Peut-on penser dans la transition?Jocelyne Dakhlia


jocelyne3Ce texte a été pensé et présenté dans le cadre du colloque organisé par Baccar Gherib les 27 et 28 avril 2016 à Tabarka (Université de Jendouba) : « La transition dans l’économie politique de la Tunisie ». Je remercie sincèrement Baccar Gherib pour cette rencontre ainsi que l’ensemble des participants.
J.D.
Nous publions ce texte avec l’aimable autorisation des organisateurs, en primeur, avant la parution des actes du Colloque. Merci encore à Baccar Gherib et à ses collègues.                                                         
 
 
 
 
Nous avons tous un rapport personnel aux mots, forgé par notre histoire familiale mais aussi par notre histoire nationale et par notre inscription, ou nos inscriptions, dans des histoires collectives. Par exemple, le mot « nationalisme » n’aura pas du tout les mêmes connotations s’il est employé en Tunisie, en Algérie ou en Pologne, des pays où il endossera une connotation noble, de libération d’un joug colonial, et en Grande-Bretagne ou en France, où « nationalisme » est un terme associé, au contraire, à des réalités plutôt négatives, xénophobes…[1] Je pars donc de cette idée que les mots drainent avec eux des valeurs et des connotations qui peuvent être opposées selon les contextes.
Le mot « transition » est de ceux-là. Il suscite en moi une forme de résistance, de réticence – pour sortir du lexique psychanalytique de la résistance -, il suscite donc en moi une réticence dont je ne sais pas a priori si elle fait écho à une sensibilité personnelle, à un positionnement intellectuel et politique personnel, ou si elle épouse une opposition plus collective à son emploi et à sa réalité.
C’est ce malaise de la transition et d’une pensée de la transition que je voudrais essayer d’élucider et d’analyser ici.
Une première réponse, très simple, serait une réponse politique. Je n’ai pas envie de parler de transition parce que je fais le choix de la révolution. Des tempéraments politiques se révèlent depuis cinq ans et ils se sont en grande partie révélés tout de suite après la Révolution, d’une manière presqu’immédiate. A part les militants politiques assumés, minoritaires, beaucoup de citoyens tunisiens, y compris inscrits au RCD, étaient dans une forme de brouillard quant à leur propres tropismes politiques, et même pour ceux qui avaient eu un engagement clair et assumé, et qui en avaient, pour beaucoup, payé le prix, la Révolution a créé une nouvelle donne, une nouvelle épreuve des faits. Et donc à la croisée des chemins, en janvier 2011, deux options paraissaient s’offrir : l’option réformiste de la transition démocratique et l’option plus radicale de la révolution.
Des tempéraments politiques se sont donc révélés, des positionnements parfois inattendus se sont exprimés et, pour la première fois, il fallait se positionner jusque par le choix des termes. Transition ou révolution. Lorsque paraît un ouvrage de mon amie et collègue Kmar Bendana, par exemple, ouvrage intitulé Chronique d’une Transition, c’est pour moi une sensibilité politique qu’exprime aussi l’auteure et dont nous n’avions jamais eu l’occasion de parler. Dès les premières semaines de 2011, il y a eu en tout cas ce grand débat pour savoir si on était bien dans une révolution ou des révoltes, un soulèvement… Transition était généralement une manière politique de répondre hors la Révolution.
Mon choix propre était celui de la révolution, était celui de nommer une révolution, la nommer pour être plus sûre de la faire advenir. Mais mon malaise va au-delà de cette résolution de faire advenir par la force des mots un événement plus radical qu’une simple transition.
Un autre argument, en effet, second élément de réponse, qui plaide contre la transition, c’est la transitologie elle-même. C’est, comme il est bien connu, et les économistes notamment connaissent bien cette réalité, la mobilisation soudaine d’une masse considérable d’experts, généralement étrangers et généralement occidentaux, venus prêcher la bonne parole et venus proposer des modèles clefs en main de la démocratie. La science de la transition est devenue une manne financière, un marché. Et le mot transition est devenu bien sûr un automatisme de langage, un terme de référence, d’appel d’offres avec une société tout entière qui était supposée répondre à l’appel d’offres. La réticence que l’on peut exprimer en second lieu est donc celle-ci : notre histoire est agie, la transition est une hétéronomie. Toute révolution démocratique est désormais supposée emprunter une voie unique, imposée, qui est une voie à la fois et indistinctement démocratique et libérale ou néolibérale. Un « pack » plus ou moins non « négociable ».
