Une occasion manquée pour la démocratie: GARDER LE CAP – Jocelyne Dakhlia
Le paysage politique tunisien devient à la fois plus clair et plus confus que jamais. Claire est sa polarisation croissante, toute dynamique de regroupement de partis mise à part, entre « islamistes » et « progressistes laïques», mais le caractère approximatif et, au final, inadéquat de ces deux appellations restitue immédiatement ce qui est aussi sa confusion. La bipartition de la société politique qui est en cours peut à bon droit nous sembler une illusion.
Ni l’ensemble « islamiste », ni l’ensemble « démocrate » ne constituentdes réalités socialesclaires, homogènes et stables. Dans le même temps, en sens inverse, les initiatives, calculées ou non, des représentants du parti islamiste au pouvoir à l’encontre du pluralisme et des libertés, et les actes de violence des salafistes se multiplient avec tant de constance qu’ils justifient au plus haut degré cette levée de boucliers et la constitution d’un front du refus d’en-Nahdha– a fortiori lorsque ce parti fait le choix d’une attitude si conciliante à l’égard des mouvements salafistes émergents recourant à intimidation et à la violence.
Mais à quoi faut-il dire non ? Sur quel plan agir ? Et quel rapport au politique mettre en cause exactement ? De manière très personnelle, je souhaite ici clarifier la position qui est la mienne, à l’égard du problème de l’islam politique. Je suis de ceux en effet qui pensent que l’islam en soi n’est pas incompatible avec la démocratie et qu’il faut secouer cette fatalité« historique » d’un monde islamique ennemi de la démocratie.N’est-ce pas aussi cet implicitedu despotisme oriental qui a justifié l’enfermement dans l’autoritarisme et la logique du pouvoir fort ?
Pour des raisons logiques aussi bien qu’éthiques, il m’apparaît donc de longue date, sans éprouver d’affinité idéologique ni politique avec un quelconque projet islamiste, que l’on doit admettre démocratiquement le principe d’une légitimité des partis à référent religieux, dès lors, et la condition est de taille, qu’ils respectent effectivement les règles démocratiques et, au minimum, les termes de la loi.Sans ériger le cas des Etats-Unis en modèle, on peut voir par cet exemple que la séparation institutionnelle du religieux et du politique, dans une démocratie, est loin de signifier l’absence de tout enjeu religieux dans la vie publique et politique et que même en France, patrie de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, on est loin d’avoir aboli tout référent religieux dans le débat politique.
Un autre élément à prendre en comptedans la réflexion est celui d’une évolution générationnelle. A l’échelle du monde dans son ensemble, et non pas seulement dans les sociétés musulmanes, les jeunes générations sont plus acquises que les précédentes à une démarche conciliant l’appartenance religieuse et l’inscription civique. Il y aurait lieu de développer plus sérieusement ce parallèle avec d’autres sociétés, en Amérique latine comme en Europe de l’Est, mais le fait islamiste est aussi à lire à l’aune de l’explosion d’une éthique du développement personnel dans les jeunes générations – évolution concomitante aussi d’un sensible recul des engagements marxistes, comme il est bien connu. De ce fait,en Tunisie et plus généralement dans le monde arabe,les générations politiques marquées par le sécularisme intransigeant des années post-Indépendance – héritage kémaliste, bourguibien, aussi bien qu’héritage d’une gauche marxiste ou imprégnée d’une référence aux Lumières françaises – peinent à accepter que, dans leur majorité, leurs plus jeunes compatriotes puissent avoir une approche moins spontanément laïciste de l’engagement politique, et préconisent bien plus rarement l’exclusion radicale des partis à référent religieux de leur paysage politique.
Il y aurait lieu de s’interroger plus finement sur ces différences générationnelles et les expliciter dans un contexte plus global, en poussant la comparaison notamment avec ces ex-pays communistes d’Europe de l’Est, ou de l’ex-URSSoù, après la chute du mur de Berlin, l’idéologie de la libre entreprise et l’idéologie capitaliste, en un mot, expression quelque peu paradoxale d’une liberté nouvelle pour les jeunes, est souvent allée de pair avec une notion de libre entreprise religieuse,et de droit à s’accomplir sur un plan spirituel (dans un essor remarquable des sectes, des églises protestantes évangéliques, pentecôtistes…). En même temps la chute de la dictature communiste a relégitimé les institutions religieuses, l’Eglise orthodoxe ou l’Eglise catholique, comme en Pologne, si bien que ces révolutions ont aussi été des révolutions conservatrices sur le plan religieux. Et on voit bien avec l’affaire des Pussy Riots en Russie, par exemple, que la dénonciation des collusions de l’Etat et du religieux est très minoritaire dans la société, et que les jeunes générations, même lorsqu’elles prônent la liberté d’expression pour ces jeunes femmes blasphématrices, nesoutiennent pas nécessairement une vision si radicale du rapport au religieux.
