Adieu Bonaparte. Le mur et le désert par Sami Bargaoui

Adieu Bonaparte se termine par un gros plan, où Ali, marche dans le désert, seul, serein, presque souriant. On se souvient que le générique du début du film est un plan rapproché et arrêté sur un mur décrépi de pierres presque noires. Dans son déroulement, il suit pas à pas le chemin qui conduit de la sombre impasse à la luminosité et à la solitude du désert.

Les personnages principaux du film sont trois frères, qui réagissent différemment à l’expédition de Bonaparte en Égypte, en 1798. Bakr, l’aîné, est presque sans nuances. Il refuse d’y voir autre chose qu’une agression contre l’Islam, une menace contre la religion et c’est là qu’il va chercher conseil et énergie, dans l’obscurité des caves et des mosquées. Il refuse de voir le dérisoire de cette réaction, la faiblesse de sa poignée de militants, leurs armes, bâtons et chaînes, futiles face aux canons français. Son action est proprement suicidaire, conduit au massacre de ses compagnons, mais il accepte cette forme de sacrifice, la sollicite, tant la négation de l’individu est pour lui le chemin de la regénération de tout un peuple. Toute autre position est pour lui trahison, tout compromis avec la réalité est une perte de soi. Sa relation avec sa toute jeune femme est infiniment distante, bien qu’elle ne soit pas totalement dépourvue de tendresse. On ne le voit même pas tenir son nouveau-né ou l’embrasser. Sa position radicale et sa défaite ensuite en font un être dur, presque inhumain. Si d’aucuns attendaient le portrait resservi par tant de caméras sur l’intégrisme, ils en sont pour leurs frais. Chahine, par une petit sourire complice entre Bakr et sa femme, une petite plaisanterie échangée, laisse deviner que cette dureté est plus une carapace, un bouclier du faible, l’appel au secours d’un grand enfant perdu. Yahya, d’une certaine manière, vit aussi loin de la réalité. Mais il est comme l’envers de Bakr. Son personnage, presque à la sortie de l’enfance, irradie l’innocence. Il joue avec des enfants à des jeux d’enfants (course sur la plage dans le premier plan du film,   à la brouette…). Même quand il distribue des tracts anti-français, c’est avec des enfants qu’il le fait, sur le mode du jeu. D’air et de feu,  il aime grimper aux murs, jouer aux feux d’artifice. Avare de paroles, même d’amour, il est presque virginal, tant sa relation avec la jeune    , est platonique. Lorsqu’il meurt, brûlé par les feux qu’il a lui-même allumé, c’est en regardant le ciel, comme happé par l’appel des chauve-souris. C’est un autre innocent, l’idiot du quartier qui le pleurera le plus. Son irréalité à lui est de l’ordre du rêve heureux, celle de l’enfance. Ali est une autre face de ses deux frères. Il en est comme un médiateur, qui participe du monde de l’un et de l’autre. Il travaille dans un entrepôt appartenant à un Français, connaît la langue française. Ses rêves sont d’amour et d’amitié. Il les investit dans la parole. il compose des vers, qu’il va jusqu’à apposer aux bas des proclamations de propagande françaises, pervertissant ainsi le politique par la subversion de la poésie. Il aime les femmes, chrétiennes ou musulmanes, françaises ou égyptiennes. Mais il aime les toucher et les embrasser. Il aime les langues et les sonorités. C’est un homme du mélange et du métissage, du rêve et de la réalité.

Trois faces d’un même personnage? On peut voir les choses de cette façon. Les trois frères, mais aussi ceux qui les entourent, parmi leur famille ou leurs amis, se disputent, s’insultent, les dialogues fusent entre eux comme des balles, rebondissent des uns aux autres. Ils se répondent, comme dans un match de football, ou plutôt chez Chahine, comme dans ballet, passionnées et fous mais liés par delà leurs dissensions. Lorsque Ali entonne Misr…ghalia alayya, c’est le cheikh Hassouna, l’idéologue du refus et du rejet, le père spirituel de Bakr, qui est le premier à reprendre le refrain. Les Mamelouks, biens qu’«étrangers», ont résistés avec ce qu’ils pouvaient comme énergie aux soldats français. Ils sont simplement de pathétiques  Saladins, hors de l’histoire. La figure du traître est incarnée par un seul personnage, Barthélémy, seule figure réellement noire du film.