Il faut donc mettre l’accent sur le caractère imposé, et imposé de l’extérieur, de cette entrée en transition mais le problème est que, ce faisant, et par cette réaction, on exprime aussi des accents de fermeture, et un repli possiblement contreproductif. Si la transition démocratique est une bonne chose en soi, doit être une bonne chose en soi, peut-on la refuser au nom de son caractère injonctif et du paternalisme des organismes internationaux et des innombrables experts qui viennent la vendre, ou qui en financent et vérifient, en contrôlent l’application ? Le malaise exprimé, que je ressens comme d’autres, provient du caractère univoque de ce modèle de la transition vendu clefs en main, qui est un modèle libéral capitaliste, et pourtant on constate que les débats sur un modèle alternatif ne sont pas si nombreux dans l’espace public tunisien. Même l’accueil par deux fois du Forum Social Mondial à Tunis, 2013 et 2015, n’a pas débouché sur des débats publics forts autour de modèles alternatifs de la transition. Et les expériences alternatives concernent plutôt les mondes associatifs, souvent dans des périphéries régionales, d’ailleurs, rurales, locales, plutôt que dans la centralité de la sphère publique la plus visible.
Aujourd’hui, à quelques exceptions près, plus ou moins heureuses, nous sommes tous des pays « alignés » et j’ai en tête ici le sens familier de l’expression : « aligner quelqu’un » c’est le mater, le faire rentrer dans le rang.
Le problème de la transition démocratique serait donc le problème de la transposition d’expériences autres, et antérieures, déjà advenues, si bien que la transition, finalement, peut se définir comme le problème d’un rapport au monde, d’une part, et comme un rapport au temps, d’autre part, au temps historique, à une antériorité et une histoire toujours déjà advenue… J’y ajouterais le problème de la comparaison, la difficulté de se comparer et donc la façon d’être « au Monde », d’exister dans le monde et à l’échelle du monde. Cette problématique, on l’a bien vue notamment dans l’écriture de la Constitution de 2014, qui a amené la mobilisation de nombreux experts étrangers et internationaux, alors même que la Tunisie compte un nombre important de juristes de compétence internationale. On s’est inspiré d’autres sorties de la dictature comme au Portugal, en Pologne etc… La même problématique d’une comparaison avec application d’une expérience extérieure fait sens aussi, et de manière systématique, pour la justice transitionnelle, où nous savons que des modèles universels s’élaborent sur la base d’expériences passées : Amérique latine, Afrique du Sud, Maroc… Sur cette base empirique, des experts définissent ce que dans le jargon des organismes internationaux on appelle « les bonnes pratiques » et il n’y aurait qu’à appliquer les recettes préconisées.
Quelques réserves que nous inspirent ces processus injonctifs, ils s’accompagnent d’une fantastique ouverture au monde ; la Tunisie ne s’était jamais autant comparée au reste du monde et le monde n’avait jamais autant ouvert les yeux sur la Tunisie. Cette ouverture est une merveilleuse chose en soi, à préserver. Elle suscite des crispations de refus pour partie légitimes : le refus d’être comparé, car il y a une violence injonctive et normative de la comparaison qui vous assigne une conformation, une référence externe, sans parler du processus paternaliste ou néocolonial qu’on peut évidemment dénoncer derrière ce modèle linéaire et univoque de la transition. Mais je veux dire que malgré le caractère souvent trop linéaire et univoque de cette voie toute tracée de la démocratie, il y a dans ces politiques de transition une ouverture sur le monde, un ancrage au monde qu’il faut à mon sens préserver comme un capital et que le débat public tunisien a trop vite tendance à rejeter. A rejeter ou à ignorer.
En effet, il est extrêmement difficile de prendre son destin en main et, dans le même moment, de se comparer. Nous observons l’élaboration de toutes sortes de réactions défensives, autour du thème de l’exception nationale, de l’irréductibilité culturelle, qui sont autant de tentatives de recentrage sur une histoire resserrée, spécifique, dans la négation de ce marché international de la transition ou dans une velléité un peu vaine le plus souvent de négociation avec lui.
