Syrie. Hayat Tahrir Al-Cham, radioscopie d’une mutation idéologique, Par Sylvain Cypel – Patrick Haenni – Sarra Grira
source de l’article: orientxxi.info
Les origines djihadistes de Hayat Tahrir Al-Cham (HTC), faction à l’origine de l’offensive qui a conduit à la chute du régime de Bachar Al-Assad, poussent nombre de commentateurs à en faire tout simplement un avatar d’Al-Qaida. Mais l’expérience de gouvernance menée par le groupe depuis 2017 à Idlib a provoqué des mutations, rendant complexe la classification de HTC. Le chercheur Patrick Haenni, qui se rend sur place depuis 2019, en livre une analyse, à travers des propos recueillis par Sylvain Cypel et Sarra Grira.
La prise d’Alep par Hayat Tahrir Al-Cham (HTC), première étape cruciale vers la chute du régime de Bachar Al-Assad, est le résultat d’une double évolution. La première est le lent pourrissement des institutions étatiques qui s’est traduit par une incapacité du régime à répondre à une attaque menée au début par 250 combattants à peine. De nombreux pays, occidentaux notamment, avaient fondé leur politique syrienne sur le maintien du régime, ce qui permettrait de préserver les institutions de l’État et éviter le chaos. En réalité, c’est l’inverse qui s’est passé. Depuis plus de dix ans, le régime a mené un long travail de sape des institutions publiques : privatisations sauvages, prédation généralisée, renforcement des milices au détriment de l’armée et une économie fondée sur le narcotrafic.
Cela s’est vu sur le terrain militaire, avec une bureaucratie militaire défaillante, des chaînes de commandement qui ne fonctionnaient pas et des ordres qui ne passaient pas. Les communications entre les lignes de front et les dépôts des stocks ne se faisaient pas non plus. Prise de vitesse face à la blitzkrieg des forces rebelles menées par HTC, l’armée n’avait plus aucune capacité à se regrouper. Sur le terrain, les hommes ont renoncé au combat, les tanks étaient bloqués par manque de fuel, les réserves ayant été vendues au marché noir par des soldats, souvent de jeunes conscrits musulmans sunnites, et par leurs officiers sous-payés. Quant aux milices alaouites, à mesure que les combats s’approchaient de Homs, elles n’étaient plus prêtes à subir une nouvelle saignée dans leurs rangs.
Une « bonne conduite » de la guerre
La deuxième évolution qui explique le succès de la prise d’Alep, et, au-delà, celle du reste du pays, est la projection sur le champ de bataille du recentrage idéologique entamé par le commandement de HTC dans la province d’Idlib depuis 2017. Dans sa communication à l’égard des civils, Abou Mohamed Al-Joulani a su se glisser dans une posture de leader national, avec des messages d’apaisement envers les communautés locales, chrétiennes et chiites, et le refus d’engager le combat contre les Kurdes dans leurs bastions alépins de Cheikh Maqsoud et Achrafiyeh. Pour la première fois dans l’histoire de la révolution syrienne, cette posture s’est traduite dans les règles d’engagement des combattants. Alors qu’ils étaient en pleine bataille à Hama, une structure d’urgence de surveillance des quartiers, composée de près de 10 000 hommes, a permis d’éviter les exactions ou le pillage à grande échelle d’Alep. De même, il n’y a pas eu de départ massif de la population. Des consignes ont certes assuré la discipline des troupes, d’une part. D’autre part, une partie des chrétiens d’Alep était en contact avec ceux des régions d’Idlib, qui les ont rassurés, ces dernières s’étant entendu pour vivre sous l’autorité de HTC à Idlib.
Cette relative « bonne conduite » de la guerre, attestée par des dizaines de témoignages de notabilités locales chrétiennes, kurdes et chiites à Alep, Homs et Damas, est souvent mise sur le compte du pragmatisme du mouvement. En réalité, elle témoigne d’une mutation idéologique en profondeur menée par HTC en temps de « paix », soit bien avant cette guerre, dans l’enclave d’Idlib.
