La campagne « Manich Msemah » en Tunisie entre la mobilisation ponctuelle et la fondation d’un collectif politique – Moutaa Amin Elwaer
Depuis plus de 2 ans et demi, la vie politique tunisienne est rythmée par la confrontation entre les tenants de la rhétorique de « conciliation nationale » condensée dans le projet de loi sur la « réconciliation économique… » et les défenseur-e-s du processus de justice transitionnelle regroupé-e-s derrière la bannière du collectif « manich msemah » (Je ne pardonne pas). Cette confrontation arrive dans un contexte de stabilisation politique consécutif au « dialogue national » (2013-14) fondée sur l’intégration de certains acteurs partisans et syndicaux au cœur du processus de gouvernance. En échange de cette intégration, les acteurs du champ politique intégrés acceptent implicitement de limiter leurs demandes sociales.
C’est dans ce contexte que la campagne « Manich Msemah » a été lancée en août 2015 pour lutter contre un projet de loi initié par le président Béji Caïd Essebsi et soutenu par la coalition politique au pouvoir[1], prévoyant l’amnistie de ceux et celles qui ont commis des crimes économiques, financiers, de change ou administratifs, durant la dictature. Cette amnistie vient couronner le processus sus-mentionné de stabilisation politique au profit d’une alliance entre les élites de l’ancien régime et les nouvelles élites issues des élections.
La campagne existe toujours malgré l’adoption définitive d’une loi sur la réconciliation administrative (qui reprend une partie du projet initial) en octobre 2017. Elle a pu mobiliser une coalition très large de la société civile, comportant les plus importantes organisations du pays, en plus de tous les partis de l’opposition. Elle a notamment organisé des manifestations comptant plusieurs milliers de personnes et a une page Facebook suivie par près de 80.000 personnes[2].
Une initiative des cercles militants de la « jeunesse instruite » des classes moyennes
« Manich msemah » est un collectif de jeunes d’une moyenne d’âge approximative de 27 ans. Elle est principalement composée d’étudiant-e-s ou de diplômé-e-s de l’université, issu-e-s de familles appartenant aux classes moyennes inférieures « éduquées ». La majorité des membres actifs ont une expérience organisationnelle antérieure et/ou actuelle et viennent de différentes expériences politiques qui varient du centre gauche et du social libéralisme à l’anarchisme, en passant par le panarabisme de gauche, le marxisme et autres variantes de la gauche tunisienne.
Pour revenir à sa fondation, « manich msemah » a été une initiative qui c’est déclenché sur internet en apparence. C’est un militant trentenaire, activiste connu depuis l’époque de Ben Ali qui lance en juillet 2015 un appel via son compte facebook pour rassembler les gens qui exprimer individuellement leur indignation face au projet de loi qui venait d’être déposé à l’assemblée nationale par la présidence de la république en juin. Plusieurs dizaines de militant-e-s répondront à cet appel et un échange d’email de fait et lance les discussions.
Ce qui se passe en réalité c’est qu’à travers facebook et le mailing-list, ce sont des mico-réseaux militants caractérisées par leur inter-connectivité qui se mettent en lien direct. La situation à l’époque était assez déplorable politiquement, puisque le projet de loi est passé sous un silence quasi-général des partis politiques, même ceux de l’opposition. Les organisations de la société civile ont montré une sorte de résistance molle aux meilleurs des cas. C’est au niveau de cercles militants radicaux que le mécontentement le plus affirmé se déclare. Il s’agit de jeunes militant-e-s organisé-e-s (partis, collectifs de jeunes) pour certain-e-s et ayant quitté plusieurs structures partisanes classiques pour la majorité restante. Ce sont ces jeunes là qui vont s’organiser suite à l’appel susmentionné.
Rupture avec les organisations politiques traditionnelles
Si la critique des partis et des ONG[3] fait consensus au sein de « Manich msemah » (même parmi ceux et celles toujours dans des partis), c’est l’expérience de plusieurs membres au sein de ces organisations qui sera l’un de ses atouts. Les membres du collectif vont mettre leurs connexions au sein de ces organisations pour faire accepter les propositions. Les partis et certaines ONG, vivant un vieillissement croissant de leurs cadres, ont misés sur l’inféodation du collectif à travers ce qu’ils pensaient être leur « antennes » à l’intérieur. Les membres du collectif ont fait preuve de beaucoup de souplesse tactique dans leurs négociations avec ces organisations ce qui a permis au collectif de devenir, en quelques mois, l’intermédiaire entre plusieurs partis et entre les partis et plusieurs ONG. Cela lui a permis de se doter u bout d’une année d’existence d’une identité politique incontournable. On a même assisté à une pratique inédite dans les manifestations de rue. Il s’agit de convaincre (imposer) les partis de participer sans leurs couleurs partisans, c’est-à-dire en portant des drapeaux de la campagne et ses slogans. Le groupe a réussi à cet effet à alterner actions directes interdites et actions collectives autorisées.