Cette conception du changement politique qui nous est proposée est de toute façon une conception globalement managériale du politique, contre laquelle je m’inscris. C’est une vision tout institutionnelle du politique, au détriment du politique comme effervescence et comme réinvention de la cité et comme expression du sujet politique. Par cette démarche transitologique, l’institution est première, et très vite elle devient le tout du politique. Réduire le politique à une transition des institutions, fussent-elles démocratiques, est donc une atrophie, une réduction du politique et peut-être, en un sens, la mort du politique.
Il est vrai aussi que la pilule est amère. Que le paradoxe est assez énorme. C’est à dire que c’est dans le moment où la démocratie est en crise dans le monde occidental que ce même monde occidental salue l’entrée de la Tunisie dans le club. Crise ouverte… L’Europe de l’Est retrouve des accents dictatoriaux à peine démocratisée, comme en Hongrie ou en Pologne. Les libertés reculent aux États-Unis, en Europe, depuis le 11 septembre 2001 ; les États démocratiques verrouillent de plus en plus les libertés, et de toute façon il y a crise profonde de la démocratie et du principe de la représentation, qui concerne aussi le principe syndical, notamment, crise du principe même de représentativité et de représentation. Il faut donc constater un décalage manifeste entre un état réel, actuel, de la démocratie dans le monde euratlantique et le modèle démocratique que l’on nous vend et ce décalage n’est au fond que très peu analysé dans le processus « transitionnel » en cours en Tunisie. La démocratie recule dans ces sociétés prescriptrices. Ces régressions, assumées ou non assumées de la démocratie ne sont pas prises en considération, dans la comparaison. Y compris la collaboration internationale face au terrorisme : celle-ci n’est pas analysée en termes d’atteinte aux libertés et d’impact sur la transition démocratique… Le rapport au monde de ces nations démocratiques est toujours un rapport conquérant, dans lequel être démocrate devient un label ontologique plus qu’une réalité éprouvable et dynamique. D’ailleurs, un argument régulièrement employé à propos d’Israël avant les Printemps arabes était que c’était un État démocratique. Une différence d’essence est donc l’enjeu.
Il s’est établi ainsi un partage du monde fondé sur l’appartenance, ou non, à un club des États démocratique. Et nous constatons une hypocrisie énorme ou une illusion énorme à prétendre enseigner et partager un modèle dont on sait qu’il doit lui-même entrer en transition, se réformer. Pour parler simplement, si l’on nous vend ce modèle, il faut aussi débattre de ses faiblesses et de ces écueils actuels. Les multiples mouvements sociaux qui ont suivi la révolution tunisienne, des Indignés de Madrid au « Printemps érable » québécois, en passant par le Sénégal, Tel Aviv,  Istanbul et le Parc Gezi…, tous ces mouvements disent justement qu’il n’est pas d’entrée linéaire possible dans le modèle démocratique et que celui-ci doit se réinventer, qu’il est en train de se réinventer. Le dernier de ces mouvements, en date, Nuit Debout, en France, n’a d’ailleurs plus de référence originaire à la Révolution tunisienne – même si le 21 avril 2016 un homme a tenté de s’immoler sur la Place de la République à Paris.
Toute transition démocratique linéaire est donc un mensonge si nous ne débattons pas en même temps des échecs ou des impasses en cours du modèle de la démocratie représentative, si nous ne débattons pas de toutes les alternatives démocratiques et de toutes les entraves démocratiques aujourd’hui concevables.
Le problème est aussi que nous, citoyens tunisiens, récusons toute la charge négative qui va de pair et nécessairement avec les pratiques démocratiques. Nous pensons cette évolution comme le passage d’un mal vers un bien, ce qui est évidemment le sens global de toute cette affaire, mais le point qui fait résistance, ce qui nous empêche pour une grande part de nous projeter sereinement dans la dynamique démocratique, c’est la difficulté d’accepter toute la charge négative qui va aussi, indissociablement, avec la démocratie. C’est à dire que nous avions complètement idéalisé la démocratie et l’image de celle-ci dont nous discutions après la Révolution était une image épurée, idéale, irréelle. En effet, la démocratie, d’une certaine façon, est toujours sale. Elle est fondée sur le désaccord et la divergence de vues, elle implique donc le conflit, la division, et donc elle va aussi avec l’invective, l’accusation, le déballage de linge sale, et avec des procès plus ou moins scandaleux… Si la démocratie signifie la transparence ou plus de transparence, elle présuppose aussi, par conséquent, l’exhumation permanente d’affaires plus ou moins troubles, plus ou moins sales, et un processus de doute permanent, de mise en accusation permanente des adversaires. A cela nous n’étions pas préparés et alors que nous sortions d’un système unanimiste, où ce déballage ne se faisait qu’en catimini, sous le manteau – la transparence existait mais en arrière-scène, pas de manière centrale -, aujourd’hui nous découvrons que la démocratie fonctionne aussi sur la base de ces mêmes accusations et déballage portés au grand jour. Nous pensions aller vers la lumière, or nous découvrons qu’en apparence, le personnel politique n’est pas plus moral ou vertueux en démocratie. En démocratie, ce sont en effet les institutions qui sont vertueuses, non nécessairement les hommes et les femmes, ou les partis. Formulé autrement, ce qui fait la démocratie représentative est la confiance dans les institutions, non dans les personnes ou dans les partis.
