La fascination dévoilée – Tahar Chikhaoui
L’importance actuelle de Chahine tient à la qualité de la réponse (esthétique) qu’il a donnée à la question (politique) : comment sortir du ressentiment quand on est arabe ? L’énergie qu’il met dans ses films est portée par le désir de briser ce cercle étouffant. La fulgurance de ce désir traverse, de film en film, sa cinématographie, et lui donne tout son sens. A l’image figée par le ressentiment, Chahine répond par desimages en mouvement. La question du montage ne peut pas s’expliquer autrement que par rapport à cette énergie. Rarement cinéaste au monde, et encore moins dans le monde arabe, n’a porté si loin le cinéma comme un art de l’image en mouvement. Le montage est, on le sait, idéologique et/ou lyrique. Chez Chahine, il est la forme de l’expression du mouvement. Lorsque Bahia (le moineau) se regarde dans le miroir et, devant la tentation de rester collée à son image, arrêtée par un sentiment de chagrin, déjoue sa propre attente et dit : « allez on pleurera demain » clôturant ainsi le plan, elle ne fait pas que métaphoriser la négation du mélodrame. Elle ne fait pas que reporter sine die le moment de représenter la douleur. Elle brise le narcissisme carcéral du ressentiment. A la faveur des multiples brisures que permet ce genre de montage, s’engouffre la représentation sclérosée du monde (arabe), emporté par un mouvement de plus en plus effréné. Mais il n’y a pas que ça.
On le sait, aujourd’hui plus que jamais, la fascination de l’Amérique travaille en profondeur la « conscience » arabe dans sa haine de l’Amérique. Le cinéma égyptien dans lequel Chahine s’est (historiquement) inscrit et contre lequel il a (esthétiquement) construit son univers est modelé sur le cinéma américain. Mais la référence est occultée. Chahine a remis sur ses pieds le dispositif en explicitant le modèle. Il ne l’a pas fait d’emblée mais à mesure qu’il avançait dans sa trajectoire il a dévoilé la fascination. On peut même dire que toute la première partie de sa filmographie est une préparation au dévoilement de cette fascination. Il n’est pas sans intérêt de remarquer que la levée du déni a coïncidé avec le retour du cinéaste sur lui-même. En dé-montant son propre système, il a exhumé la strate de l’attrait du cinéma américain, enfouie dans les replis de son œuvre. Chahine s’est pour ainsi dire débarrassé du poids de la honte de la communauté. L’auto-mise à nu a libéré l’enfant (la mémoire). Et justement, la libération n’a pas été idéologique et grave mais puérile et ludique. La reprise explicite de l’image de l’Amérique est une victoire sur le ressentiment. Mais amusée. La figure de la statue de la liberté a pris la forme grimaçante du retour de la mémoire. La maturité a, paradoxalement consisté à revenir sur cette première fascination avec ce qu’elle a de justement premier, voire de primitif. Nous savons ce que la culture du ressentiment a fait pour camoufler cette fascination, et nous ne mesurons pas les dégâts qu’elle a causés, les perversions qu’elle a entraînées. Tout le travail de Chahine a, en somme, consisté à défaire ce camouflage, à débarrasser la conscience arabe de la lourdeur de ce déni. Du coup, les liens esthétiques qui relient le cinéma de Chahine au cinéma américain et en particulier à la comédie musicale se sont inscrits dans le tissu même des films sans que cet ajout d’images n’ait alourdi son univers. Mais il l’a allégé. Mieux encore et aussi paradoxal que cela puisse paraître, la mise en scène (par Chahine) de la mise en scène ( de l’Amérique à travers son cinéma) n’a pas alambiqué le propos mais l’a éclairé. Apparaît alors et de façon plus explicite, libéré de toute dette honteuse, l’apport de la culture locale égyptienne. En extirpant du cinéma musical la racine américaine, le cinéma égyptien réapparaît dans toute sa fraîcheur. D’une certaine manière les premiers films de Chahine resurgissent dans ses derniers opus et vus à la lumière de sa filmographie acquièrent, rétrospectivement, une autre valeur que celle qu’on a bien voulu leur donner. C’est le « choc » de ces cultures qui représente la richesse du cinéma de Chahine.
