Entre projection et représentation (1) – Tahar Chikhaoui
Tâtonnant, incertain, provisoire, le texte qui suit est plus (ou moins) qu’une hypothèse : une réflexion en cours, que je mets à l’épreuve d’une réalité mouvante et d’un débat souhaité. Le premier jet d’une série d’articles qui seront autant un développement que des tentatives d’affinement d’une réflexion articulée autour de quelques dualités
telles que représentation/projection, culture/art, démocratie/liberté prenant appui sur le cinéma mais s’élargissant en cercles concentriques pour toucher d’autres domaines comme la politique, la société, la culture, etc.
Au-delà du problème social, et de la nécessité d’y faire face au plus vite, le défi majeur auquel la démocratie naissante se trouve confrontée est la question de la liberté. Démocratie et liberté, deux termes majeurs qui seront constamment présents à l’horizon d’une réflexion dont le point de départ et d’appui sera le cinéma et plus largement l’image, lieu d’écho et d’expérimentation de la pratique politique et sociale. Ainsi du moins le conçois-je. Pourquoi les deux plus grosses polémiques, ou parmi les plus grosses de l’année ont tourné autour du septième art. Pour répondre à cette question, il m’a semblé devoir distinguer entre deux traits caractéristiques du cinéma : la représentation et la projection. Le cinéma n’existe dans un pays que s’il arrive à participer, à côté des autres formes d’expression artistique, à la prise en charge d’une partie importante des paradigmes culturels d’une société, à constituer une composante essentielle du montage des représentations d’une communauté. Cela suppose et implique une production importante de films, un stock d’images suffisant pour créer une mémoire populaire c’est à dire un marché, des salles de cinéma, un public, une industrie, bref une culture. Le cinéma n’assure sa fonction de représentation qu’à cette condition. Elle n’existe pas en Tunisie qui ne compte plus que de treize salles de cinéma et produit en moyenne deux films par an. La deuxième caractéristique du cinéma est, me semble-t-il, la projection. Un film de cinéma, pour être une projection doit s’élever au niveau artistique, il doit offrir une proposition originale, une formulation singulière dans laquelle la référence culturelle n’est pas la matière mais le matériau, non pas l’horizon mais l’arrière-fond. Ce statut de projection existe dans un certain nombre de films tunisiens, prétend l’être dans beaucoup d’autres. Or la projection suppose la représentation comme l’art suppose la culture, car l’écart qu’opère une œuvre n’a de sens, n’existe en tant qu’écart que par rapport à une norme établie. La fragilité du « cinéma tunisien » et les malentendus qui en découlent s’expliquent par ce paradoxe. De là vient qu’on a souvent appliqué l’expression de cinéma d’auteur aux films tunisiens. Ils sont en réalité plus différents les uns des autres qu’ils ne le seraient par rapport à une culture cinématographique dominante qui en réalité n’existe pas. L’abus de l’usage de l’expression « film d’auteur » suppose une culture qui fait défaut. Or si on ajoute à cela que l’absence de cette culture s’inscrit dans (et s’explique en partie par) un contexte marqué par un grand déficit de liberté d’expression on comprend que l’audace qui consiste à transgresser un tabou se confond aisément avec l’originalité. Pas seulement dans l’esprit du spectateur mais aussi dans celui de « l’auteur ».
Cette dichotomie représentation/projection envisagée dans le domaine du cinéma me semble renvoyer à une autre dichotomie située dans le domaine de la politique, celle de liberté/démocratie. Il ne s’agit pas d’établir une correspondance parfaite entre ces dualités pour la bonne raison que nous passons d’un ordre de réalité à un autre autrement différent mais je hasarde un renvoi ou un jeu d’homologie imposé par la circonstance, conscient dois-je le répéter, de l’ambiguité du sens de ces termes. L’opposition à la liberté (de création en l’occurrence) est entraînée par un mouvement, en principe, démocratique. Comment l’élan de la contestation populaire dont la forte aspiration à la liberté a fait tomber un dictateur peut-il aller à l’encontre de la liberté de l’artiste ? Sans doute ne s’agit-il pas du même élan, la révolution pouvant libérer des forces qui lui sont opposées, un mouvement contraire au sens de la révolution, contre-révolutionnaire dirait-on dans le langage galvaudé de la politique ? on est tenté de le croire si on ne mesure pas à sa juste valeur le paradoxe dans lequel se trouve le cinéma tunisien. Qu’est-ce qui a été visé, l’œuvre ou l’institution ? Le film lui-même ou l’usage qui en a été fait ? L’absence de la culture dans lequel le film serait ancré et par rapport à laquelle il aurait son sens, cette absence le livre, fragilisé, orphelin, affecté de toutes sortes de fantasmes, alourdi de mille et un préjugés à une vindicte dont il n’était pas le véritable objet. Il est plus simple peut-être, pour reprendre la terminologie politique, de considérer simplement que nous vivons une révolution conservatrice qui aurait renversé une dictature libérale. Mais comment expliquer cette énorme différence entre l’esprit qui a marqué le 14 janvier et celui qui depuis n’arrête pas de se manifester ? entre la liberté du premier geste révolutionnaire et l’enchaînement d’actions de plus en plus conservatrices qui l’ont suivi ? révolution/contre-révolution ? Deleuze distingue entre le devenir révolutionnaire et l’a-venir révolutionnaire ? Peut-être y a-t-il autre chose de plus complexe.