On pourrait d’ailleurs faire un parallèle avec l’affaire de Ghazi Béji et Jabeur Mejri, où il me semble que l’athéisme est défendu ou vécu par ces jeunes gens comme une affaire individuelle, personnelle, de conscience, et non pas dans le cadre d’une position plus politique de défense de la séparation du religieux et du politique. Différence notable et clivage générationnel sur ce plan…
Par ailleurs, il faudrait être plus globalement attentif au fait que l’islam des jeunes générations est en pleine évolution et se réinvente, indépendamment même des influences, réelles ou supposées,qui résultent des connections présentes avec le Golfe, l’Arabie saoudite ou l’Egypte, et que dénoncent à l’envi les courants laïques. L’islam, quelles que soient ses modalités, est une religion transnationale, et on ne peut pas s’arrimer à une tradition nationale pour dénoncer les autres comme inauthentiques, ainsi qu’on l’entend ou le lit trop souvent. A ce compte là, qui dénonce l’ingérence réformiste de Mohammed Abduh, par exemple ? On peut donc, bien sûr, combattre des modalités extrémistes, fanatiques, intolérantes de la religion, s’alarmer notamment des offensives lancées les saints locaux, et plus encore contre les « mécréants », mais la question de l’authenticité nationale est, pour une grande partie, un piège, car les islams d’aujourd’hui, et ils sont pluriels, se conçoivent de toute façon dans l’ouverture et le mouvement et dans une différence marquée avec les pratiques et les représentations d’il y a deux ou trois décennies.
Ainsi il y a une connection claire qui se fait jour entre écologie et islam, et qui est une réalité nouvelle propre à de nouvelles générations. Le mouvement écologiste, chez les jeunes musulmans, et surtout en Grande-Bretagne, en France, aux Etats-Unis…, se vit éventuellement dans une dimension spirituelle, et le mouvement en cours de revitalisation du « halal » intègre un courant écologiste et même végétarien, en tant que respect de la terre et de la vie. Le prince Charles, dans un discours sur « environnement et islam », en 2010, avait lui même invité l’écologie à s’inspirer de la spiritualité de l’islam, et défendu le principe de préservation de la terre inhérent au Coran – pour dire à quel point cette connection s’affirme et s’enracine à l’heure actuelle. L’écologie en Tunisie n’en est pas là, mais il y a bien ce clivage générationnel à prendre en compte, et des lignes transversales générationnelles, à l’échelle de la Tunisie, de ses diasporas et du monde, trop faiblement prises en compte.
Ce facteur me paraît souvent occulté en effet dans les débats en cours, où l’on évoque les jeunes principalement (et au mieux) sous l’angle économique, comme victimes du chômage. Sur un autre plan, on tend un peu trop vite à les considérer comme des acteurs passifs, nécessairement « embrigadés » par les islamistes, le cerveau lavé par une arabisation qui serait sans ouverture sur le monde… Ces positions simplistes abondent malheureusement dans le discours des intellectuels laïques, alors qu’une prise de recul permet de voir, précisément, que ni la situation des jeunes Tunisiens, ni celle des jeunes Algériens ou Egyptiens n’est spécifique, tant dans leur rapport plus libéral au fait religieux que dans leur marginalisation sociale et économique. Tous les mouvements de jeunes actuellement dans le monde reflètent, avec des variations, cette même réalité. On peut ne pas se reconnaître dans cette évolution générationnelle, mais elle est bien réelle et un principe minimal de réalisme et d’objectivité invite à la prendre en compte.
La question est donc là. Jusqu’à quel point sommes-nous dans une réalité spécifique ? Où s’arrête l’universel et comment agir, comment l’agir, lorsque l’on prétend au caractère universel de la démocratie ?