Autrement dit, entrer en démocratie c’est aussi accepter ce régime de transparence qui peut nous renvoyer une image très négative de nous-mêmes ou de nos acteurs politiques et représentants politiques. Il s’ensuit une impression d’échec et de régression, alors même que cette transparence est une expression du processus démocratique  – avec tout le problème, par exemple, de définir les limites de la vie privée et de la vie publique, de ce qui peut être dit et pas dit, réprimé ou pas… Et qui est variable selon les sociétés et souvent forgé par consensus plus que par des règles écrites. On voit bien comment en Europe occidentale, par exemple, il y a des pays où des ministres démissionnent au premier scandale et des pays où la pratique est différente.
J’exprime donc ces réserves sur la transition sans ironie parce que je crois foncièrement en l’idée démocratique, c’est-à-dire en l’idée d’une égalité fondamentale et non négociable de tous les individus sans distinction, hommes et femmes, et parce que je suis presque prête à me rallier à l’idée qu’il ne peut exister de révolution sociale ou de révolution sociale viable sans changement des institutions. Il n’y a peut-être pas lieu en effet de considérer que le réformisme de la transition, que la vision transitionnelle serait l’envers de la Révolution ou serait contre-révolutionnaire. Chantal Mouffe, qui est l’une des inspirations théoriques de Podemos, a récemment insisté sur le fait que l’opposition réformisme/révolution est en grande partie inspirée de la tradition française et n’est pas nécessairement pertinente. Il y aurait selon elle du réformisme révolutionnaire.
Le problème est ici de savoir si la réforme des institutions, de l’État, est un préalable à la justice sociale ou si elle l’accompagne et en est l’expression. Or nous sommes clairement partis sur une logique du préalable et d’un préalable qui se substitue à la visée de justice sociale et au projet révolutionnaire initial.
Ces questions de fond étant évoquées, mon malaise à penser la transition persiste car au fond il tient à autre chose. Mon malaise provient d’une impression de voir l’histoire se répéter. En réalité, quand étions-nous jamais sortis de la transition ? Quand avons-nous cessé de nous penser en transition ?
L’Indépendance tunisienne  en 1956 a amené avec elle une course vers le développement, une marche à pas forcés vers toute une série d’objectifs économiques, sociaux, culturels qui eux-aussi étaient prédéfinis, préétablis, et qui procédaient d’un étalon international du développement.
Si l’on remplace en Tunisie ‘transition démocratique’ par ‘sortie du sous-développement’, on se retrouve quelques décennies en arrière à vivre le même rapport au temps, avec l’idée d’un moment charnière et d’une situation de rattrapage. Nous avions intégré en effet par le discours politique le plus explicite l’idée d’un « retard » et cette même idée d’un retard à rattraper s’impose à nous de manière similaire aujourd’hui, avec la différence qu’il ne s’agit plus d’une injonction présidentielle paternaliste et autoritaire. Rattrapage, linéarité du développement et du take-off…, du décollage économique…
A l’injonction économique a succédé l’injonction politique, mais la logique est la même. Nous sommes dans un moment suspensif, et en suspens. Dans l’attente du moment où nous serons réellement démocrates, comme nous étions dans l’attente du moment où nous serions réellement développés, et civilisés, « éduqués » etc… La perspective de la transition est donc ce qui nous empêche d’être au présent et de nous vivre politiquement au présent, comme communauté politique au présent. Cette communauté serait en construction ? Mais la démocratie est toujours en construction, c’est une vigilance permanente, une conquête permanente, car de nouveaux droits sont toujours à acquérir, ou à reconquérir, à préserver…
En effet, cette perspective de la transition est toujours ce qui permet de dire que « ce n’est pas le moment ». D’établir des hiérarchies et des priorités. Ce n’était pas le moment de prétendre à la liberté politique et au pluralisme politique lorsque nous étions dans la sortie du sous-développement et aujourd’hui ce ne serait pas le moment de plaider pour la justice économique et sociale tant que nos institutions ne sont pas stables, que la crainte de l’État n’est pas restaurée… Nous risquons de nous laisser enfermer dans la même logique d’une transition qui justifie toujours la mise en attente.
