Surfer sur les vagues féministes
Monia Ben Jémia

Le mouvement féministe tunisien, contrairement à ce qui est souvent véhiculé, n’est pas un bloc monolithique, il est constitué de vagues, une vague donnant naissance à une autre.

La métaphore des vagues utilisée par plusieurs historiens des mouvements féministes permet d’envisager le féminisme comme un fait social, avec ses ruptures, continuités et discontinuités. La métaphore met l’accent sur un moment « t » du féminisme, « durant lequel le mouvement se reconfigure et se transforme rapidement en réponse à l’évolution de la sociologie de ses militant.e.s et du contexte social » (in « L’essor du féminisme en ligne », Symptôme de l’émergence d’une quatrième vague féministe ? », David Bertrand, Réseaux 2018/2-3 (n° 208-209), pages 232 à 257)

Une nouvelle vague se caractérise par un renouvellement générationnel, de plus jeunes militant.e.s prennent le relais de leurs ainé.e.s, des méthodes d’action nouvelles et une redéfinition des priorités en phase avec les circonstances politiques, sociales et économiques.

Trois grandes vagues ont traversé le mouvement féministe tunisien. La première est celle des pionnières qui s’étale du début du vingtième siècle à l’indépendance, la deuxième des années 70 aux années 90, est celle de la construction du mouvement, la troisième qui s’étale jusqu’à la révolution correspond à la phase de l’institutionnalisation. Une quatrième vague nait avec la révolution et la diversification du mouvement.

  1. Le mouvement féministe tunisien nait dans les années 70, dans l’héritage des pionnières engagées dans le mouvement de lutte pour l’indépendance. Cette première vague qui ne se constitue en associations que vers les années 40, ne constitue pas à proprement parler un mouvement institutionnalisé et se réclamant du féminisme. Constitué d’individualités, réuni d’abord en salons littéraires puis dans des associations, il finit par se diluer dans la lutte pour l’indépendance et se retire après l’obtention du droit de vote en 1957, une nouvelle vague lui succédant dans les années 70. Celle des féministes qui ont investi le club Tahar Haddad. Celles-ci étaient soit de descendantes des pionnières (de Nabiha Ben Milad ou de Gladys Adda, par exemple) soit des militantes de partis politiques de gauche, du syndicat étudiant (UGET) ou ouvrier (UGTT), la plupart étant nées dans les années 40 ou au début de l’indépendance. Ces militantes se sont d’emblée situées dans la continuité du combat des pionniers (Tahar Haddad) et pionnières, la première vague étant caractérisée par sa mixité du moins sur le terrain politique et social. Les associations féminines qui se créent comme l’union musulmane des femmes tunisiennes (UMFT) ou l’Union des Femmes tunisiennes (UFT) engagent quant à elles des actions pour en particulier le droit à l’instruction, au travail et le droit de vote des femmes, lequel est obtenu en 1957. L’ancrage dans la décolonisation, la lutte pour la libération nationale, l’attachement à la souveraineté nationale est une des caractéristiques du mouvement et les militantes des années 70, comme celles qui les suivent s’en réclameront (Dorra et Amal Mahfoudh, « mobilisations des femmes et mouvement féministe en Tunisie », https://www.cairn.info/revue-nouvelles-questions-feministes-2014-2-page-14.htm) . Ce dont atteste la charte de l’Association Tunisienne des Femmes Démocrates (ATFD), créée en 1989.

D’aucuns, par ignorance de l’histoire du féminisme tunisien, présentent le féminisme tunisien comme étant l’héritier du Mouvement de Libération des Femmes (MLF) français. Si la deuxième vague tunisienne nait en même temps que celui-ci, elle n’en est en aucun cas l’héritière, d’autant que les revendications étaient totalement différentes. Le MLF est né pour réclamer le droit à la contraception et à l’avortement, droit acquis pour les tunisiennes depuis les années 60 et renforcé en 1973. Cette revendication n’a donc pas été portée par les féministes du club Tahar Haddad, réunies pour la première fois en 1975.  Exclues dans leur majorité par leur propre parti et/ou syndicats des postes de direction, elles se sont constituées en groupe au club Tahar Haddad pour prendre une parole qui leur était confisquée dans les partis et/ou syndicats et engager le débat public sur la question des femmes. Les partis et syndicats de gauche dont elles étaient issues repoussaient la question féminine à l’ère alors hypothétique, de la révolution. D’où d’ailleurs la constitution d’un groupe féminin, seul à même de permettre cette prise de parole. En aucune manière, ce groupe parce que féminin, n’a été dans une optique de « lutte pied à pied avec le mâle, considéré comme la source unique de toutes les discriminations et injustices auxquelles les femmes font face » (Soumaya Mestiri, le féminisme décolonial, une alternative, Nachaz, Dissonances, janvier 2020).