Combattre un relativisme islamique
Au lendemain de la Révolution, l’enjeu de la place d’en-Nahdha apparaissait comme celui d’une « concession » que des acteurs « laïques » feraient en direction de partis islamistes, et ce sur la base d’une exemplarité historique, d’une antécédence démocratique. S’il y avait eu des partis à référent religieux, partis démocrates chrétiens, ayant joué un rôle majeur dans l’histoire de l’Europe, en Italie, en Allemagne et même en France, patrie revendiquée de la séparation du religieux et du politique, si la démocratie états-unienne admettait si largement des acteurs politiques revendiquant explicitement la Bible pour programme, à l’instar du Coran pour certains courants islamistes, au nom de quelle exception islamique refuser l’entrée en démocratie de partis, symétriquement, à référent musulman ? Si la séparation des pouvoirs est compatible ailleurs dans le monde avec l’existence de partis religieux, pourquoi serait-elle impossible dans les sociétés de tradition islamique ?
Pour certains d’entre nous, intellectuels laïques, la question ne se posait même pas. Les islamistes étaient le diable, pas de liberté pour les ennemis de la liberté… Pour d’autres, dont j’étais, dont je suis, l’exclusion par principe d’un projet islamiste, au nom d’une incapacité de l’islam, de son essence totalitaire, était la mort de tout universalisme.
Non pas que cette perspective m’ait réjouie sur un plan personnel ni qu’une alliance avec les partis islamistes m’ait semblée opportune. En tant que femme, femme de gauche, et binationale de surcroît, je n’imaginais que trop bien le tournant moral que pouvaient prendre ces programmes et je n’avais pas plus de sympathie politique a priori pour un parti islamiste que pour le moindre parti démocrate chrétien, puritain et de droite. Mais la démocratie passait par cette épreuve d’une intégration politique des islamistes, fût-ce pour les combattre.Sans compter qu’un courant politique qui se positionnait à ce point sur le plan de la morale ne pouvait que se voir normalisé par l’épreuve du pouvoir, devenant ainsi peu à peu un parti sur le même plan que tous les autres, aussi fragile et émoussé par la réalité des pratiques politiciennes.
Je parle bien là,en effet,d’une reconnaissance dans l’adversité, et c’est sur ce plan que gît un possible malentendu. Pour revenir au débat sur la conception d’une démocratie comme consensus ou comme construction d’une forme acceptable du conflit, ma position va clairement à l’encontre du consensus. La démocratie est bien le système qui permet de vivre ensemble dans un conflit ouvert et déclaré sans craindre en principe pour sa sécurité ni pour sa vie. On peut tout à la fois y reconnaître son adversaire et le combattre, on peut y exécrer ses idées et respecter néanmoins la place et la fonction de représentation qui est la sienne. Une vie politique démocratique est de toute façon, et il convient de l’avoir constamment à l’esprit, une vie dans la tension et le combat. Chaque parti, chaque courant pousse son pion le plus loin qu’il peut, tente d’imposer ses vues et ses hommes (bien moins souvent ses femmes), si bien que la démocratie, ne l’oublions pas, se réalise, partout dans le monde, dans un climat souvent haïssable d’accusations croisées et d’indignations réciproques, de contrefeux permanents et d’alliances plus ou moins bancales.
C’est à cette réalité inconfortable que nous devons nous préparer, et à la vigilance permanente, à cette vie constamment sur la brèche qui fait les nations démocratiques. Sortir de la dictature pour entrer en démocratie n’est donc pas une entrée dans un monde serein, bien au contraire, mais une entrée dans un monde libre et une accession à la dignité.La dictature supposait une forme de non vie, une mort au monde du débat, mais la démocratie porte avec elle une forme d’instabilité, de harcèlement idéologique permanent qu’il faut aussi assumer, dans un combat jamais vraiment achevé pour les valeurs auxquelles on croit et les modèles sociaux que l’on prétend défendre. C’est le prix à payer pour que l’on ne pense pas à notre place.
Or, nul n’est propriétaire de son pays. Ma Tunisie n’est pas la tienne et je suis Tunisienne comme toi. La démocratie ne sera pas si elle n’intègre pas, dans un équilibre plus ou moins consensuel, des aspirations concrètement divergentes, sinon radicalement opposées. La cacophonie, si vite dénoncée, de la centaine de partis qui ont vu le jour après la Révolution n’est certainement pas tenable sur le plan des stratégies politiqueset de la composition d’un équilibre, mais il n’y a pas lieu de la voir comme un signe d’immaturité. Elle reflète légitimement l’explosion de revendications plurielles, de sensibilités et de programmes en tous sens et toutes ces composantes peuvent à bon droit, qu’elles nous plaisent ou non, prétendre marquer l’orientation politique à venir du pays, de l’écologie aux nationalismes, sous toutes leurs formes, en passant par les multiples déclinaisons de la gauche mais aussi de l’islamisme.