Et si nous élargissons la perspective historique, nous observons que cette injonction linéaire de se construire pour un futur toujours en recul vient de loin. Toute la perspective de la Nahdha au tournant du XIXe et du XXe siècles était sous le signe d’une réforme et donc aussi d’une transition. Mais laquelle ? Au moins, les perspectives de la réforme étaient-elles plurielles dans ce moment (mais cette pluralité est aussi avérée aujourd’hui si l’on prend en compte le pluralisme politique nouveau). A la fin du XIXe siècle comme au tout début du XXe siècle, certains acteurs politiques voulaient une modernisation par une inspiration des sociétés occidentales, d’autres voulaient une réforme par un retour aux sources, retour aux sources modernisateur pour certains, strictement conservateur pour d’autres, avec toutes les gradations et variations possibles entre ces options… Les sensibilités étaient multiples mais ce que tous partageaient était le diagnostic d’un retard, et le principe d’une course mondiale à la modernité dans laquelle les pays islamiques, pas seulement arabes, auraient été en retard.
Sur ce plan aussi il y a lieu de relier la problématique du retard, ce fameux :« pourquoi les autres pays ont-ils progressé et pourquoi sommes-nous restés en arrière », titre de tant d’ouvrages dans tout le monde islamique, il y a lieu de lier cette perspective du retard et de la réforme à celle de la transition parce que le rapport au temps y est au fond semblable. C’est une idée globale du Progrès, une foi dans le Progrès qui sous-tend l’idée d’un but prédéfini à atteindre.
L’idée de Progrès postule que la marche de l’humanité s’effectue pour son bonheur et son avancement et, quoi que l’on pense aujourd’hui de cette idée, elle n’était pas historiquement contenue dans un modèle socioéconomique unique. Se libérer du travail, ça a pu être une des expressions du Progrès, par exemple. Mais qu’est ce qui constituait le bon gouvernement au XIXe siècle ? A l’époque de Bin Dhiyâf ? De Khayr ad-dîn ?
Sans idéalisation de ce modèle socio-économico-politique, je voudrais rappeler que le XIXe siècle tunisien- et maghrébin et islamique- a continué, jusque dans ces périodes tardives, jusque au cœur du réformisme d’un Khayr ad-dîn, de se référer au fameux « cercle de l’équité ». C’est une conception du politique en Islam que la recherche historique est en train de redécouvrir, mais que les économistes aussi, pour certains d’entre eux, réinvestissent, parce que c’est une formulation circulaire de l’équilibre du politique dans la justice économique et sociale (une justice pas forcément égalitaire ni démocratique au demeurant). C’est une formulation de l’équilibre politique qui nous intéresse ici au sens où, par contraste avec les dictatures arabes du XXe siècle, la pensée sultanienne de l’adab as-sultânî était vraiment une pensée du présent. C’est la politique immédiate du sultan qui fait la fidélité de son armée, c’est sa justice immédiate, idéalement sans délai, qui fait la prospérité des sujets et qui fait rentrer l’impôt, c’est la prospérité des sujets qui fait l’État, lequel à son tour protège ses sujets. Je n’entre pas ici dans une analyse de ce cercle vertueux sinon pour souligner à quel point sa perspective était celle d’une immédiateté du politique et de ses effets sociaux. C’était une pensée du présent, et cette référence était toujours celle de Bin Dhiyâf et de savants de son temps comme de Khayr ad-dîn . Cela n’était pas exclusif d’une conception du Progrès, au sens de l’accumulation bienvenue d’édifices publics, par exemple, pour le bien public ; ou l’idée que la prospérité assurait la sécurité des biens et des personnes. Il y a bien une « modernité », une actualité à redécouvrir dans cette pensée sultanienne. Elle est d’autant mieux à redécouvrir que les historiens remettent aujourd’hui en cause le principe d’un déclin historique du monde islamique – question pourtant si fortement enracinée dans tous les esprits. La notion de retard devient par là-même encore plus fragile et caduque. Les linéarités historiques, de manière plus générale et globale, n’ont plus beaucoup de sens ou sont remises en cause par la recherche historique – alors que l’affirmation de la Nahdha était empreinte de ces linéarités.