Ce qui donna plus de crédit à « Manich msemah » et lui a permis d’acquérir ce statut politique, improbable à ses débuts, c’est en partie le discrédit général dont souffraient les partis politiques. Mais le facteur qui a rendu la campagne plus visible était l’innovation dont elle a fait preuve dans son répertoire d’action. Ses alliés comme ses détracteurs reconnaissent qu’elle était « originale » dans ses actions. Je pense que cette originalité tient à cette tendance au sein du groupe d’« oser » s’attaquer frontalement à certaines pratiques protestataires ancrées dans le champ politique tunisien. Je prendrai deux exemples. Le premier est celui de l’ambiance protestataire. En effet, la manifestation avait en Tunisie une image figée et un déroulement assez standardisé, caractérisé par sa monotonie qui ne s’altérait généralement qu’à cause (grâce à) des affrontements qui pouvait avoir lieu avec la police. « Manich Msemah » à introduit des le départ dans ses manifestations une ambiance qui s’inspire de l’ambiance crée par les ultras dans les stades de foot. Cela a eu un effet de tonnerre sur les autres organisations politiques, car malgré la réprobation des leurs dirigeants, cette expression n’a pas manquée de séduire la jeunesse des partis. D’ailleurs entre les premières manifestations de septembre 2015 et celles de l’été 2017, cette ambiance « festive-protestataire » a forcé l’adhésion de toutes les forces qui marchent derrière la campagne (y compris les partis traditionnels de la gauche). Le plus grand apport de ce changement est d’avoir réduit la distance/différence entre les groupes politiques et ceux moins ouvertement politisés (comme les ultras).
Le deuxième exemple est celui de l’abandon pur et simple des longs discours dans les manifestations. Cette décision réfléchie prise par le groupe a été farouchement contestée par les représentant-e-s des partis politiques habitué-e-s à marquer leurs présences lors des manifestations par de longues prises de parole. Les manifestations de « Manich Msemah » se terminent désormais par un mot de remerciement aux manifestant-e-s et un rappel des prochaines échéances, assuré par une personne différente à chaque manifestation. Cela confortait l’idéal différent quant au leadership qui règne au sein du groupe que je développerai c-après.
Une campagne « horizontale »
Comme beaucoup d’autres expériences militantes un peu partout dans le monde, le groupe commence à agir sans forcément prévoir d’avance des plans d’actions détaillés, des principes politiques ou même des objectifs stratégiques. C’est au fil de l’action que certaines de ces enjeux vont apparaitre alors que d’autres resteront jusqu’à aujourd’hui sans réponses. Par ailleurs, ce qui fait implicitement consensus au sein du collectif c’est une certaine radicalité politique forgée avant, durant et après les processus révolutionnaires et qui allouera une place de référence aux « objectifs de la révolution ». Un patrimoine politique implicite de gauche réunit la majorité des membres, mais assorti d’une critique radicale des partis de la gauche classique.
Si on devait décrire l’organisation du collectif, on pourrait dire qu’elle se veut horizontale et où tous les membres ont une influence comparable. Ceci dit, une observation attentive ne pourra pas ignorer l’existence d’un certain leadership. Ce leadership est au départ collégial et assumé par un groupe de militant-e-s parmi les plus ancien-ne-s et ayant le plus de notoriété. Toutefois, la conviction collective que le déficit démocratique interne aggravé objectivement par la présence de leaders charismatiques (que ces membres ont connu dans les partis de la gauche traditionnelle en Tunisie) a eu des effets dévastateurs, a amené le groupe à entreprendre travail réflexif pour réduire l’effet de ce leadership. Un système de leadership tournant a été mis en place. Il s’agissait de changer chaque fois les personnes qui prenaient la parole dans les actions publiques et dans les médias, les personnes qui représentaient le collectif dans les négociations avec les partis et les ONG ainsi que les responsabilités de chacun-e des membres lors des actions. Un des aspects les plus marquants d’ailleurs pour la campagne, qui constitue une rupture radicale avec les manières de faire dominantes dans les organisations politiques en Tunisie, est l’adoption d’une parité entre hommes et femmes dans le leadership et l’affectation des responsabilités relativement respectée. Cette parité n’est aucunement liée à une injonction externe au groupe mais a été adopté suite à plusieurs luttes internes menées par des membres du groupe (des principalement femmes).