Or, en-Nahdha et ses alliés ont immédiatement pipé le jeu. Si la démonstration pouvait être faite, après le cas précisément instable de l’AKP turc, que l’islam politique était compatible avec la démocratie, il apparaît de plus en plus certain que pour le cas de la Tunisie, cette démonstration ne passera pas par en-Nahdha et sa mouvance, au moins sous leurs formes actuelles. Nous ne sommes plus, avec la situation politique présente et compte tenu surtout des violences et exactions physiquesdes salafistes, si manifestement tolérées ou si mollement condamnées par le parti majoritaire, dans la recherche d’un équilibre pluraliste, fût-il dans la tension et la vigilance. Un pari a été lancé par les dirigeants d’obédience islamiste contre le pluralisme et, de plus en plus, contre la démocratie elle-même.
L’accession majoritaire d’un parti islamiste au pouvoir après une Révolution universaliste a certes constitué une surprise pour tous, si bien queles démocrates laïques font l’expérience douloureuse d’un renversement complet de leur position. D’une situation où se posait la question de la tolérance des islamistes comme composante légitime de la vie publique dans un paysage politique se définissant peu ou prou comme laïque, on est passé à une problématique strictement inversée,avec l’excommunication des laïques et de tout ce qui y ressemble ou y fait penser, et ce dans un contexte politique que les courants islamistes voudraient verrouiller sous le signe de la morale et de la religion.
A la limite, n’était l’enjeu pressant de la rédaction de la Constitution, ce basculement présent du rapport des forces ne serait pas le point le plus grave dans la situation présente. Il constitue une expression réversible de la légitimité du vote et peut se voir comme une phase parmi les multiples batailles politiques qui s’annoncent. Deux points en revanche,liés entre eux, menacent directement et dramatiquement l’avenir démocratique. La première menace est qu’en-Nahdha et l’ensemble des islamistes ont conçu la démocratie comme une alternance, et non pas comme un pluralisme. C’était leur tour, après les épreuves et la clandestinité… D’où l’appétit de postes, de fonctions, l’occupation vorace du terrain politique dans une forme de revanche sur un monde « laïque » assimilé en bloc à l’ancien régime. Mais cette idée plus ou moins explicitée que c’est, au fond, un système qui va, en bloc, succéder à un autre au nom de la démocratie, encourage directement le passage à l’acte de certains salafistes qui pratiquent littéralement la « commanderie du bien et le pourchas du mal » (selon la traduction de Jacques Berque). C’est une permutation pure et simple des règles qu’ils entendent appliquer.
C’est là que la déficience politique d’en-Nahdha et de l’ensemble du gouvernement de coalition est flagrante, dans l’absence decondamnation ferme et systématique de ces violences et des atteintes au pluralisme, et c’est un second obstacle durablement opposé à la démocratie qui se noue ainsi. Quelle qu’en soit la cause – désaccords internes, recherche d’une alliance avec les mouvances salafistes, difficulté à contrôler la jeune base… – le parti islamiste au pouvoir est en passe d’être débordé par ces extrêmes pour n’avoir pas accepté la simple règle d’une fermeté sur le respect du pluralisme et des libertés. Le président de la République n’est pas plus cohérent lorsqu’il définit les salafistes comme unlumpenproletariat. Car si l’on se base sur cette lecture, à problème social, réponse sociale, qui tarde pour le moins à se mettre en œuvre… Et le caractère social de cette question, auquel je crois personnellement, ne règle pas tout.
Le débat en cours porte au bout du compte sur une logique de système et sur le relativisme culturel, moral et religieux imputable à une société islamique. Or, c’est ce relativisme qu’il faut refuser. Une société islamique forte et démocratique doit pouvoir accepter en son sein des athées, des apostats, des indifférents, des mécréants et des tièdes. Or, auréolée du prestige de la première révolution démocratique arabe, auréolée aussi de l’aura du martyr démocratique de ses dirigeants libérés de prison, rentrés d’exil, en-Nahdha avait le moyen de donner une leçon de démocratie au monde. Ses dirigeants pouvaient se poser par excellence en défenseurs de la liberté d’expression et des droits humains, et ils ont bafoué ces droits. Cette occasion historique ne se représentera plus pour eux.
Cependant, à combattre en-Nahdha, à manifester, signer pétition sur pétition, faut-il pour autant dénoncer le double discours de tout dirigeant islamiste ? Faut-il créditer dans l’absolu chaque formation politique référée à l’islam d’un projet totalitaire ? Je ne le pense pas personnellement.