Ce groupe de réflexion sur les formes que prend l’oppression patriarcale en Tunisie s’est attaché à en saisir les manifestations dans la vie de chacune, accordant au vécu des femmes  une place importante. Des femmes, نساء, sera le titre de la revue publiée par ces mêmes féministes dans les années 80 et qui reprend leur revendication principale, à savoir la participation des femmes à la vie publique, la reconnaissance de l’ensemble de leurs droits et libertés fondamentaux.

Militantes de gauche, dans l’opposition à Bourguiba puis à Ben Ali, les féministes tunisiennes, participent et accompagnent toutes les luttes des femmes (depuis le soutien des premières grèves des ouvrières aux grèves du bassin minier en 2008, en passant par les mouvements des ouvrières du textile dans les années 2000), la grève générale de 1978, les émeutes du pain en 1984,  dans les syndicats étudiants (UGET) ouvriers (UGTT) ou au sein de la Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme (LTDH).

  1. La troisième vague féministe naît avec la création des deux associations féministes (l’ATFD et L’AFTURD en 1989) autonomes qui se démarquent du féminisme d’Etat de Bourguiba, puis Ben Ali (Sana Ben Achour, « le féminisme d’Etat, figure ou défiguration du féminisme ? », https://www.manifeste.org/article.php3?id_article=129). Et cette vague qui est celle de l’institutionnalisation du mouvement autonome voit apparaître des clivages internes et des conflits générationnels.

Les deux associations ont été créées par les féministes du groupe Tahar Haddad.  Elles sont rejointes progressivement par une nouvelle génération de féministes nées dans les années 70, puis 80. C’est de cette rencontre que naissent les premiers conflits générationnels, entre anciennes et nouvelles militantes. Il se poursuivra jusqu’à la nouvelle vague, la quatrième née avec la révolution, à partir de 2010-2011 laquelle voit aussi un renouveau générationnel avec l’entrée de militantes nées dans les années 90.

L’intérêt accru porté aux associations féministes autonomes lors de la révolution et en particulier à l’ATFD amène des demandes massives de nouvelles adhésions. L’ATFD y répond par une position de repli, dans une volonté de défense d’une association dont elle craignait que ne soient perdus les fondamentaux. Jusque-là et tout au long de la dictature, l’ATFD s’était protégée de l’infiltration par le RCD, en contrôlant très étroitement les adhésions. Lors de la révolution, il fallait se protéger d’adhérentes qui, pour n’avoir pas participé à la lutte lors des années de braise, pourraient la pervertir et il faut le dire, voler le leadership des militantes historiques.

Lors de la révolution, la nouvelle génération de féministes se trouve face à un mouvement organisé, d’où cette volonté de rupture, très forte chez les féministes de la quatrième vague, ce qui n’était pas le cas des vagues précédentes. « Rompre avec le féminisme de nos mères » semble être le nouvel étendard de plusieurs jeunes, réunies en associations ou en groupes de réflexion.  Se démarquer des associations mères telles que l’ATFD dans un « refus d’une autorité féministe et féminine surplombante et ce qu’elle implique, à savoir des rapports de force intra-sexe, entre femmes » (Soumaya Mestiri, article précité)

Rompre avec le féminisme universaliste dont se réclamaient les associations autonomes de la troisième vague, pour un féminisme islamique pour certaines, un féminisme décolonial et/ou intersectionnel pour d’autres. Si elles ne sont pas toutes dans la rupture-certaines ont rejoint les associations mères-celles qui le sont réclament plus de diversité, veulent se défaire du carcan associatif, renouveler et rajeunir le mouvement, ce qui est le signe de la naissance d’une nouvelle vague.

Outre ce renouvellement générationnel, de nouveaux moyens de lutte apparaissent, dans l’utilisation massive des réseaux sociaux, autour principalement du thème de la lutte contre les violences. En attestent le mouvement #EnaZeda (moi aussi) qui recueille des témoignages en ligne des violences sexistes et Falgatna (ras le bol) issu des réseaux sociaux et qui a organisé le flash mob chilien « el violador eres tu » (le violeur c’est toi), en l’adaptant à la réalité tunisienne.