En effet, HTC n’est pas un mouvement qui s’est transformé à l’issue d’une grande révision doctrinale de déradicalisation, comme ont pu le faire certains groupes djihadistes égyptiens ou libyens. Une trajectoire de déradicalisation opère déjà depuis quelques années, à travers une succession d’adaptations tactiques à un nouvel environnement géostratégique ou local. Ces adaptations vont être le moteur principal d’un recentrage politique qui ne s’appuie pourtant pas sur une nouvelle théologie. Non théorisée, cette « révolution silencieuse » est à la fois profonde et durable.
Rupture avec Al-Qaida
Le premier acte de ce recentrage consiste dans la coupure avec le djihad global et la rupture des liens organisationnels avec Al-Qaida, qui s’est prolongée par une rupture idéologique avec les penseurs du djihad global, comme Abou Mohamed Al-Maqdissi. Ces derniers étaient particulièrement inquiets de la dilution du djihadisme dans une geste révolutionnaire aux contours politiques et doctrinaux flous.
Le découplage avec le djihad global s’accompagne d’une reconnexion avec le local qui débute un an plus tard, en 2017. Cette année-là, HTC facilite la mise en place de la première structure centralisée à Idlib, le Gouvernement syrien du salut. Sous le maître-mot de l’institutionnalisation, il concentre le pouvoir entre ses mains. Dès lors, tous les organismes locaux, émanant des années de la révolution — des factions, les comités locaux de l’opposition, tous ces organismes de l’opposition qui ont été soutenus par les Occidentaux —, deviennent des concurrents.
Bien qu’instrument de contrôle, la gouvernance devient simultanément un espace de transactions et de concessions idéologiques pour HTC. Contrairement aux Kurdes avec l’administration autonome dans le nord-est, qui ont une idéologie et une vraie bureaucratie d’État, il n’y avait aucune projection utopique de la part de HTC sur le Gouvernement du salut. Joulani le définissait d’ailleurs comme un gouvernement de « gestion de crise », autrement dit, provisoire.
Cette structure va se mettre en place en collaborant avec les élites locales, technocrates révolutionnaires ou islamistes, à l’instar de Mohamed Al-Bachir, aujourd’hui en charge de mettre en place le premier gouvernement de transition. Al-Bachir est un universitaire et ingénieur doté d’une formation religieuse, mais sans passé islamiste radical. Toutefois, le gouvernement reste sous le contrôle du premier cercle de Joulani sur les questions stratégiques. Le but recherché de cette institutionnalisation était d’en finir avec un double héritage. Le premier est celui du caractère éclaté de la « révolution sans leadership » des origines, représentée encore dans les multiples factions et conseils locaux. Le second héritage est celui de la structure décentralisée de Jabhat Al-Nosra, qui fonctionnait en secteurs, chacun étant tenu par un tandem représentant les pouvoirs religieux et militaire ; une structure où restait une partie de la mouvance radicale issue des premières années djihadistes.
Ainsi, la « relocalisation » nécessaire pour couper les ponts avec le djihad global a conduit simultanément à une dynamique de déradicalisation, non par souci de modération, mais par volonté de contrôle.
Une revanche de la société
Pour contrer l’influence des cheikhs du djihad global et établir un référentiel idéologique alternatif, tout en continuant à s’ancrer localement, HTC adopte l’école de jurisprudence chaféite, plus proche du soufisme des populations locales. Cela lui permet de continuer à minorer le poids de la vieille garde djihadiste salafiste, en traquant les cellules restantes d’Al-Qaida et de l’organisation de l’État islamique, grâce à deux unités spécifiques de la Sécurité générale à Idlib. Certains sont exclus, d’autres arrêtés. Le reste est « dilué » dans des structures cléricales plus larges, dont les salafistes n’ont pas le contrôle, comme Dar Al-Ifta (Maison de la jurisprudence), l’institution en charge d’émettre les avis religieux.