Mais ce montage n’est pas d’attraction ; il n’a rien de mental. Il est physique au sens propre du terme. Son territoire c’est le corps de Chahine lui-même. Il est le lieu à travers lequel, par lequel se nouent les liens interculturels. Le foyer nodal où se résolvent les antagonismes. On ne pourrait pas comprendre autrement l’inscription de Chahine de son propre corps dans ses films. Dès lors, le nombrilisme dont on l’accuse n’est que chicane imbécile. La honte de la dette occultée est remplacée par la jouissance un brin narcissique de la fascination puérile. Mais le narcissisme de Chahine est universel. Sinon comment expliquer que plus il parle de lui-même, plus il parle des autres, dans le même geste ? Dans son propre parcours le retour sur lui-même n’est pas de l’ordre de la régression narcissique ; il est le passage obligé pour accéder à l’Autre. La présence de Chahine comme l’inscription de certaines images de ses films dans d’autres films ne sont que l’expression directe de cette auto-représentation. En réalité, ces images qui relèvent de l’autoportrait répondent au même principe esthétique que l’inscription des images réelles de la guerre dans Le moineau. Autant de modalités de retour de la fiction sur le document. C’est à la faveur de ce parcours et à ce prix que le cinéma devient monumental. Au prix de cette mise en péril du moi. Le passage de la terre à l’autre passe nécessairement par la mémoire. Et que le titre originel de ce film soit « haddoutha misrya », une historiette égyptienne n’est pas un paradoxe insignifiant. La mise en scène de l’histoire passe par la mise en scène de soi, de son propreterritoire. Peut-être l’ultime originalité de Chahine est-elle là-dedans. Dans cette mise (en scène) de soi devant l’histoire (de cette confrontation culturelle). Dans le pays où la personne est confondue avec la communauté au point que l’individu n’est reconnu que sous la forme supérieure du Rais lieu de résorption de la communauté (panarabe), Chahine a offert son corps comme foyer au double sens de lieu où brûle le feu et de focale, lieu de convergences des rayons réfléchis, comme l’espace concret du montage de l’orient et de l’occident. Résultat : au monde pur d’une umma intégrée voire intégriste, Chahine répond par un pullulement de particules humaines, autant de petits mondes incandescents. On ne s’étonnera jamais du surpeuplement du cadre dans ses films. Evidemment, on peut tout simplement y voir la représentation cinématographique d’une réalité démographique (ce qui est aussi le cas) mais cela fonctionne surtout comme l’expression d’un croisement de trajectoires, chaque personnage étant porté par un drame particulier. Comme le narcissisme est le lieu privilégié d’envisager l’univers, la pluralité de celui-ci ne s’exprimant qu’à travers l’unicité du point de vue de celui-là, la totalité (du monde) n’est envisageable qu’à travers la singularité (des hommes).
Chahine est à la fois prétentieux et naif. Il parle de tout mais d’une parole simple, singulière mais il parle de cette même parole. Cette relativisation (par le biais de soi) de l’absolu, la mise en abyme de cette prétention (n’ est-ce pas là le sens ultime de l’art) est à la base de l’esthétique chahinienne, de sa vision du monde. Ce paradoxe tient de Shakespeare. Mais Chahine est un shakespearien désenchanté. Nous savons à quel point ce cinéma est travaillé par la figure du dramaturge anglais mais sur le mode du désespoir, de l’impossible mimétisme. La présence du théâtre dans le cinéma est, chez Chahine, l’expression de l’impossibilité d’être shakespearien. La différence entre le théâtre dans le théâtre et le théâtre dans le cinéma c’est que dans ce dernier cas le paraître est double. Au théâtre, les fantômes apparaissent sur scène pour disputer la réalité aux êtres vivants mettant à rude épreuve le quatrième art ; au cinéma, le fantôme est l’être même du cinéma. Le cinéma est la représentation de la représentation ; la naïve prétention de Chahine s’explique aussi par cette conscience du cinéma comme art de la représentation de l’ombre de la réalité. Mais ce baroque-là n’a rien d’esthétiste, tout comme la mise en scène de soi n’a rien de nombriliste. Sa célébrité n’a point érodé sa liberté, et sa maîtrise du langage du cinéma n’a pas atteint sa désinvolture. L’équilibre fragile tient à cette croyance désespérée du cinéma. Le grand écart est étonnant entre une esthétique faite de bric et de broc et une thématique se nourrissant des grands sujets de l’époque. C’est bien sûr une question d’économie (la cause est entendu qu’on a affaire à un cinéma de pauvre) mais ce n’est pas qu’une question d’économie. La réalité arabe est sérieuse, la réalité politique, sociale et culturelle. Sa gravité tient précisément au sérieux avec laquelle elle estconsidérée.