Cependant, le propre des réformes nationalistes, au sens noble du terme, de la Nahdha, a été de construire aussi, de manière nouvelle, une linéarité contre-occidentale ou une linéarité parallèle à l’histoire occidentale désormais conquérante et dominante. Il n’y avait plus d’histoire en soi, même par la pensée. Bien sûr, il n’y a jamais d’histoire en soi. L’Europe s’est construite dans la référence au monde musulman tout autant que le monde islamique s’est construit dans la référence à l’Europe, et plus encore que dans la référence, dans l’interaction et l’imbrication permanente, de part et d’autre de la Méditerranée ou de l’Adriatique[2]. Toute histoire est toujours interactionnelle. Interaction, confrontation, intrication, n’empêchaient pas de se penser dans un développement propre et d’agir en ce sens. Du mouvement de la Nahdha, les historiens aujourd’hui récusent qu’elle aurait été seulement une réponse, une réaction aux tutelles coloniales, directes ou indirectes, de l’Occident[3]. Ils y voient plutôt une dynamique propre, endogène. Le fond d’interaction constitutif des sociétés que nous prenons aujourd’hui en considération dans le travail historien n’exclut de toute façon pas qu’au XIXe s’opère une confrontation nouvelle et différente à une société devenue autrement conquérante et dominatrice. Ainsi, la pensée complexe de la Nahdha introduit un régime de réformes et de transitions fondé sur une idée de libération, émancipation, première forme conditionnelle et suspensive, puisque l’on est dès lors tendu vers un but, et ancré sur une idée de rattrapage, de mise à niveau, par rapport au monde extérieur, deuxième forme conditionnelle et suspensive. La nation tout entière attend d’atteindre un but. Les Indépendances ont reconduit au fond ce même principe et il faut craindre cette reproduction mimétique aujourd’hui.
Il y a lieu d’identifier aussi derrière la posture de la transition des enjeux politiques purs et durs et des enjeux de conjoncture : ce ne serait pas le moment, au choix, de dépénaliser l’homosexualité, d’abolir la peine de mort aujourd’hui ou de fragiliser l’unité nationale en autorisant le multipartisme, autrefois. Il se dessine, heureusement sans consensus, une hiérarchisation des priorités non pas en fonction d’un présent, mais en fonction d’un avenir sanctifié. Le présent, lui, est toujours sacrifié. C’est aussi, bien évidemment, un discours tactique.
L’enjeu qui apparaît est presque philosophique, par-delà les débats tactiques et stratégiques. La perspective de la transition, c’est en effet ce qui nous empêche de nous penser au présent. En histoire, il y a une notion que je récuse et que j’essaie toujours de déconstruire, c’est la notion de « période de transition ». C’est une notion qui ne veut rien dire, car au fond n’importe quelle période (que nous définissons comme telle, que nous construisons) est alors une période de transition. Il n’y a pas de période en soi. Une période est toujours après quelque chose et avant autre chose. Parler de période de transition, c’est une lecture rétrospective et donc téléologique. Si l’on veut isoler une période historique et l’analyser, il faut la prendre comme un moment en soi, l’analyser en elle-même et non comme une voie déjà écrite vers autre chose.
La notion même de transition, c’est-à-dire l’espoir d’un après, est peut-être, dans une certaine mesure, ce qui nous empêche de mettre en œuvre au présent plus de justice sociale, sans attendre. Il est vrai que l’écriture de la Constitution nous a projetés comme communauté politique dans le futur, nous a contraints à nous penser dans le futur plutôt qu’au présent. Il s’agissait par définition d’un texte fondateur, pour l’avenir et non pour le présent, et donc le schème de la suspension et de la transition s’en trouvait reconduit, et même démesurément étiré puisque cette écriture a dépassé tous les délais prévus. Mais c’est de manière structurelle, il me semble, que ce processus a tourné le dos à d’autres objectifs que l’institutionnalisation politique. C’est une récupération de la révolution, certes, c’est une confiscation, mais d’une certaine façon est-ce que ce n’était pas dans la logique d’une hiérarchie des objectifs introduite par la notion même de « transition démocratique » ?