Le parti de Rached Ghannouchi a failli indubitablement et compromet gravement l’avenir démocratique de la Tunisie – sans même parler de son inaction sur le plan économique et social.Pour autant, un certain nombre des acteurs politiques se revendiquant de ses programmes et a fortiori leurs électeurs sont des citoyens sincères et méritant le respect, quels que soient nos désaccords. D’autre part et surtout, le coup de force en cours d’en-Nahdhane doit pas obérer l’avenir et nous entraîner à penser que tout parti politique à référent religieux porte en germe un projet totalitaire.Je veux, je voudrais combattre par principe toute ingérence religieuse dans le débat public, en Tunisie comme ailleurs, en Russie ou en Israël au même degré, où l’on constate les outrances antidémocratiques auxquelles mènent l’argument religieux, mais cette intrication est là, bien là, et si, en diverses parties du monde,elle est aussi compatible de longue date avec des pratiques effectivement et sainement démocratiques, la question de fond devient, qu’on le veuille ou non : qu’en est-il de l’islam ?
La compatibilité d’un référent musulman et d’une pratique démocratique, absolument démocratique et pluraliste, doit demeurer un horizon concevable, même si à titre personnel, en tant que femme de gauche, je conçois d’autres priorités politiques.Mon agenda politique idéal serait bien évidemment tout autre, et plus social qu’identaire ou philosophique. Mais il y a un enjeu éthique et civique crucial à terme, par delà en-Nahdha et les salafistes, par delà les échecs en cours… Le nier, réfuter cette possibilité, c’est fermer la porte à l’universel.
Un universel démocratique
Le paradoxe est là. Face à des gens qui refusent l’universel, qui prônent un système fermé, clos sur lui-même, voire violent, on ne peut pratiquer ou défendre l’éradication (tantôt explicite, tantôt inconsciente et le plus souvent inconsciente, à mon sens) sous peine de se condamner soi même à une position non démocratique et relativiste. Il faut donc forcer l’ouverture, en utilisant la loi et les forces vives de l’Etat et du principe étatique, mais aussi parvenir, de part et d’autre, aux ajustements, aux bricolages qui permettent au moins de vivre ensemble et de se parler, de travailler ensemble. Mener à terme les mouvances islamistes à une pleine acceptation du pluralisme, faire pression sur elles en ce sens, est à la fois le devoir et l’intérêt bien compris de tous. En sens inverse, la conception du pluralisme qui est celle des courants de gauche ne saurait exclure la participation de partis religieux par principe, par essence, comme on le pose trop souvent. Les combattre, oui. Les exclure, de quel droit, dès lors qu’un cadre légal est respecté ?
Question cruciale, donc : que faire concrètement face à En-Nahdhaaux islamistes pour faire respecter un vrai pluralisme et sortir d’une position candide et humaniste de « tolérance ». Je propose deux points pour aller plus loin.
En premier lieu, c’est le rôle de l’Etat que de faire respecter le pluralisme, de se poser au dessus des partis ou à peu près au dessus. Je crois personnellement en cette force de l’Etat. A cet égard, nous avons une chance et une malchance. La chance est que le sens de l’Etat est effectif, en Tunisie, à la différence de beaucoup de pays et qu’il peut se voir invoqué. Nous n’avons pas non plus, comme en Egypte, un parti islamiste, les Frères musulmans, qui s’est durablement substitué à l’Etat, en matière de santé, ou d’enseignement, comblant les déficiences étatiques… Même avec la dictature, il y avait une notion de l’Etat indépendante,et historiquement indépendante, du pouvoir, même si en actes, c’était autre chose. La preuve en est que l’Etat ne s’est pas écroulé après la Révolution ; la notion de fonctionnaire fait sens, comme celle de service public. Je ne défends pas là la vision esquissée par HeléBéji d’une société saine pourvue d’un Etat sain qui aurait organiquement expulsé le mal, pour ainsi dire, hypothèse naturalisant le processus révolutionnaire. Je dis qu’on peut, en Tunisie, en appeler au sens de l’Etat et à la continuité de l’Etat, en appeler aux institutions étatiques par delà les hommes.
