BONNE FEUILLES : Non, je ne suis pas un « laïciste » !

Slim Laghmani

Ce texte  est la conclusion de l’ouvrage « Islam, le possible et le pensable », publié à Casablanca (Editions Le Fennec) en 2005.
Selon l’auteur, elle livre le sens de sa contribution à la Commission droits individuels et égalité

Quel est le sens de notre discours ? Dans quelle direction s’oriente-t-il ? Il convient, en guise de conclusion, de nous interroger sur notre démarche en la situant par rapport à l’alternative analysée par Abdelmajid Charfi : «Islamiser la modernité ou moderniser l’Islam ?»  (Abdelmajid Charfi, Al-Islâm wa-l-hadâtha, (Islam et modernité), Tunis, Sud Editions, 1998, p. 124 et ss.).
Cette question qui, à première vue, indique deux voies possibles pour concilier Islam et modernité, est, en fait, le plus souvent posée afin de reproduire l’irréductible opposition entre Islam et modernité au sein même d’une problématique apparente de conciliation. Islamiser la modernité reviendrait à ordonner la modernité à l’Islam et moderniser l’Islam viserait à ordonner l’Islam à la modernité. Dans un cas, il s’agirait de nettoyer la modernité, de la laver de ses salissures anti-islamiques ; dans l’autre, il s’agirait d’expurger l’Islam de ses archaïsmes afin de le rendre digne de la modernité. La première démarche procède d’un islamisme larvé ; la deuxième, d’un modernisme hypocrite. Autrement dit, poser cette question revient à montrer la vanité de tout discours de conciliation. Pourtant, cela n’est pas le cas : on peut répondre nettement à cette question et affirmer, en même temps, qu’il y a une réelle conciliation, c’est-à-dire, au fond, une manière de vivre tranquillement l’Islam et la modernité.
Et notre réponse a été celle-ci : Il faut moderniser l’Islam, mais on peut réussir dans cette entreprise sans universaliser le concept même de modernité, c’est-à-dire sans le «désoccidentaliser». Pour argumenter cette réponse, pour montrer qu’elle réalise une authentique conciliation, il nous faut revenir sur les concepts d’Islam et de modernité que nous avons soigneusement évité de définir de manière formelle jusqu’ici.
Les concepts d’Islam et de modernité figurent parmi ceux qui sont clairs tant qu’on évite de les définir. Le contexte est généralement suffisant pour indiquer le sens attribué au mot. Le monothéisme islamique, le «Message de l’Islam», l’Empire islamique, l’Etat islamique, le droit islamique, la calligraphie islamique, l’architecture islamique, sont des expressions qui disent clairement ce qu’elles veulent dire. Pourtant, la difficulté, voire la gêne, s’installe dès qu’il s’agit de définir, non pas tellement du fait de la polysémie du mot – qui selon les cas désigne une révélation, une religion, une foi, une histoire, une civilisation, une culture, un art – mais parce que, malgré la polysémie, nous avons une irrésistible envie de donner une définition unitaire. On pourrait en dire autant de la modernité qui désigne aussi bien des valeurs (sacralité de l’Homme, démocratie, droits de l’homme) que des attitudes philosophiques (critique, rupture, changement) que des réalités (histoire, art, mode de vie, rapports de force…).
Une manière simple, mais stipulative, de régler ce problème est de revenir à l’origine.
Quelle est la signification première de l’Islam ? Dans quel sens est-ce que le mot Islam peut aussi être employé comme substantif et pas seulement comme qualificatif ? La réponse est aisée : A l’origine, l’Islam désigne une Révélation, c’est-à-dire un discours, un texte d’origine divine transmis par un Prophète, un Messager, Mohammed, révélation qui a emporté la foi, l’adhésion des gens qui s’en réclament.
Quelle est la signification première de la modernité, celle «que les dictionnaires enregistrent en premier, celui que l’homme de la rue citerait en premier» (Umberto Eco, Les limites de l’interprétation). Ici aussi la réponse est aisée : Ce qui est moderne, c’est ce qui appartient au temps présent. La modernité, c’est ce qui est contemporain et novateur, et ce Présent, que pour une large part nous subissons, est constitué de valeurs, de connaissances, de données économiques, sociales, technologiques…
Si l’on part de cette détermination des concepts, si l’on admet que l’Islam est une Révélation, un discours transcrit donc un Texte et que la modernité est une réalité (notre Présent), l’islamisation, réelle et non pas seulement verbale ou superficielle, de la modernité est impensable, c’est une proposition dépourvue de sens (au sens que la philosophie analytique donne à cette expression) dans la mesure où ce n’est pas le Texte qui islamise, mais une action humaine entreprise sur la base d’une compréhension du Texte. Or, nous l’avons soutenu, cette compréhension est inscrite dans l’histoire. En fonction des compréhensions retenues, on aurait alors affaire à des compréhensions traditionnelles ou modernes de l’Islam et donc, non pas à une «islamisation de la modernité», mais à «une modernisation de la modernité» ou à «une ‘traditionnalisation’ de la modernité» et ce sont là des propositions dépourvues de sens.
Par contre, la modernisation de l’Islam, est pensable, parce que précisément, elle n’en est pas la négation. Elle signifie un renouvellement de la doctrine de l’Islam, c’est-à-dire la substitution d’une lecture nouvelle du Texte révélé, une lecture qui réponde aux nécessités de l’époque où l’on vit, à une lecture qui était « moderne » au moment où elle a été élaborée, mais qui ne l’est plus. Une telle démarche n’instrumentalise pas l’Islam, elle est même la seule qui permette de vivre l’Islam non comme une religion que nous avons héritée ou comme une arme contre l’altérité, mais comme la marque spécifique de notre modernité.
C’est donc à la lueur des valeurs de la modernité, à l’aide des connaissances qu’elle met à notre disposition et compte tenu des réalités qu’elle nous impose que nous avons tenté de répondre à la question : «A présent, comment comprendre le Texte ?» Cette interrogation est un élément d’une question plus globale, la question de l’identité : «A présent, que faire ?»

Janvier 2005

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