Or le problème majeur, c’est celui d’une illusion de la fin du processus. L’écriture de la Constitution est un objectif atteint mais il y a toujours d’autres objectifs à parachever. Quelle est la fin de la transition ? En réalité il n’y a pas de fin possible, car la démocratie est un processus par définition toujours en construction, toujours inachevé, toujours à défendre ou à pousser plus loin… D’où l’importance de ne pas se focaliser sur des modèles externes illusoirement finis comme la démocratie américaine, mais toujours en dynamique, et dans une dynamique aujourd’hui régressive. Et donc s’engager dans la voie de la démocratie, c’est toujours être déjà démocrate, sachant que, comme je l’évoquais, la démocratie n’est pas une vertu personnelle ou collective, mais la vertu d’un dispositif institutionnel jamais véritablement achevé, d’un processus institutionnel, toujours en construction par nature. Il n’en est que plus légitime de penser au présent la justice sociale, comme une composante de l’édification démocratique, comme son soutènement, au lieu de la penser comme un bienfait second et dérivé, reporté à un avenir toujours plus stable et plus sûr. Le politique se vit au présent.
Deux petites remarques, enfin. La première est relative à une contradiction qui m’apparaît mais que peut-être des spécialistes d’économie politique sauraient résoudre. Cette contradiction est la suivante. Comme je viens de le souligner, la pensée de la transition nous ramène mimétiquement à d’autres temps forts transitionnels, Nahdha et réformes de l’Indépendance, dans la même linéarité téléologique. Or dans ces deux moments historiques, qui sont peut-être en un sens un même moment national décliné différemment, l’échelle politique pertinente était celle de la nation. A fortiori dans les années 1960 et 1970 où les modèles socialistes et socialisants pesaient fortement sur les destinées tunisiennes et arabes, l’individu et les droits de l’individu n’avaient guère leur place dans des régimes autoritaires et de transition sociétale à marche forcée. On peut penser par exemple à la politique de planning familial qui n’était jamais conçue comme une libération individuelle et personnelle des femmes, mais comme un bien pour la nation et la société tout entière.
Aujourd’hui, je redoute personnellement une réitération de cette même logique, mais la différence est que nous sommes passés à des modèles dominants libéraux, centrés sur l’individu, ses droits et son agency, tout en invoquant idéalement, et c’est là qu’est le problème, le même unanimisme national, renforcé aujourd’hui par les menaces de terrorisme, de guerre et par les enjeux sécuritaires.
Le discours des droits et des responsabilités individuels est bien là et il est premier dans les éléments de langage des ONG, des organismes internationaux, mais sur le plan politique, nous sommes toujours dans une logique rémanente et idéalisée de l’accomplissement collectif unanimiste, d’un idéal unitaire, avec l’idée bien ancrée que ce qui nous divise nous rend plus faibles. Il me semble qu’il y a des logiques contradictoires, avec certainement des clivages générationnels aussi, les jeunes générations étant plus sensibles que leurs aînées à un discours de l’accomplissement individuel et personnel et moins réactives aux injonctions unitaires. C’est plutôt une question que je pose.
Une deuxième et dernière remarque possible concerne la linéarité de l’histoire et le moyen d’en sortir. Je ne veux pas dire par là qu’il faut envisager l’histoire comme cyclique et sans perspective d’accomplissement linéaire, de cumul, d’avancement et de progrès. Mais il y a des linéarités ouvertes, celle qui ne sont pas déjà écrites et il y a des linéarités plus ou moins fermées, verrouillées parce qu’elles ont un horizon assigné, ce sont les linéarités de la transition. Or je souhaiterais que la révolution nous ramène à un futur qui n’est pas déjà écrit, à l’ouverture des horizons du possible, au-delà d’un répertoire fini. Il s’agirait donc de passer d’une pensée de la transition à une pensée du devenir.
 
Notes
[1] Sur ce rapport aux mots, voir l’ouvrage récent de Hédia Baraket et Olfa Belhassine, Ces nouveaux mots qui font la Tunisie, Céres Editions, Tunis, 2016
[2] Je prends la liberté de renvoyer ici aux deux livres dont j’ai coordonné la publication avec B. Vincent et W. Kaiser, Les Musulmans dans l’histoire de l’Europe, Paris, Albin Michel, 2011 et 2013.
[3] Voir par exemple la notice que Leyla Dakhli consacre à ce mouvement dans le Dictionnaire de l’Humanisme arabe, 2012
 
 

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