Gare Centrale. Hypertrophie du regard par Insaf Machta
La marginalité est au centre de Bab Elhadid ; le personnage principal est un vendeur de journaux infirme vivant dans une gare. L’infirmité physique instaure un décalage entre le personnage et ce monde grouillant et mouvementé des chemins de fer, lieu de la vitesse, d’un va-et-vient incessant, et d’une course-poursuite entre les policiers et les vendeuses de boissons gazeuses (dont Hannouma est la figure la plus tonique et la plus insaisissable). La tare physique se double de surcroît d’un décalage d’ordre mental. Les autres personnages du film se trouvent engagés dans une sorte de corps-à-corps avec la vie (l’existence de Abou Seri et de Hannouma se présente comme une lutte permanente pour la subsistance et pour le droit à une vie plus décente), il en va autrement pour Kénaoui qui évolue dans une sphère à part, celle d’un désir constamment contrarié et inlassablement ressassé, nourri sur un mode imaginaire et essentiellement spéculaire.
La marginalité du personnage consiste d’abord dans cette hypertrophie de l’imaginaire et du fantasme suggérée notamment par la fréquence des très gros plans sur les yeux du personnage et correspondant à des moments où le processus fantasmatique se trouve déclenché, entièrement mobilisé et porté à son paroxysme. Ces très gros plans violents sont généralement suivis d’un plan subjectif où l’objet convoité se trouve fragmenté. La fragmentation se présente comme une réponse à la violence d’un procédé qui se fait l’écho d’une violence intérieure réduisant l’objet de ce regard fantasmatique à l’état de fragment. Le premier gros plan sur le regard du personnage intervient au moment où Kénaoui est accosté par une jeune fille qui lui demande un jeton, il est suivi d’un plan subjectif focalisé sur les pieds de la jeune fille.
Toute l’activité du personnage est placée sous le signe de cette hypertrophie du regard qui présente des modalités différentes : il y a le regard contemplatif qui se présente comme le pendant visuel d’une rêverie souterraine (il en va ainsi du jeune couple qui se donne rendez-vous dans la gare et faisant l’objet d’un spectacle attendrissant. Le lien qu’entretient ce couple avec l’intrigue principale est tellement lâche que son histoire est confinée dans la périphérie du récit, son manège n’est perceptible que pour Kénaoui et on a l’impression de reste qu’il n’existe qu’à travers son regard rêveur et attendri), il y a aussi le regard voyeur et surtout le regard fétichiste qui se pose sur une partie du corps convoité, découpe les photos licencieuses et réduit symboliquement les corps réels ou représentés en fragments. Le surinvestissement du regard est d’abord une réponse à l’infirmité physique, il compense la lenteur de la démarche du personnage et sa difficulté à se mouvoir. A la débilité de la faculté motrice s’oppose donc l’intensité de la pulsion scopique et l’ampleur d’un imaginaire nourri essentiellement de fragments d’images déformées par une conscience torturée. L’infirme a tendance à transformer le monde en images. Cette pulsion scopique prend en charge l’intensité d’un désir impossible à articuler sur la réalité et en devient le principal vecteur. Ce qui mobilise l’intensité du regard et immobilise le corps a quelque chose à voir avec le désir. Il en va ainsi du jeune couple dont les faits et gestes tombent sous le regard de Kénaoui et nourrissent manifestement une rêverie qui serait à l’image de leur idylle. Quand Kénaoui observe le va-et-vient incessant de la jeune fille attendant son amoureux, il se trouve assis sur les marches d’un escalier. Il n’apparaît pas d’emblée, mais plutôt au milieu de la séquence instaurant de ce fait une sorte de spectacle au second degré. Il regarde la scène de biais et son regard en vient à dessiner un axe oblique par rapport à son objet. Cette posture est à l’image de l’oblicité de ce moyen permettant de satisfaire un désir de vivre une histoire d’amour. Mais la liberté du cinéaste est telle que la scène évolue indépendamment du regard du personnage qui intervient au milieu de la séquence pour doubler notre regard et nous renvoyer à notre posture de spectateur assis dans une