Pour gérer les 1 200 mosquées existantes à Idlib, HTC a le choix entre imposer ses hommes ou laisser la place au bas clergé émanant des communautés locales. L’organisation opte pour le second, sans imposer une ligne unique pour les prêches du vendredi. Tout au plus, le ministère des affaires religieuses fait des propositions de thématiques, davantage liées aux questions de rites qu’à des questions idéologiques ou encore moins djihadistes, et laisse aux prédicateurs le choix de les adopter. Dans ce contexte, les pratiques soufies, abhorrées par le salafisme rigoriste, reviennent petit à petit, avec la célébration de la naissance du Prophète, des conseils de récitation religieuse (dhikr), la visite des tombeaux des saints ou la reconnaissance des instituts religieux d’obédience soufie.
Ainsi, là où les salafistes appelleraient à « purifier le dogme » et à réformer la société, c’est l’inverse qui se produit avec HTC. L’on assiste à une revanche de la société qui transforme en profondeur le mouvement, non pas dans son idéologie — qui reste floue —, mais dans ses positions et son fonctionnement au quotidien dans la gestion du fait religieux à Idlib. À travers son interaction avec les communautés locales, HTC s’est « désalafisée ».
Si le groupe accepte ce retour de balancier de la société, c’est d’abord parce qu’il n’est pas suffisamment nombreux, ensuite parce qu’il ne veut pas s’antagoniser la population. La priorité à ses yeux est l’effort militaire contre le régime, non le prosélytisme idéologique. D’où l’alignement doctrinal sur un « centrisme » théologique attrape-tout, « entre l’exagération dans la radicalité (al-ghoulouw) d’un côté, et l’exubérance déviante de l’islam confrérique de l’autre », selon un des responsables religieux du mouvement.
Le sort des minorités confessionnelles
Quant à Joulani, il ne faut pas oublier que c’est un combattant, un révolutionnaire qui rêve du « grand soir », et qui est mal à l’aise dans son rôle de gouverneur d’une poche pauvre et sans importance stratégique comme Idlib.
Pour lui, la confrontation avec Damas a toujours été l’objectif. Mais c’est aussi un politicien qui doit faire des concessions, non seulement idéologiques, face à une société conservatrice mais non radicale, mais aussi militaires et stratégiques.
En mars 2020, après une bataille de neuf mois contre le régime et la perte de 40 % du territoire qu’HTC contrôlait, la Turquie et la Russie signent la trêve qui met fin à leurs combats dans le nord-ouest du pays. Non seulement HTC l’entérine, mais elle la défend en l’imposant aux autres groupes armés présents sur la ligne de front.
Là encore, la coopération avec la Turquie n’est pas évidente et nécessite un repositionnement idéologique. La présence turque est contestée dès 2018 dans les territoires rebelles. Pour certains, l’armée turque, une armée de l’OTAN, émanation d’un État laïc, est une organisation athée et « la recherche d’appui chez les infidèles » (al isti’ana bil kouffar) est rejetée par certains cheikhs désormais exclus du mouvement.
Ainsi, ce repositionnement stratégique va accentuer la polarisation face aux groupes radicaux restant, notamment Horrâss Al-Dîn (les Gardiens de la religion), la branche syrienne d’Al-Qaida, qui vont lancer une attaque contre le régime en juillet 2020 et briser la trêve. HTC riposte et impose au mouvement sa démilitarisation. Depuis, Horrâss Al-Dîn a basculé depuis lors dans la clandestinité.
À cette même période, Joulani commence à penser que la base du régime, notamment alaouite, s’affaiblit. Il voit une opportunité stratégique et veut se positionner comme une figure d’envergure nationale. Il s’appuie sur les minorités existantes dans la poche d’Idlib, soit trois villages chrétiens, où vivent bon an mal an environ 800 personnes, et une communauté druze passée au cours de la guerre civile de 18 000 à 6 000 personnes.
Le premier geste à l’égard de ces chrétiens a été de leur rendre leurs maisons, occupées en partie par des familles de combattants, voire de combattants étrangers, de groupes non affiliés à HTC. Il a donc fallu beaucoup négocier. Il y a également eu de longues discussions, plus compliquées, sur la restitution des terres agricoles. Et ce sont là des problèmes qui ne sont toujours pas résolus. Mais c’est une dynamique suffisante pour que des chrétiens, escortés par HTC, quittent les zones du régime où ils s’étaient réfugiés et reviennent, en 2022, dans leurs villages autour d’Idlib.