Il faut donc maintenir une pression civique forte sur l’Etat, et pas seulement sur le parti honni, pour faire respecter les règles du pluralisme. C’est déjà en grande partie ce qui s’opère, mais l’Etat doit bien être conçu et invoqué comme un garant de la représentativité de tous, y compris lorsqu’il est incarné par des Nahdhaouis. Représentativité électorale ou sociale, c’est là un problème, et un argument électoraliste invoqué par le parti majoritaire, mais la responsabilité de l’Etat et de ses représentants est bien de protéger dans ses droits l’ensemble de la communauté civique, qu’elle soit politiquement majoritaire, minoritaire ou silencieuse.
La malchance est évidemment que ce rôle de pédagogie et de garantie assurés en principe par l’Etat est déficient au plus mauvais moment, au moment fondateur, à la fois parce qu’un gouvernement de transition est faible par définition, et parce qu’à la tête de l’Etat, il y a une forme d’OPA conservatrice impulsée dès les premiers jours de la troïka et qui n’a fait que se confirmer. Concrètement, il me semble qu’au lieu de pétitionner tous azimuts, par exemple,en cherchant des recours, nous aurions intérêt à mieux cibler des pétitions adressées en tant que tels aux représentants de l’Etat, le président Marzouki au premier chef, qui semble d’ailleurs se ressaisir par rapport à son pari initial sur En-Nahdha, et diriger l’effort protestataire et de résistance sur les garanties du pluralisme, plus que contre le parti majoritaire en tant que tel et les islamistes. Le scandale est d’abord l’incurie ou la faiblesse de l’Etat face à la violence des « salafistes » et plus généralement face au non respect des règles démocratique. La mollesse ou l’inconséquence à cet égard des dirigeants d’en-Nahdha est autrement plus explicable.
Simple nuance ? Les dynamiques s’infléchissent souvent à partir de petits déplacements, se battre pourl’Etat, et pour le pluralisme, n’a pas le même sens que se battre contre les islamistes, et les laisser continuer de donner le la. Un ministre adoptant une mesure inique telle que le non respect du droit de manifester motive en tant que tel une résistance, et non pas parce qu’il est Nahdhaoui. Il faut poser une force de proposition et non pas s’enfermer sur un terrain défensif, avec une impulsion qui viendrait toujours du parti adverse. Or, l’invocation de l’Etat et de ses devoirs, y compris lorsqu’il est représenté par des Nahdhaouis, me paraît être un point fort auquel s’arrimer. La démocratie, après tout, repose sur la confiance dans des institutions, et non pas dans des individus ou des partis, quels qu’ils soient, et c’est au nom des institutions qu’il faut agir.
Mais comment prétendre à une force de proposition ou même d’action face à un parti non seulement majoritaire, mais en passe de phagocyter la décision politique ? N’y a-t-il pas là pour le moins un paradoxe ? Il y a bien un paradoxe : c’est qu’en matière de pluralisme, la balle demeure malgré tout dans le camp des « laïques ». C’est de leur côté que la démarche pluraliste demeure la plus crédible.
C’est là un second point qui me paraît devoir être mis en avant. La violence et la contrainte sont clairement pour le moment du côté d’en-Nahdha et des salafistes, même s’ils peuvent, et avec quelque raison, se référer à la violence d’Etat qu’ils ont eux-mêmes subie, répression et torture…On peut bel et bien, à l’échelle du monde musulman, mettre en évidence une continuité, sinon une filiation, entre ces partis dits modérés et des formes politiques politiques fanatiques, al Qaïda au premier chef, même si nombre de sympathisants sont aux antipodes de cette violence et la refusent. Sans fatalité linéaire aucune, on ne peut ignorer qu’une dérivation est possible d’une position modérée à une position radicale et fanatique, ce qui explique en partie d’ailleurs le malaise des dirigeants d’en-Nahdha face à la radicalité d’une partie de sa base ou de sa base potentielle.Les arguments ne manquent donc pas pour renvoyer l’hypothèse d’une participation politique islamiste à ces combats antidémocratiques.
Mais, de manière similaire, l’histoire de l’extrême-droite en Europe, par exemple, reflète aussi de telles dérives ; et comme elle révèle, en sens inverse, des formes de renoncement à la violence ou au terrorisme et la normalisation, l’entrée en norme d’individus ou de groupes jusque là radicaux. Comme le montre encore dernièrement l’exemple des élections au Québec, où la victoire du parti indépendantiste a suscité un attentat immédiat, le passage à l’acte violent ou terroriste demeure aussi une dérive possible de la part de progressistes laïques, qui pourraient virer à un nationalisme forcené.Ce fut autrefois le cas en Turquie. Une évolution fascisante est de l’ordre du possible aussi de ce côté là. Il ne suffit donc pas de prétendre expulser le religieux du champ politique pour se trouver en démocratie, comme on le pense un peu trop souvent par raccourci aujourd’hui.