 

L’une des initiatrices du mouvement Falgatna en donne la définition suivante: « Falgatna est un mouvement indépendant non hiérarchisé, composé de personnes assignées à la naissance femmes et/ou s’identifiant en tant que femmes, solidaires, responsables, soucieu.ses et attentionné.e.s, qui valorisent leurs différences et favorisent le respect, l’empathie et la sororité. Falgatna est féministe, intersectionnel, citoyen et se bat contre le patriarcat, la discrimination et la violence de tous genres. Falgatna rejette l’hégémonie impérialiste et est anti capitaliste et décolonial, lutte contre la Queer phobie, xénophobie, racisme, classicisme, élitisme et pour les libertés individuelles. Falgatna s’exprime dans un langage artiviste via des actions de terrain et digitales. C’est un pool/hub d’échange d’idées, de réflexions collectives, de discussion. Falgatna dénonce l’oppression à laquelle nous faisons face, dans toutes les branches de la vie » (Amal BintNadia, sur la page Face Book de Falgatna)

Définition significative de la volonté de diversité, de mixité et du refus du carcan associatif, organisationnel, de la hiérarchie. Le mouvement féministe a toujours été ainsi, rebelle, ce n’est pas une mer morte, mais une mer qui gronde.

  1. La mixité s’est peu à peu introduite dans les associations féministes autonomes sous la poussée des nouvelles générations. Elle s’introduit d’abord par la réservation d’espaces mixtes pour les jeunes militantes dans le club des jeunes de l’ATFD puis dans l’Université féministe Ilhem Marzouki, créée en 2008. Aujourd’hui, il dépasse ces frontières internes et de plus en plus d’hommes (jeunes) s’associent au mouvement et accompagnent les militantes dans toutes leurs actions.

La diversité est aussi au cœur même du féminisme, y compris des anciennes vagues. Association tunisienne des femmes démocrates ou Association des femmes tunisiennes pour la recherche et le développement, les féministes ont toujours mis l’accent sur l’absence d’une identité unique des femmes. La lutte contre la violence sexiste avec la création du Centre d’Ecoute et d’Orientation des Femmes Victimes de Violence en 1993 en atteste. C’est en écoutant les femmes victimes de toutes les formes de violences, que toutes les revendications ont été faites.

La perception des féministes comme étant une élite détachée de la réalité sociale de leur pays est une légende car écouter les femmes puis ensuite porter leurs voix avec la cohérence nécessaire au changement des politiques publiques et de la législation a toujours été au cœur de leur combat. Des femmes et non pas une femme constitue l’épine dorsale du féminisme tunisien.

Le pluralisme politique au sein des associations historiques s’est également posé et ce, dès les origines. Unir l’UMFT et l’UNFT, une organisation musulmane des femmes et une organisation plurielle qui unissait musulmanes, juives et chrétiennes et pour laquelle les pionnières s’étaient entendues à l’indépendance. Qui ne s’est pas faite, l’indépendance avec la sécularisation du droit tunisien en particulier le statut personnel ayant mis fin au cloisonnement des communautés religieuses.

La question du pluralisme politique s’est reposée durant la deuxième et troisième vague dans l’opposition des gauches, entre communistes et partisanes d’une gauche plus ou moins radicale. Et lors de la naissance de la quatrième vague où se sont opposées au sein des associations autonomes, les féministes centristes, soutiens de BCE et de Nida Tounes, et les féministes se réclamant des gauches, elles-mêmes toujours en conflit.

L’intersectionnalité n’est pas non plus ignorée par le féminisme tunisien, il le pénètre, et de plus en plus avec la quatrième vague. L’association tunisienne des femmes démocrates, sous l’impulsion des nouvelles générations entretient des relations étroites avec les associations LGBTQI+++ créées lors de la révolution. Dès la fin de la troisième vague, soit avant même la révolution, l’ATFD soutient ouvertement et clairement le droit à l’orientation sexuelle. Lors des festivités de son 30ème anniversaire, en juillet 2019, c’est avec les associations LGBTQI+++ qu’elle le fête autour du thème des droits sexuels et reproductifs. Elle soutient et entretient des partenariats avec les associations de défense des minorités religieuses ou raciales dont Mnemti.

Pour conclure,

Sortir le féminisme de l’emprise d’un mouvement perçu comme autoritaire, non inclusif, faire table rase du passé est le signe d’un renouvellement générationnel et de la naissance d’une quatrième vague qui veut revivifier le mouvement féministe en y instillant, plus de diversité, moins d’autorité et plus de démocratie.

Mais la vague vient du même océan féminisme, « elle […] vient des chantiers, des ateliers, des écoles, des campagnes ; elle monte de partout où les corps des femmes sont accablés, où les cœurs des femmes sont brisés. Elle monte du peuple féminin qui halète sur les machines, pâlit sur les registres ; du peuple féminin qui a faim, qui a froid, qui pleure, qui pense. […] Elle monte à l’assaut de l’injustice sociale, des préjugés, des erreurs, de la violence érigée en dogme » (in « Faire naître et mourir les vagues : comment s’écrit l’histoire des féminismes », Bibia Pavard, Revue Itinéraires, 2017-2 | 2018 1).

Monia Ben Jémia,
Tunis,
Janvier 2020

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