Comme les séquences de Chahine, où l’histoire débarque devant la caméra, dans la frénésie et la débordant de toutes part (la première séquence par exemple), l’Histoire débarque sur les côtes égyptiennes, dans un monde qui s’entêtait à l’ignorer, et va provoquer rupture et déchirement. L’histoire du film est le processus de cet éclatement entre les trois frères, face au mur d’une réalité sombre, à des lendemains qui ne chantent pas, d’un chemin qui aboutit à une impasse et peut-être à une promesse d’avenir. Ainsi Bakr va de plus en plus s’enfoncer dans l’enfermement, l’autoritarisme identitaire, jusqu’au sacrifice de soi. Lorsqu’à la fin, il est arrêté et s’apprête peut-être à être fusillé, il a vu ses rêves fracassés, ses compagnons fusillés, et n’a même plus la force de crier sa révolte et son refus. Yahya est parti, comme un feu d’artifice, comme une innocence à jamais perdue, que son innocence même a tuée. Ali, qui s’entêtait au début à nouer avec des Français des liens impossibles, est rejeté, bien malgré lui, dans l’impasse du refus. Mais lorsqu’il essaie de montrer aux siens une autre voie que celle du refus et de la clôture identitaire, il se heurte au mur de l’incompréhension de Bakr, et perçu comme responsable de la mort de Yahya, son père aussi le rejette. Cette impasse, ce mur d’incompréhension des uns et des autres, la destruction de ses illusions de fraternité, le sentiment d’impuissance qui l’envahit, en font le saltimbanque, irrémédiablement seul, hors de l’histoire et de lui-même,  que l’on voit apparaître si souvent dans les films de Chahine. Il sera, sans y croire, vendeur d’espoirs, ou si l’on veut d’illusions et d’images. C’est tout ce qui lui reste, être un charlatan, celui là même qu’au début du film, il avait si durement raillé.

Comme le film balance entre les différentes réactions des personnages, il rappelle ainsi les différentes facettes qu’a constitué l’expédition. Celle de l’agression militaire, qui, pour la gloire de la France ou celle d’un homme, se permet d’infliger souffrance et humiliation à d’autres hommes. Les massacres, les pillages, se suivent, avec la complicité parfois d’Égyptiens qui y trouvent leur compte. Le personnage de Napoléon, artificiel, vain et ridicule, par exemple lorsqu’il se fait composer ses discours grandiloquents. Plus grave lorsqu’il croit avoir partagé l’expérience mystique des confréries musulmanes, simplement en se balançant au rythme des tambours, n’en retenant en fait que l’exotisme des rituels, costumes et musiques, gestes et signes vidés de leurs sens. Rarement le Général, héros des Français, été présenté sous cet angle dans le cinéma, en particulier français. La gloire qu’il cherche en Égypte est-elle autre chose que ce mirage qu’aperçoivent ses soldats mourant de soif? Le ridicule ne naît pas seulement du personnage de Napoléon, mais aussi du décalage entre deux cultures qui ne peuvent se rejoindre par une adhésion superficielle, alors que même que la situation d’agression et d’occupation est une négation du partage possible, d’une compréhension mutuelle.

L’interrogation de Chahine, sur ce point est on ne peut plus d’actualité. Alors qu’une pluie de bombes est déversée  sur Baghdad, que des milliers de morts tombent chaque jour, que l’héroïsme des soldats américains ou britanniques est célébrée quand ils ne s’avancent que dans des champs de ruines et de cadavres, comment est-il possible de prétendre apporter à ces hommes que l’on nie, civilisation et liberté ? La liberté peut-elle prétendre encore à ce qu’elle est, quand elle se nie dans ses propres actes? Y a-t-il une chance que ceux qui sont niés y croient encore? Et en dépit de tout cela, y a-t-il quand même quelque chose à tirer de l’autre, même quand il persiste à ne pas nous voir? Y a-t-il quelque chose à tirer de l’expérience de l’histoire? C’est l’autre face de l’interrogation de Chahine à partir de cet épisode historique.

Youssef Chahine est obsédé par l’histoire, la sienne propre comme celle de son peuple. Ces deux préoccupations constituent déjà une singularité dans le cinéma arabe, où l’interrogation de son passé est si peu présente. La première est moins présente dans ce film, ou plutôt, moins explicite. La seconde constitue le pain quotidien du téléspectateur arabe des soirées ramdanesques, très rare au cinéma (Omar al-Mukhtar et al-Risala). L’évocation est une célébration, sur le mode de la glorification de soi.  Non que Y Ch. y ait totalement échappé. Avec Salaheddine, n’a-t-il pas d’une certaine manière entendu construire un symbole de l’unité arabe et musulmane face à l’ennemi extérieur? On peut, ou pas, le comprendre par la conjoncture particulière de l’Egypte dans les années soixante, et cette recherche commune au politique et à l’art, de recouvrement de soi, longtemps nié par l’autre. Mais, quand, dans les années 80, Chahine revient à l’histoire, c’est sur un mode radicalement différent.