Les décisions sont prises sans passer par le vote mais par une concertation et un accord actif ou passif (sans bloquer). Cependant, le respect de ce principe ne semblait pas aller de soi surtout lors des situations critiques où des décisions de dernières minutes devaient être prises, situations qui ne manquait pas d’engendrer des tensions. La question qui revenait était celle du poids inégalitaire entre les membres, car les consultations se limitaient lors des périodes tendus aux membres que chacun-e trouvait indispensable, ce qui laissait la porte ouverte à l’affleurement des affinités personnelles, du copinage et par ricocher à la reconduction par la fenêtre d’une certaine hiérarchie dégagée par la porte. Sauf qu’en revenant « par la bande », cette hiérarchie est devenu incontrôlable car sans mécanismes d’ajustement pour le moment.
De la difficulté d’aller au-delà de l’opposition à « la loi sur la réconciliation… »
Durant ces deux ans et demi d’existence, les membres de la campagne n’ont pas arrêté de chercher « que faire après cette loi ». Cela reflète une certaine conscience partagée entre eux/elles que la « loi sur la réconciliation… » n’est qu’un volet parmi tant d’autres dans la lutte à mener contre la coalition réactionnaire au pouvoir. Il est d’ailleurs significatif que plusieurs membres du groupe n’arrêtent pas de se croiser dans différentes luttes (justice pour les familles des martyres de la révolution, chômage, privatisation, impunité policière, corruption…). Une partie de ces membres appelle depuis 2015 à élargir le spectre de la campagne pour ne pas se limiter à s’opposer à la loi de « réconciliation… ». Cette initiative a fait l’objet d’une opposition de principe de la part de certains membres qui trouvent que cela dépasse « le mandat de la campagne ». La résistance majeure à cet élargissement vient de l’incapacité de ses défenseurs à trouver un terrain d’entente sur ces limites. Certains veulent l’élargir aux questions de la corruption, d’autres aux questions liées à la justice transitionnelle tandis que d’autres la voit comme la base d’un mouvement capable de poser la justice sociale comme horizon. Ces divergences viennent principalement de la diversité des appartenances politiques et idéologiques des membres qui n’a pas été un obstacle pour une tâche militante spécifique, mais qui devient insurmontables dès lors qu’il est question d’élaborer un plan pour le long terme.
C’est à cette difficulté que sont confronté les membres du collectif aujourd’hui.
Ce qui rend cette difficulté encore plus prononcée est le désir fort que partagent les membres de ne pas « perdre ce qui a été accumulé dans cette expérience ». En effet, une conscience est présente chez plusieurs militant-e-s de « Manich msemah » que ce qui est en jeu, au delà de l’opposition à la loi, est un certain renouvellement du champ politique stérile et stagnant depuis des années. Dans la situation sociale et politique plus qu’alarmante que traverse la Tunisie, où l’attaque impérialiste à coup de « réformes » néolibérales imposées par les puissances internationales et l’attaque de l’élite politique et économique gouvernante atteint son summum, l’opposition politique se montre de plus en plus incapable de répliquer, affaiblie qu’elle est par ses divisions et ses petits calculs. C’est donc le besoin de construire une alternative radicale capable de rassembler plusieurs forces vives de la société désireuses d’un réel changement social et qui ne trouvent jusque là aucune expression politique capable de les unifier. Mais pour y parvenir, d’autres aspects de la campagne, en plus de sa plateforme politique, mériteront d’être questionnés dans ses rangs. Il s’agit surtout de sortir des groupes sociaux que mobilise habituellement la gauche tunisienne. Car malgré certaines ruptures dans le discours et les manières de manifester qu’elle a pu réaliser, la campagne est toujours prisonnière de la jeunesse citadine universitaire (aussi bien des grandes villes que des villes de l’intérieures). Et ce, dans un pays où plus de 2/3 des jeunes, et plus encore pour les moins jeunes, ne disposent pas de diplôme universitaire.
[1] Coalition réunissant le parti islamiste Ennahdha, Nidaa Tounes, parti du président et héritier principal du RCD, en plus deux autres partis libéraux de moindre importance. Cette coalition est timidement soutenue par la centrale syndicale.
[2] https://www.facebook.com/manichmsame7
[3] Cette critique est en réalité un ensemble de discours hétérogènes et des fois contradictoires. Nous n’entrerons pas toutefois dans la complexité de cette critique pour simplifier l’exposé.