Féminisme décolonial, une alternative

Soumaya MESTIRI

L’année 2019 est derrière nous. Mais la crise est toujours là. Les difficultés économiques n’ont jamais été aussi aigues. Les tensions sociales n’ont pas connu de répit. Et c’est dans ce contexte gros de tous les dangers et sans doute de quelques promesses que se sont déroulées les élections législatives et présidentielle. Le grand chambardement annoncé était bien au rendez vous, accentué par la brusque disparition de BCE.

Les papiers de nos amis, dont la plupart résument des interventions dans le cadre des Débats de Nachaz, reflètent, dans leur diversité même, les périls et les promesses de cette année politique particulière…


Je pense qu’il faut d’abord commencer par poser un diagnostic, celui de la faillite du feminisme mainstream, universaliste et universalisant, héritier chez nous du mouvement MLF français.

Ce féminisme-là a été dépassée au sens dialectique du terme, par ce qu’on appelle les féministes différentialistes qui, indépendamment de leur diversité, se retrouvent dans un triple principe.

  1. L’idée que le problème des femmes ne se réduit pas à la seule question patriarcale, ou, plus exactement, ne se réduit pas une lutte pied à pied avec le mâle, considéré comme la source unique de toutes les discriminations et injustices auxquelles les femmes font face.
  2. L’idée, par ailleurs, que nous somme entrées il y a déjà pratiquement une cinquantaine d’années maintenant dans une ère ou les gens de manière générale et les femmes en particulier, ne désirent pas simplement être reconnus comme individus, mais aussi comme membres de groupe. Ces groupes sont évidemment de natures diverses, religieux, ethniques, sexuels. L’identité collective est une revendication qui revient sur le devant de la scène et c’est un élément fondamental que les féministes doivent prendre en compte, c’est-à-dire ne pas considérer comme une pathologie ou un caprice. Il n’y a pas de pathologie ou de caprice à partir du moment où l’on se sent dominé. Dès lors chercher exclusivement à défendre une égalité arithmétique, je reprends la terminologie d’Aristote, type A=B=C, n’est plus suffisant quand on réclame, dans le même temps, une égalité géométrique, fondée sur la proportion et qui suppose donc un traitement différencié.
  3. L’idée qu’il n’y a pas un bon et un mauvais patriarcat, mais un seul et unique système machiste qui opprime les femmes. Dès lors, la lutte doit être engagée à la fois contre sa propre tradition, la tradition « orientale », pour le dire vite, mais aussi contre la tradition occidentale. C’est seulement en faisant cette « double critique », selon l’expression du sémiologue marocain Abdelkebir Khatibi, que l’on parviendra à avancer.

Ce triple principe s’accompagne d’une condition irrévocable, qui fonctionne comme un credo et qu’on pourrait formuler de la manière suivante : les femmes ne veulent plus de porte-parole féminins auto-proclamées, du « maternalisme » sur le modèle du « paternalisme ». Pour le cas de notre pays, plus spécifiquement, ce credo pourrait se formuler de la manière suivante : les femmes, dans toute leur diversité, ne veulent pas être prises en charge par un féminisme de l’élite socio-économico-académique, qui est quelque part, il faut bien le dire, soit un héritier en droite lignée du féminisme d’Etat postcolonial, soit un avatar de celui-ci mais qui peut être, dans tous les cas, pensé comme le fruit d’une récupération faite d’une manière relativement insidieuse. Mais si cette récupération a pu indéniablement se faire, c’est en raison d’une convergence certaine entre les valeurs de l’Etat postcolonial, bourguibiste et les valeurs de la gauche classique, moderniste, foncièrement anti-cléricale et, en un sens, relativement arrogante. Il s’agissait après tout, pour reprendre le schéma biopolitique foucaldien, d’introduire certaines femmes dans les plus hautes sphères du pouvoir aux fins de contrôler la vie, le corps, la sexualité en vue d’un certain modèle d’émancipation. Or on ne peut forcer les gens à s’émanciper et encore moins de la manière dont on voudrait qu’ils le soient. C’est très difficile à accepter mais il faut parvenir à le faire, car si l’on persiste dans ce type projet paternaliste-maternaliste, il faut naturellement s’attendre à un retour de bâton car la greffe, dans ce genre de situation, ne peut pas prendre.

Le féminisme décolonial apparaît comme une alternative possiblement intéressante parce qu’elle combine à la fois le double principe qui informe le diagnostic initial et le credo dont je viens de parler, celui du refus d’une autorité féministe et féminine surplombante et ce qu’elle implique, à savoir des rapports de force intra-sexe, entre femmes.

Que dit, à quoi invite ce féminisme décolonial et que propose-t-il

  • Il invite d’abord à un repositionnement global, celui d’une certaine intersectionnalité. En effet, pour comprendre la domination dont les femmes sont victimes, il faut d’abord comprendre qu’il n’y a pas une Femme mais des femmes. Il faut ensuite comprendre cette domination comme le lieu de rencontre d’une série de discriminations relatives à un certain nombre de catégories : l’ethnicité, la religion, la catégorie socio-économique. Les combinaisons sont à ce titre infinies.