Quoi qu’il en soit, en matière de pluralisme, les positions ne sont pas symétriques, et, paradoxalement, ce sont ainsi les « progressistes laïques » qui s’avèrent en force sur ce terrain. S’il y a un « premier pas » vers l’autre à accomplir, ce doit ou ce peut être leur fait. En effet, dans ces premiers cheminements chaotiques que nous observons vers unpluralisme effectif en Tunisie, les islamistes sont les plus mal lotis: par inexpérience bien sûr, et manque de confiance dans l’institution, mais aussi en raison d’une méfiance paranoïaque qui s’exprime dans le monde à leur égard, et qu’ils compensent avec une méfiance paranoïaque envers le système démocratique. Inutile de se demander qui a commencé, la dynamique est réciproque. Tant que le lien « système démocratique – démocraties occidentales » n’est pas tombé, ils auront des arguments forts à opposer à un régime politique véritablement pluraliste et à ses défenseurs.
Or, pour dissiper cette connection, historiquement vraie puisque l’invention d’un régime parlementaire et représentatif sous sa forme moderne plonge clairement ses racines dans l’histoire occidentale, il ne suffit pas de mieux développer l’exemple de nations (nouvellement) démocratiques et non occidentales : l’Inde, par exemple, mais aussi l’Indonésie, qui offre un exemple intéressant de démocratie musulmane effective confrontée à un terrorisme islamiste… Il faut aussi soi même poser d’emblée ces partis, tous désaccords admis, comme une pièce de l’échiquier, et pas comme des gens qui seraient dans une autre sphère (et une autre logique, une autre temporalité…). En somme, sortir du « système contre système ». Or, ce sont bien les « laïques » qui demeurent sur ce plan dans la position la plus confortable, assurés qu’ils sont d’un soutien international, et forts aussi des fantasmes négatifs qui entourent leurs adversaires.
Quant au conflit, tout est là selon moi. Il ne faut pas idéaliser le régime démocratique comme irénique. Il ne propose jamais de solution parfaite dès lors qu’il faut par définition transiger, bricoler, opérer des ajustements convenables pour les uns ou les autres. Que chacun reconnaisse un peu de sa contribution dans le produit final et on peut arriver à une certaine satisfaction et à la paix. Evidemment, on part rarement à la base de positions paritaires, d’un équilibre parfait des partenaires, et c’est le principe du vote, mais il y a des points d’accords plus transversaux que d’autres. Or, ce qui fait accord, par définition, a moins de visibilité ou de verbalisation que ce qui suscite la dissension. L’équilibre passe par beaucoup de combats d’idées, de mobilisations et de semi victoires ou de semi échecs… C’est cette énergie nécessairement précaire du politique qui n’est pas encore ressentie en Tunisie (et pour cause) comme une banalité, parce que le moment présent n’est pas banal, et nous avons l’impression de vivre une période uniquement faite d’exception, alors que nous sommes déjà dans une tension appelée à s’installer et à perdurer comme normale. Après tout, les débats sur la Constitution et ses amendements se poursuivent en démocratie bien après l’adoption d’une constitution. Tout y est tout le temps en mouvement.
C’est un avenir démocratique qu’il faut rendre proche et accessible et un travail constructif que nous devons notamment aux jeunes générations. Qui bascule dans una priori d’exclusion renonce lui-même à tout universalisme, se coupe de l’universel. Et c’est le rôle de l’Etat, aujourd’hui encore déficient, que d’imposer cette cohabitation universaliste et de la garantir par la loi et les forces d’application de la loi.
En résumé, il y a trois façons différentes d’aborder la transition démocratique. Soit on la vit comme une alternance de système, bloc contre bloc, et c’est la formule que les gouvernants nahdhaouis sont enclins à imposer (a fortiori les salafistes par leurs coups de force). Une partie cruciale de la société est donc réduite au silence ou marginalisée politiquement. Une deuxième formule invoquée est celle du consensus, qui signifie en réalité le silence ou la passivitéconsenties d’une partie des protagonistes. C’est la formule, au fond, au principe d’un gouvernement de coalition de la troïka. Faire bloc pour mieux passer le temps de la transition, faire taire les désaccords. Ce ne peut être le moins du monde une formule tenable dans la durée.La troisième voie possible, celle qui me paraîtà défendre,est celle des ajustements réciproques pluralistes, compromis ou bricolages démocratiques, une voie nécessairement insatisfaisante et frustrante, mais qui permet au moins à chaque composante politique d’apporter une pièce à l’édifice et de faire entendre sa voix – sans préjuger d’une nature a priori de la société.