Au sérieux de la représentation politique, Chahine oppose le non sérieux de la représentation cinématographique. Face à un montage culturel, pur, monolithique, figé, Chahine oppose un montage artistique, impur, éclaté, dynamique. L’un des grands paradoxes du cinéma de Chahine tient au mélange de ludisme qui caractérise sa manière de filmer et de politique qui imprègne ses sujets. La représentation du prince, on le sait, est très sérieuse dans les pays arabes. On ne joue pas avec le pouvoir. L’absence du jeu dans le fonctionnement politique est d’autant plus aberrante que la personnalité du Rais est placée au-dessus de tout. Et plus généralement, la culture officielle est montée sur le principe de la compacité évacuant ainsi toute forme de différence propre à l’investissement subjectif. A cet effacement de la différence, Chahine répond par une forme de représentation qui est toujours une re-présentation, une présentation seconde. Chaque film de Chahine est une réplique, une reprise, un montage différend de ce que présente l’actualité officielle. Mais un montage personnel, subjectif, marqué du seau de l’auteur, portant jusqu’à son corps. Chahine contre tout. D’un côté, il y a la culture officielle, ambiante, impersonnelle, totalitaire et de l’autre il y a l’art singulier, personnel, à la fois minoritaire et anti-totalitaire de Jo. Mais cette dialogie n’est pas de ce fait, seulement inscrite dans le paysage culturel arabe du fait même de l’existence du cinéma chahinien. Elle est à l’œuvre à l’intérieur des films proprement dits. Même si elle prend des formes différentes (celle du cinéaste, du prince, du prophète, de l’intellectuel) l’inscription du je est devenue une constante, jamais honteuse, toujours assumée. Il y a quelque chose d’iconoclaste dans cette représentation. Dans l’assertion « je filme Joseph », le sujet est dans le complément d’objet (jo)seph. Non pas que le moi soit prophète mais le prophète est moi, un moi. Tout comme le Savant ; ce qui frappe dans Le Destin, c’est la mise en mouvement de l’icône du savant rationaliste, dans un film qui se veut paradoxalement une défense de Ibn Rochd. L’histoire du grand savant porte en écho celle du cinéaste. L’épisode du fils d’al-Maamoun, tombé dans les filets de la secte est un peu, de l’aveu même du cinéaste, celle de Mohsen Moheddine. Du coup, chaque personnage devient un peu « je ». L’érotisme dont les personnages sont teintés s’explique sans doute par cette mise en je(eu) de l’autre. Dès qu’un personnage apparaît dans un plan, il se présente déjà comme mon image. Il n’est jamais l’autre regardé par un moi caché mais il porte en lui le moi regardant. Il est toujours un peu le corps sur lequel s’imprime le désir de celui qui le regarde. La mobilité du point de vue est vertigineuse, le monde est à chaque fois vu du point de vue de celui qui est vu. Au grand « je » du prince qui représente tout le monde, en la personne de qui se résorbe le monde, Chahine oppose un « je » éclaté dont les autres, tous les autres, portent les éclats.
Tahar Chikhaoui
Cinécrits : Chahine, L’enfant prodigue du cinéma arabe, octobre 2004