Il faut enfin comprendre que ce carrefour, ce lieu de rencontre est lui-même mouvant : on n’est jamais noire à proprement parler, mais plus ou moins noire, suivant à qui l’on a affaire et les circonstances dans lesquelles on y a affaire.

Dire cela, c’est refuser l’assignation identitaire comme préalable à tout combat féministe. Un féminisme digne de ce nom ne cherche pas à identifier des profils, surtout lorsque ceux-ci ne sont pas initialement verbalisés ou performés par leurs détentrices. Il est là pour accompagner revendications et penser la résistance hors de cette obsession de la cohérence, typiquement moderne, qui assigne à tout va.

  • Deuxième point, corollaire immédiat de ce qui précède, c’est un féminisme qui respecte l’ancrage identitaire des femmes, y compris l’ancrage qui refuse tout ancrage, car comme chacun sait, le fait de se penser et de se donner à voir comme n’étant ancré en rien – c’est déjà un ancrage. Qui ne cherche pas à les juger pour cela, qui part du principe que chacune a de bonnes raisons de se situer là où elle se situe. Plus que cela, c’est un féminisme qui pense que cet ancrage est le préalable, la condition sine qua non de l’ouverture. Pour le comprendre, il faut penser au compas. Pour tracer un cercle et donc vous ouvrir, tendre vers l’altérité, vous êtes nécessairement amenés à planter la pointe du compas – l’ancrage.
  • Troisième point, peut-être le plus polémique, le féminisme décolonial récuse l’idée d’un projet féministe fédérateur, entendu comme modèle d’émancipation, pour toutes les raisons que j’ai mentionnées précédemment. L’idée qu’on pourrait toutes se retrouver les unes dans les autres n’est pas satisfaisante. Cette idée est en soi une négation de la possibilité même de la solidarité.

Le féminisme décolonial plaide pour le parallélisme des trajectoires, contre le recoupement, la symétrie, le consensus. Pour être solidaires, nous n’avons pas besoin de nous retrouver dans un projet commun. Il n’y a pas de projet commun, il n’y a que des  combats spécifiques dans lesquels nous ne pouvons pas nous retrouver toutes au même titre, avec le même empressement, le même investissement, la même conviction. La seule chose dans laquelle nous nous retrouvons toutes, c’est dans le diagnostic global dont j’ai parlé au début. Pour le reste, si nous prenons au sérieux l’idée que ne pouvons jamais nous mettre à la place de qui que ce soit, il apparaît que nous ne pouvons honnêtement envisager un projet commun, fût-il un projet d’émancipation.

Car les histoires et les vécus des autres, nous ne pouvons jamais nous les approprier totalement pour penser au plus juste et de la manière la plus honnête qui soit, un recoupement, un carrefour ou nous pourrions nous retrouver. Nous pouvons seulement les avoir en gérance, comme quelque chose de précieux qu’on nous aurait confié  pour en prendre soin ponctuellement.

Le féminisme décolonial, au sens où je l’entends, c’est exactement ce souci et ce soin-là. Je peux vous soutenir dans votre démarche parce que vos blessures me renvoient, en amont, à un ennemi dont les traits ressemblent à mon propre ennemi. Mais je n’ai strictement rien à vous dire sur la manière dont vous devriez panser vos blessures parce que vous seule savez quels remèdes sont susceptibles de vous guérir. Ce qui nous lie est cette réciprocité asymétrique, ce parallélisme quasi-ontologique, existentiel capable de fonder une communauté symbolique, sans velléités hégémoniques aucune, en raison, précisément de la profonde conviction que les femmes, de par les périphéries, ne peuvent que suivre des trajectoires parallèles, c’est-à-dire empreintes d’opacité, au sens de Glissant, et donc d’irréductibilité.

L’on n’asservit, en effet, que celles et ceux qu’on pense (à tort ou à raison, c’est un autre problème) pouvoir convertir. En revanche, parce que l’on est habitée par la foi, tout aussi profonde, que l’ennemi est commun et qu’il a usé de la même violence partout où il est passé, une violence qui s’incarne certes à chaque fois différemment suivant les femmes qu’elle cible, une communauté symbolique devient envisageable. Celle des femmes qui pratiquent ce que les féministe sud-américaines nomment sanacion, ce care décolonisé ou nous mettons toutes ensemble, à plat, les maux et les remèdes, en sachant pertinemment que les apparences sont toujours trompeuses et que personne ne souffre de la même maladie.

L’on pourrait ici nous objecter que ce féminisme décolonial est au final individualiste. Je pourrais répondre en deux temps. En disant d’abord qu’il ne l’est pas, au sens où la revendication du parallélisme des trajectoires n’est pas indifférence à l’autre mais respect. Le respect est une autre modalité, bien réelle, de la prise en compte de la distance. Le féminisme décolonial, ensuite n’est pas individualiste parce qu’il préfère penser en termes de personne et non d’individu. Et c’est très exactement cela que présuppose le respect.

Pour ne pas conclure, en paraphrasant le titre d’un film français adapté du roman éponyme de la romancière Anna Gavalda : « Ensemble, c’est tout ». Et c’est déjà beaucoup.

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