salle de cinéma. La séquence observée s’inscrit, du reste, dans le registre du mélodrame et acquiert le statut d’un film dans le film. Ce procédé qui consiste à faire intervenir le regard du personnage au milieu d’une séquence est fréquent dans Gare centrale, il est l’expression de la centralité de ce regard marginal. Il en va ainsi dans la séquence où Hannouma se déshabille dans une sorte de cabine sous notre regard, Kénaoui pris en flagrant délit de voyeurisme surgit au milieu de la séquence comme pour nous renvoyer à notre posture de voyeur. Le voyeurisme qui correspond à un regard paroxystique débouche sur une autre modalité du voir. Dans la séquence qui suit celle à laquelle nous venons de faire allusion, Kénaoui accroche sur le mur de son logis misérable une photo découpée dans un magazine, il regarde longuement la photo avant de lui faire subir une transformation qui fait d’elle un double de Hannouma (il dessine un seau accroché au bras de la jeune femme). La spécularité équivaut d’abord à une mise en valeur de la pulsion scopique. Elle est également le support de l’action fantasmatique, action qui révèle l’insuffisance du regard comme vecteur du désir. La spécularité imaginaire correspond de ce fait à un dévoiement de la faculté regardante en faisant de l’image un double de la réalité. Le deuxième dévoiement du regard réside dans le fétichisme ; au moment où Madbouli était en train de lire à voix haute le récit du fait divers de la Rosette, Kénaoui coupait une photo de magazine en fragments. Or, il était question dans le fait divers de la Rosette d’un corps de femme découpé en morceaux. La spécularité dont il est question se situe ici au niveau de la mise en scène. Le crime de Kénaoui résulte d’une orchestration entre le regard fétichiste et le récit de fait divers fonctionnant d’ailleurs comme une mise en abîme dans le film. Tout se passe comme si la mise en scène de la spécularité (au niveau de l’univers mental du personnage) faisait appel à ce principe généralisé de la spécularité dans le récit filmique et dans la mise en scène, principe qui apparaît sous des modalités différentes. Hannouma peut être considérée comme le double inversé de Kénaoui (elle se définit essentiellement par sa mobilité et son pragmatisme, contrairement au vendeur de journaux dont la démarche claudicante va de pair avec une propension à la rêverie et au fantasme). Etant le fiancé de Hannouma et la figure de proue du mouvement syndical, Abou Seri peut également être considéré comme un double inversé de Kénaoui. Ce dernier exemple de spécularité équivaut à une mise en valeur de cette centralité de la marge, c’est plutôt Abou Seri (Férid Chawki) qui a la carrure d’un héros de film militant. Et enfin le jeune couple fonctionne comme la variante éthérée et mélodramatique de ce couple de film social que forment Hannouma et Abou Seri.
Nous nous rendons compte par là même que la spécularité qui construit le récit déconstruit d’autres modes de représentation comme le film social et militant et le mélodrame. Ces genres cinématographiques figurent à l’état de fragments dans Gare centrale (il s’agit là d’une constante dans le cinéma de Chahine dont les films se nourrissent généralement d’un certain nombre de genres dont les contours sont bien définis et qui font l’objet d’une réappropriation fragmentaire et spéculaire, il en va ainsi notamment de la comédie musicale). Or, cette tendance à revisiter les genres et à en faire une sorte de symphonie visuelle acquiert plus de pertinence quand cette prédilection pour la spécularité est partagée à la fois par l’auteur-metteur en scène qui en fait un principe esthétique fondamental et le personnage. Or, il se trouve que c’est Chahine lui-même qui joue le rôle de ce personnage infirme, prisonnier de l’hypertrophie de ce regard dont l’acuité débouche sur une saturation qui réduit le monde et plus précisément l’objet du désir en fragments. Kénaoui n’est que le double de ce spectateur-réalisateur qu’est Chahine atteint de cette hypertrophie invétérée d’un regard qui construit en déconstruisant sa mémoire hallucinée de spectateur.
Insaf Machta
Cinécrits : Chahine, l’enfant prodigue du cinéma arabe, octobre 2004