Un recentrage idéologique
Jusqu’à maintenant, HTC n’a fait aucun aggiornamento idéologique. Ils préfèrent rester dans une espèce de flou, plutôt que d’affirmer clairement une ligne qui risquerait d’antagoniser les conservateurs restant encore dans le mouvement. Avec la prise de Damas, cette clarification idéologique devient bien entendu plus cruciale que jamais ; l’enjeu étant, d’une part l’acceptation locale et, d’autre part, la reconnaissance internationale de la nouvelle autorité à Damas.
De fait, quand on demande aux leaders du mouvement de se définir, on a autant de réponses que d’individus interrogés. Certains se définissent comme conservateurs sunnites, d’autres comme révolutionnaires islamistes, d’autres encore comme djihadistes politiques… Mieux vaut donc attendre avant de leur mettre une étiquette de manière définitive. Un de leurs leaders nous disait à un moment : « Nous serons davantage le produit de la dynamique en cours que d’une idéologie préconçue. »
Ainsi, HTC est un mouvement qui, de manière successive et par paliers, se transforme de manière significative pour des raisons soit liées à des contraintes stratégiques imposées par son environnement régional (présence de la Turquie), soit à des accommodements avec la société locale. Elle évolue ainsi vers un recentrage idéologique sunnite, islamique, conservateur et révolutionnaire. Mais cela provoque la résistance des ailes dures. Par souci de cohésion, celle-ci est soit exclue, soit réduite au silence.
Nous sommes en quelque sorte dans une logique thermidorienne. On tourne la page de la Terreur, et l’on fait le pari des majorités silencieuses autant pour consolider le pouvoir en interne, et éliminer ce qui reste de la minorité radicale, que pour se projeter comme alternative nationale. Quand Joulani s’est ouvert aux minorités chrétiennes et druzes, contrairement à ce qui a été beaucoup dit par des commentateurs, son objectif n’était pas tellement le flirt avec l’Occident, mais un message en direction du pays qu’il est une alternative d’envergure nationale et pas seulement un commandant rebelle.
En réalité, le passage de l’expérience d’Idlib à celle de Damas, c’est-à-dire le changement d’échelle du local au national, fonde des défis à plusieurs niveaux et de nature différente. Des défis qualitatifs d’abord : comment penser la transition pour un mouvement plus équipé pour l’action armée et la gouvernance locale que pour la gouvernance nationale, et qui a bien quelques lignes rouges (éviter la « débaathification » comme en Irak, juguler les désirs violents de vengeance, composer avec les minorités), mais pas de stratégie claire.
Un défi quantitatif ensuite : car le Gouvernement syrien du salut était une toute petite structure de moins de 7 000 fonctionnaires. HTC n’est pas un mouvement de masse pouvant tabler sur un ancrage dans les secteurs professionnels et les classes moyennes. Il y a un énorme déficit de ressources humaines et le cercle de décision actuel risque d’être confronté à un effet de saturation, ne serait-ce que sur le plan sécuritaire. HTC mobilise aujourd’hui entre 10 000 et 15 000 combattants. Ils représentent la force dominante dans les combats mais ils ne sont pas les seuls. Il leur faut contrôler la prolifération des armes dans la société ainsi que la reformation de milices rebelles à la faveur du désordre en cours. Ensuite, éviter la compétition factionnelle. Enfin, maitriser les groupes djihadistes, et pas seulement étrangers, dans un contexte où la rhétorique confessionnelle renaît en dépit de la ligne du mouvement et des multiples initiatives de désescalade entre le nouveau commandement et les différentes communautés. Celles-ci — chiites à Damas et au Nord d’Alep, chrétiens à Alep et à Homs, Alaouites sur la côte et à Damas, Druzes dans le Sud et la capitale — ont d’ailleurs rapidement coopéré.
Alors qu’Idlib dans son ensemble appartient à un écosystème social confortable pour HTC (musulmane sunnite, conservatrice, révolutionnaire), le passage d’Idlib à Damas nécessitera de penser la diversité communautaire, mais aussi l’engagement des élites urbaines damascènes et l’entrée dans le jeu géostratégique par la grande porte, celle de Damas.