La pire des choses serait d’entrer dans une éradication réciproque et une guerre civile – des réalités dont il faut à tout prix éviter qu’elles dépassent le stade des mots, pour penser au cas de l’Algérie. Mais pourquoi la notion de pluralisme ne passe-t-elle pas ? Importé ou pas, adapté ou non d’autres cultures, le propre du système démocratique est de réguler la dissension, qui est non un mal mais une réalité première et nécessaire. Si l’on ne veut pas prendre pour modèle les précédents occidentaux, on peut toujours se référer à des acceptions plus récentes de la démocratie en Amérique latine ou en Inde. Le principe est toujours le même : comment vivre ensemble et travailler pour son pays lorsqu’on n’est pas d’accord ? C’est que ce que permet le pluralisme démocratique : une cohabitation plus ou moins sereine de gens qui ne partagent ni les mêmes projets, ni les mêmes visions du monde, ni le même genre de vie parfois.Nous semblons nous éloigner de cette reconnaissance mutuelle, à suivre l’actualité politique tunisienne, même si des éléments forts vont aussi très nettement, comme on le sait, dans le sens d’un progrès pluraliste, aussi heurté soit-il.
Ce qui fait obstacle au pluralisme, selon moi, est que nous restons encore fondamentalement dans une vision moniste de la société. Nous recherchons une sorte de vérité fondamentale de la Tunisie et de son histoire. D’une part, les décennies d’unanimisme factice ont laissé leur trace. Nous avions l’habitude d’une société mutique, sans débats violents, si bien que le désaccord ouvert est une réalité nouvelle qui nous semble menacer la cohésion sociale et nous déplaît fortement. D’autre part, la chaleur communielle de la Révolution a accentué le sentiment patriotique et l’impression qu’il fallait tous ensemble « faire corps ». Il est donc d’autant plus difficile et douloureux de ne pas être d’accord et de se déchirer sur l’avenir, la rédaction de la Constitution étant la page blanche de cette souffrance du désaccord.
Mais notre réaction n’est pas la bonne. Chacun paraît revendiquer ce qui serait une vérité intrinsèque de la Tunisie éternelle, ou du tempérament tunisien, ou de l’âme tunisienne… Ainsi le Président Marzouki a-t-il fait le pari, comme il s’en est expliqué, que, dans sa nature profonde, la société tunisienne était conservatrice. Elle l’est sans doute, pour une part, et elle l’a prouvé électoralement, mais elle n’est pas que cela. D’autres affichent le pari inverse d’une société progressiste, moderniste, laïque, telle que l’a voulue Bourguiba il y a plus de soixante ans ; elle n’est pas non plus que cela, et les élections d’octobre 2011 l’ont prouvé… D’autres encore font l’apologie d’une société intrinsèquement modérée, centriste, nouvelle déclinaison de l’idéologie des classes moyennes, et espèrent fermer ainsi la porte aux extrémismes, qui font aussi partie malheureusement d’une réalité présente de la société tunisienne. Tout cela est vrai, mais d’une vérité partielle. Aucune de ces vérités ne doit devenir hégémonique et aucune essentialisationde la société tunisienne (pas même aussi apparemment neutre que « modérée », « centriste »…) ne peut prétendre s’imposer en régime démocratique, sur un mode islamiste comme laïque. Le propre de la démocratie est justement qu’on ne me dise pas ce que je suis et ce que je dois être, et que ce droit soit égal pour tous.
Cela n’implique aucunement, à titre personnel, de mettre sur un même plan tous les projets et tous les programmes politiques, ni que tous paraissent bénéfiques et profitables, loin s’en faut ; c’est le droit de chacun à les défendre qui est égal et qui doit être respecté, pourvu qu’ils restent dans le cadre de la loi et des règles civiques. C’est pourquoi, s’il y a bien lieu de contrer aujourd’hui avec vigueur telle mesure antidémocratique impulsée par en-Nahdha, telle proposition de loi ou d’article constitutionnel, il faut aussi admettre qu’à récuser par nature toute expression politique référée à l’islam, ou même plus largement au religieux, on établit une exception politique qui ouvre elle-même à toutes les voies antidémocratiques et relativistes.
5 septembre 2012