La révolution tunisienne est en réalité tout à la fois originale et commune. On l’a dit et répété, elle n’est pas nationaliste ou anti-impérialiste, elle n’est ni religieuse ni communiste. Inscrite dans une évolution globale ( sa nature internationale est évidente), elle est le signe d’une volonté d’expression des marginalisés, de ceux qui sont restés au ban de la société. Non pas des ‘Atiliin mais des Mo’attaliin, non pas des chômeurs mais de ceux qui ont été mis au chômage. Elle est le fait éminemment politique de jeunes non politisés, elle n’est pas idéologique mais elle n’est pas dépourvue d’idée, elle n’a pas été pensée mais elle n’est pas sans pensée. Cela fait longtemps, à l’exception de quelques anachronismes désormais folkloriques, que la pensée politique ne passe plus par l’idéologie, que la pensée n’est plus l’apanage d’intellectuels situés au-dessus de la foule, que le rapport leader/masse est révolu. La circulation des idées est organisée de telle manière que la distinction émetteur/récepteur, acteur/spectateur fait désormais partie d’un autre temps. Les réseaux sociaux sur internet ne sont pas que virtuels, ils reflètent dans leur configuration arborescente, directe et inter-individuelle, la nature des rapports entre les citoyens. Du coup le phénomène n’est pas que social ni seulement national. A l’ère du tout-visibile, la question de la représentation pour les non-représentés prend un autre sens, une autre urgence. Celle qui consiste pour eux d’entrer dans le champ d’un film permanent où le cadrage est auto centré. Tout est vu, tous sont vus sauf nous. Telle est la conviction des nouveaux révolutionnaires. Les forces productives de l’image, pour mimer Marx, sont entrées en contradiction avec les rapports sociaux de production de l’image. Tout va se jouer en termes de visibilité. Dans ces termes, la contradiction de notre époque est dans cette hyper-visibilité qui ne montre rien ; tout est visible mais rien (ou presque) n’est vu. L’arme majeure des jeunes descendus dans la rue est le téléphone portable. La police tunisienne l’a compris bien avant la police militaire égyptienne dont l’ignorance risque de lui coûter cher . Du coup, il devient presque normal que la distinction soit d’abord dans le costume. Le besoin de retransmettre en direct des débats de l’assemblée constituante ne doit pas être compris seulement comme un besoin de transparence mais un désir d’apparence. L’ironie dans ce cas est que les spectateurs expriment, sans le savoir, le désir des acteurs. Que le gouvernement ne propose pas autre chose socialement et économiquement que ses prédécesseurs, qu’il parle presque le même langage importe peu. Ce qui compte c’est le casting des députés et surtout des députées. La différence est là. Visuelle. Et qu’il y ait plus de femmes dans l’assemblée n’est pas contradictoire mais significativement paradoxal. Au-delà de ses significations culturelles et religieuses, le port du niqab lui-même doit être compris comme l’inscription forcée d’une image dans la vie. Non pas pour « voir moins » mais pour « voir plus ». L’affaire du niqab est une figure hyperbolique, une métaphore extrême de tout ce qui se passe. La réplique allégorique non pas pensée mais réfléchie (au sens spéculaire) de ce à quoi on veut nous réduire : l’opacité au grand jour. La justification théologique ou idéologique importe peu au fond, elle ne s’embarrasse pas d’à-peur-près, de désinvolture dans l’argumentaire. Le problème n’est pas là. Ce désir effréné de représentation me semble essentiel. Quant à l’évolution sociale, elle continue son bonhomme de chemin que tout le monde est forcé d’admettre.
La représentation n’a pas, dans ce cas, beaucoup de chose à voir avec la liberté. D’abord parce que la revendication est collective. La démocratie est plutôt sociale et politique. La liberté (notamment individuelle et a fortiori celle du créateur) suppose la différence, or le droit à la différence réclamé est collectif, trop collectif pour souffrir, en tout cas dans l’immédiat, la différence. D’où la difficulté dans laquelle se trouve l’artiste, ou l’intellectuel. Le risque c’est le diktat de la majorité. L’analogie avec le communisme, la démocratie populaire tente l’observateur mais il s’agit de tout autre chose. C’est une illusion dont se sont nourris tous les néo-conservateurs dont l’ultra-libéralisme, du reste, n’exclut pas chez eux, mais entraîne des discriminations révoltantes. Comme quoi l’effet de miroir fonctionne dans les deux sens.
Que faire ? Il serait dangereux de poser l’antériorité de la représentation par rapport à la projection comme une condition sine qua non pour l’existence de celle-ci mais cette condition est, disons, nécessaire. En tout cas elle apparaît aujourd’hui comme nécessaire. La pédagogie politique consiste à l’expliquer. Il faut surtout éviter le danger de jouer l’une contre l’autre, la représentation contre la projection, la liberté contre la démocratie ou la démocratie contre la liberté.