Bizerte 2013 : De la subjectivité avant toute chose – Atelier d’analyse filmique et d’écriture sur le cinéma

A l’occasion d’un tour de table le jour du démarrage de l’atelier « analyse filmique et écriture sur le cinéma » dont les activités se sont déroulées tout au long de la manifestation « Rencontre cinématographique de Bizerte (2013)», les participants, amenés à répondre successivement aux deux questions suivantes « Quel est votre rapport au cinéma ? » et « Que veut dire le mot « critique » pour vous ? », avaient tendance à préciser qu’ils n’étaient pas spécialistes de cinéma. C’était justement cette précision pointant de manière plus ou moins consciente, plus ou moins assumée, la question de la légitimité qui intéressait les animatrices que nous étions d’autant plus que nous n’étions pas vraiment des spécialistes. Chacun de nous, participants et animatrices, avait quelque chose à dire sur le rapport singulier qu’il avait à l’image et au cinéma. Le tout était d’être conscient de cette singularité et de pouvoir la mettre en mots. Des souvenirs d’enfance ont surgi, des contextes différents, selon l’histoire familiale de chacun et selon les générations, où s’enracine un rapport particulier à l’image ont émergé lors d’une discussion à bâtons rompus où chacun d’entre nous avait (ré)exploré de manière quasiment « sauvage » ou anarchique sa mémoire de spectateur. La génération des participants est plus marquée, en effet, par une consommation accrue des productions télévisuelles, puis des images véhiculées par les réseaux sociaux où ils ont été rejoints par d’autres générations au point que tout le monde s’est senti logé à la même enseigne. Des souvenirs de rencontres avec un film, un cinéaste, un univers et parfois avec des textes sur le cinéma ont été mis en lumière. Il y avait de quoi faire avec tout cela, il y avait de quoi faire aussi avec l’excellente sélection des films proposés par les organisateurs de la Rencontre et projetés chaque soir au fort espagnol de Bizerte.

Au début, nous sommes partis du principe de la non obligation de résultat comme l’avait suggéré le cinéaste Jilani Saadi qui est aussi membre de l’Association Bizerte Cinéma et l’un des organisateurs de la manifestation : nous avions l’intention de prolonger dans le cadre de l’atelier les débats avec le public qui suivaient les projections et d’essayer d’écrire sur les films. Des discussions sur les films, nous en avons eues tous les jours, nous avons eu l’occasion aussi de comprendre, grâce à la participation d’Ikbal Zalila, enseignant et critique de cinéma, comment s’article une séquence, et des textes, il y en eu quelques uns que nous avons décidé par la suite de publier.

Pourquoi donner à lire ces textes qui ont été produits, parfois avec le concours des animatrices, dans le cadre d’une démarche qui se voulait d’abord expérimentale ? Sans être des partisanes d’une « démocratisation » à outrance  du discours et de l’écriture sur le cinéma, il y a dans cette démarche qui consiste à publier les textes de ces jeunes participants qui ont écrit pour la première fois des critiques de films un désir d’aller à contre-courant d’une image figée et forcément biaisée de la cinéphilie et de la critique de cinéma, parfois doublement entretenue par les cinéphiles-critiques et par ceux qui estiment qu’ils n’ont rien à voir et à partager avec cette « secte » et qui se sentent en deçà quelle que soient la pertinence de ce qu’ils peuvent dire sur les films. Nous nous rendons compte a posteriori qu’il y a dans le principe des ateliers d’écriture quelque chose qui va à l’encontre d’une certaine perception commune de ceux qu’on appelle en arabe « ahl edheker » (« les spécialistes » ou encore « ceux dont la parole fait autorité, ceux qui sont dignes d’êtres cités »). Or il se trouve que la seule autorité qui vaille est sans doute celle de la singularité du point de vue sur le film et celle du discours où se déploie cette singularité. Nous nous rendons compte toujours a posteriori qu’animer un atelier d’analyse filmique et d’écriture sur le cinéma revient en quelque sorte à favoriser l’autonomie du regard dans son double rapport dialectique à la subjectivité du spectateur et du créateur car ce qu’il y a à l’origine du geste créatif, qu’il soit de l’ordre de la création cinématographique ou du commentaire, c’est souvent un « roman familial » sur lequel se greffe une histoire « commune ». On a tendance justement à perdre de vue quand il s’agit d’appréhender le discours sur le cinéma (parce qu’on se laisse impressionner par ce qu’on estime communément à tort hors de portée pour le spectateur ou le lecteur) qu’une certaine aptitude à faire parler l’image est souvent le fruit d’une histoire singulière.

Les textes que nous publions portent sur des films différents et étant conscientes que la première manifestation de la singularité consiste dans le choix du film sur lequel on écrit, il n’y a eu aucune intervention sur ce choix. C’est la raison pour laquelle il y a eu des textes sur les mêmes films : celui de Larissa Sansour Nation Estate doublement et différemment commenté par Majd Mastoura et Hamdi Majdoub et Waiting P.O de Bassem Cheikhis sur lequel se sont interrogés Wejdane Ben Chaabane, Taha Marnissi, Hazem Aounallah et Hakim Guesmi. Il nous semble significatif que les films ayant suscité le plus d’intérêt sont ceux qui se distinguent par un traitement décalé du rapport à la Palestine et que le film le plus commenté soit celui qui verse abondamment dans l’absurde. Et tout se passe comme si ces textes étaient autant d’entrées à l’univers du film et des tentatives multiples de la « quête d’un sens » pour reprendre le titre du texte de Wejdane ou d’une « persévérance » dans cette quête comme le suggère aussi le titre formulé par Taha. L’intérêt pour une représentation décalée et libre se lit aussi à travers l’article de Leila Galaï sur Demande à ton ombre de Lamine-Ammar Khodja où elle a perçu un refus de « l’image de se soumettre à toute convention » ; la beauté de  cette l’image « à l’état brut » lui semble « enlever toute barrière entre le film et nous ». A ces textes qui interrogent, chacun à sa manière l’intérêt suscité par un film, s’ajoute une lecture qui établit un lien entre ce qui se donne à voir sur l’écran dansLa Vierge, les Coptes et moi de Namir Abdelmassih et l’histoire personnelle d’un spectateur, Hakim Guesmi, qui a choisi d’écrire sur ce film et qui nous plonge de plain-pied dans un rapport intime au cinéma par le biais de sa « caméra familiale » ressuscitée dans le flux de l’écriture.

Sihem Sidaoui, Hajer Bouden et Insaf Machta

Juillet 2013

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