflet d’un temps collectif dont le maitre mot est la performance et l’efficacité. L’exigence de la projection dans le futur en était justement  l’expression première.

Dans les sociétés modernes, autant les individus que les collectivités se projettent constamment dans le futur,  saturant leurs agendas d’échéances, de projets, de rendez vous et de plannings. Compressés par le temps chronologique, ils sont soumis continuellement à l’impératif de la célérité, au sentiment quasi permanent d’urgence amplifié par le « temps technologique » et l’interactivité. La tension vers le futur est une exigence de réussite tant sociale qu’individuelle. L’Homme était presque continuellement arraché à l’instant présent, dans l’impossibilité souvent de savourer les petits plaisirs de la vie selon son propre rythme. L’éloge de la lenteur était devenue une forme de résistance à ce diktat du temps. Rappelons nous le livre de Tom Hodgkinson « L’art d’être oisif dans un monde de dingue ( 2018) ou encore le « manifeste pour un retour au bien vivre, hors des contrôles horlogers » ou encore l’éloge de la paresse de Robert Louis Stevenson. Cet appel à la résistance quoique séduisant, semblait relever de la pure fantaisie,  tant il était incompatible avec l’accélération du monde saturé de sollicitations, de tentations, de surconsommation.

Avec le confinement, une véritable césure temporelle s’est opérée. Le temps s‘est brutalement « arrêté » ; Seul le présent est là. Le passé semble être déjà bien loin et le futur complètement incertain. Nous sommes devenus incapables de nous projeter dans l’avenir même proche alors que c’était la matrice principale de nos comportements tant individuels que collectifs. Tout notre temps se conjugue au présent, à un présent rythmé par les gestes essentiels du quotidien : s’approvisionner, se nourrir, se laver,  entretenir son habitat. La similitude avec  la condition animale  est ici frappante puisque nous nous attelons, au quotidien, à assurer notre survie face à la menace imminente de la pandémie. C’est un besoin primaire qui remonte soudainement à la surface occultant tous les autres. La question de survie qui n’était mise en avant que pour les populations souffrant de guerres et de famines redevient essentielle tant à l’échelle individuelle que collective,  nous poussant à repenser nos habitudes, nos comportements selon de nouvelles stratégies de survie.

Loin de l’exigence de la célérité,  nous entretenons désormais un autre rapport avec le temps. Ce « bien » qui était si rare et si précieux nous est offert abondamment, nous poussant à vivre à différents degrés le relâchement, la lenteur, la vacuité et l’ennui. Nous perdons nos repères temporels habituels tant les journées se ressemblent, ponctuées par les mêmes gestes du quotidien dans une routine des plus implacables. Comme si un seul jour se déployait sans fin, où il ne se passe presque rien, où l’activité la mieux partagée au monde est de compter le nombre de malades et de morts. Ce temps, qui « ne passe plus » nous confronte, parce que non orienté vers l’avenir, à notre propre finitude.

 Ce temps de l’attente et de l’incertitude nous rappelle que nous sommes désarmés devant l’imprévisible et que nos schèmes de pensée actuels sont incapables d’y faire face et de conférer de l’intelligibilité à des phénomènes qu’on est loin de  maitriser et de prévoir. Nos cartes mentales ne sont plus compatibles avec la nouvelle situation générée par la crise et nous nous demandons comment en élaborer de nouvelles,  comment changer notre façon de pensée, notre « récit » comme dirait Cyril Dion.

Face à ce marasme qui a  déstabilisé le monde et qu’on n’arrive pas à rendre totalement intelligible, nous cherchons, au fil de ces journées qui se ressemblent, où la routine est de mise,   à vivre humblement quelques moments de plénitude. A vibrer, chacun à sa manière, à habiter pleinement le temps, à lui donner de la consistance et à saisir  l’intensité du moment. Vivre quelques minutes d’intensité peut peupler une journée entière. La même intensité que dégage  la musique, car rien ne remplit autant la durée que la mélodie. Peut être parce qu’elle s’accorde au rythme de l’univers, parce qu’elle nous relie à un sentiment universel d’appartenance à un tout qui nous échappe, à une existence d’avant les mots, d’avant les langues, au tempo de la nature.

Loin du contrôle de l’horloge, c’est un moment évanescent de plénitude que l’on cherche à vivre où on est soudain subjugué d’émerveillement, de saisissement, où l’on se sent vibrer de l’intérieur. Face à une rose qui éclot, à une musique magnifique, à une belle œuvre d’art, nous vibrons ! C’est dans ces moments là qu’on a l’impression de nous approprier le temps, de rompre sa linéarité, pour qu’il cesse d’avoir de l’emprise sur nous. En un mot , pour  qu’il redevienne ce qu’il a toujours été, une expérience intérieure  échappant au contrôle social.

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