Ce retour à l’histoire survient il est vrai à un moment différent de celui du début des années 60. La défaite de 1967, les illusions perdues de la bataille d’octobre 73, la maîtrise du pétrole qui tourne court, l’enlisement de la Palestine après la nouvelle défaite de Beyrouth, rejettent les arabes dans l’interrogation identitaire, le sentiment d’impuissance, le rejet de l’autre et les illusions radicales.

Chahine choisit d’interroger un moment donné par les historiens comme fondamental dans l’accès des arabes à la modernité, celui de l’expédition d’Egypte. Ce premier contact, de guerre, de haine et de violence, aura pourtant provoqué le choc qui sera à l’origine, quelques années après, du gouvernement réformateur de Muhammad Ali, de l’ouverture sur les techniques d’administration occidentales, des sciences militaires modernes, des premières expériences industrielles, de l’intérêt pour les langues et les cultures occidentales, des premières réflexions sur les systèmes politiques et sur les raisons du retard par rapport à l’Occident. Un historien, bien sûr, même avec toute la bonne volonté du monde, ne peut que tiquer à voir les foules égyptienne crier, dans Adieu Bonaparte, «Vive l’Egypte», alors que cette expression nationaliste n’a été formulée qu’un siècle après. Mais ce choc est bien à l’origine de l’évolution qui débouchera un siècle plus tard sur la naissance du nationalisme égyptien. Mais si ce lien entre l’expédition napoléonienne et la modernité est fait sans problèmes chez les historiens, il est très peu, sinon complètement tu par les idéologues et politiques. Même chez les premiers, ce sont les aspects techniques et strictement scientifiques qui sont mis en avant, le reste étant peint comme une réaction quasi mécanique provoqué par l’agression, une étincelle ayant provoqué le retour à soi, le recouvrement d’une identité déjà là, qui ne doit rien à l’agresseur.

On veut bien admettre Caffarelli, du moins le savant. Il est l’autre face de Napoléon. Historiquement, le savoir occidental sur l’orient et son histoire s’est effectivement formé en accompagnant les expéditions militaires et construit par des hommes d’armes. Un savoir d’ailleurs qui est le nôtre disons-nous, que trop peu en Occident, comme Caffarelli, veulent bien se rappeler.

Chahine va encore plus loin, au delà de ce que disent les historiens sur la science occidentale. Le personnage de Ali, n’est pas un simple miroir réfléchissant le savoir de l’Occident. Il évoque quelque chose toujours présente chez Chahine. Ali est le médiateur, celui qui se trouve entre deux mondes, deux cultures. C’est un homme des deux rives. Lui a compris ce que l’occident peut receler, malgré lui, voit en l’autre ce que ses compatriotes ne peuvent voir, ce que la plupart des Occidentaux ne voient pas. Et cette posture en fait un personnage rejeté par les uns et les autres, fondamentalement incompris. Il sent profondément l’impasse, qui est la sienne propre, entre sa soif insatiable des autres cultures, et l’impossibilité que son message passe, à cause même de la situation coloniale. Il a appris la langue de l’autre, et cette connaissance le conduit à celle des techniques (l’imprimerie dans le film) et de la culture. Connaître le langage de l’autre, est le moyen de la libération de soi, d’une maîtrise de soi.

Illusions d’un intellectuel, d’un cinéaste qui doit autant à sa propre culture qu’à celle où il a appris son art ? Comment réagir lorsque beaucoup d’entre nous, qui ont cru, essayent encore de croire à cette idée, se sentent devant le même mur, sombre et décrépi? Son film a eu si peu d’échos dans les salles et chez les critiques arabes, sinon, le plus souvent, sur le mode négatif. On l’accusa même de se prêter, pour les besoins de faire des films, à flatter la France. Il l’avait un peu prédit dans son film même. Et pourtant, les dernières séquences du film persistent à voir la lumière et le soleil, même si Ali est seul dans un désert. Ali y apparaît comme transfiguré, comme s’il avait trouvé une certaine confiance en lui-même, un certain équilibre, qu’il n’a cessé de chercher tout le long de l’histoire. Il vient de dire adieu à Caffarelli, non pas le général de Bonaparte, non plus le chef de la mission scientifique qui accompagnait l’expédition française mais l’homme mourant sur son lit de camp. Il le rejoint après avoir redécouvert une forme de vie d’espoir et de réalité, grâce à l’amour et à la poésie. Une femme est là, et c’est elle qui l’avait poussé à aller voir Caffarelli. L’amour est peut-être la seule énergie qui peut tenir,  qui peut sauver.

Source : Cinécrits, Chahine, L’enfant prodigue du cinéma arabe, octobre 2004

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