La mauvaise herbe – Hajer Bouden
Lorsque Ben Ali était arrivé au pourvoir en 1987, il s’était présenté comme le pourfendeur du culte de la personnalité. Exit les portraits de Bourguiba, sa statue à cheval Place d’Afrique, son visage imprimé sur les billets de banque. Plus jamais la gueule d’un président, la célébration de son anniversaire et tout le bataclan folklorique qui l’accompagnait, ses vacances et le reste (ah les inénarrables baignades du Combattant Suprême sur la plage de Skanès!) ne devaient hanter les rues, la petite lucarne ni les unes des journaux.
C’était, qu’on se le dise bien, un véritable changement, et même le Changement incarné et qui devait donner son nom à toute l’ère radieuse qui commençait ainsi. Au lieu du nouveau président, c’est la date de ce changement, le 7 novembre, qui a donné son nom aux avenues principales, et au lieu de sa gueule c’est la carte de la Tunisie qui a été frappée sur les pièces de monnaie.
Ainsi, le nom du président s’est d’abord effacé au profit de celui du pays : on ne devait plus être dans le culte de la personnalité mais dans l’amour de la patrie : « Souriez, vous êtes en Tunisie », « Tous ensemble pour la Tunisie » et j’en oublie, heureusement. Toutes les figures de style ont été convoquées ; le discours autoritaire s’obstinait à emprunter à la poésie ce qu’il prenait pour de simples procédés ou de petites recettes : l’assonance et l’allitération, dans un des slogans les plus fameux – al-wafa li awfa al-awfia2 (Fidélité au plus fidèle des fidèles) ; la métaphore, bien sûr, avec les élections à chaque fois dites « noces de la démocratie » etc. Mais de toutes les figures de style, Ben Ali et ses drôles de conseillers en communication, ont érigé la métonymie en figure maîtresse.
Puis, petit à petit, au gré des élections et réélections truquées, le bon vieux culte de la personnalité classique a réapparu, avec ses portraits de plus en plus gigantesques à tous les carrefours et ses tout petits portraits alternant avec les tout petits drapeaux en guirlandes, signifiant ainsi – ou s’imaginant signifier – la symbiose entre la patrie et son président, « l’artisan du Changement », un changement dans l’absolu et dont l’absence de qualification soulignait, en fait, la dimension négative. Le régime, dans la gestion de son image et de sa propagande avait ceci de particulier qu’il avait fini, au fil du temps, par rappeler, tout en la sapant dans les faits, sa propre raison d’être supposée : le Changement, un des mots clefs de sa rhétorique, donc. Tout était figé dans la célébration du changement, redoutable paradoxe qui, jour après l’autre, a fini par porter ses fruits.
Le mot même de « Tunisie », confisqué par la propagande, donnait aux gens l’impression d’être dépossédés de leur appartenance au pays car ils étaient tous sommés de l’identifier et de s’identifier au régime. Personne n’était dupe, mais personne n’était insensible à cette injonction désespérante qui était le malentendu même. Tous les jours, nous étions sommés de prendre des vessies pour des lanternes, à coup de chiffres 7, de portraits, de slogans et même de petits signes pervers et en apparence sans importance comme la couleur mauve, couleur préférée de Ben Ali, dont la plupart des ponts du pays, par exemple, étaient badigeonnés. Moins le pays, soumis à la coupe réglée des clans au pouvoir, appartenait concrètement à ses habitants, plus ses habitants étaient censés célébrer leur appartenance au pays. Les mots de « liberté », de « droits de l’homme », de « tolérance » etc., au milieu de slogans abscons, multicolores et incantatoires, venaient chaque jour et à chaque instant rappeler aux Tunisiens que tout ce que ces mots-là désignaient brillait, en fait, par son absence. Les signifiants ne devaient tout simplement plus avoir de signifiés, mais tout en les suggérant… mais jusqu’à un certain point… et cette aberration en était devenue intenable. Le discours ambiant, partout affiché et constamment seriné, fonctionnait comme une menace permanente, exerçait une violence quotidienne tout en renvoyant, en même temps, à une réalité inexistante (une des vidéos les plus bouleversantes, datant de la dernière semaine du règne Ben Ali, montrait d’ailleurs une place dévastée d’un des quartiers populaires de Tunis, Hayy Ettadhamen, et un jeune homme disant à une femme en pleurs : « Regarde, mère, regarde, c’est ça, Ben Ali! »). C’est pourquoi, il suffisait de rendre leur vrai sens aux mots pour qu’ils se retournent comme un gant contre le pouvoir en place. En décembre 2010 et janvier 2011, certaines pages facebook, par exemple, avaient simplement repris quelques slogans de Ben Ali lui-même : « Tous ensemble pour la Tunisie », « Pour la Tunisie de demain », « Souriez vous êtes en Tunisie »? Dont acte.
En même temps que les Tunisiens descendus de plus en plus nombreux dans les rues récupéraient leur territoire, le mot de « liberté » récupérait d’un coup son sens au prix du sang versé. Cette réappropriation chèrement payée – poitrines et mains nues, cris du coeur et contestation pacifique contre des balles réelles qui n’étaient que la traduction, dans le concret, de slogans mensongers – s’est traduite non seulement par l’occupation massive de la rue, mais aussi par le soin que les gens ont apporté à l’espace public après le départ précipité du tyran : partout on s’organisait pour veiller sur les quartiers, et on a vu ainsi des hommes, des femmes et des enfants fiers de faire le ménage dans les rues, comme pour signifier qu’ils accédaient ainsi à une citoyenneté dont ils avaient été si longtemps privés, dans un époustouflant élan de solidarité et d’amour vibrant pour leur petit pays.
L’espace public ainsi récupéré est devenu le lieu de manifestations de toutes sortes. Quelles qu’en aient été les revendications ou la teneur, elles disaient toutes la même chose en substance : l’inscription de chaque corps dans l’espace de son quartier, de son village, de sa ville, de son pays. Nous n’en revenions pas de nous sentir chez nous en arpentant les mêmes rues. Un ami égyptien m’a raconté que le lendemain de la chute de Moubarak, beaucoup avaient eu ce même sentiment : « di awwal marra f7ayati bamchi fi-echaware3 di wana 7asses inni di baladna! » (C’est la première fois de ma vie que je marche dans ces rues en me disant que ce pays est le nôtre!). Pour pouvoir éprouver cette appartenance, il fallait défaire l’amalgame imposé entre l’amour du président, totalement fictif, et celui du pays. (Les Syriens ne disent pas autre chose lorsqu’ils s’égosillent : « Bachar ma bin7ibbak, ma bin7ibbak! » (Bachar, nous ne t’aimons pas, nous ne t’aimons pas!). Il ne faut pas sous-estimer la charge de ce slogan confondant de simplicité et qui, par sa radicale opposition à toute langue de bois, dit l’essentiel.) Et, tandis que les portraits géants étaient brûlés, les drapeaux étaient brandis, et l’hymne national scandé partout en signe de ralliement. Pour nous arracher au tyran, il fallait lui arracher tous les symboles nationaux, signifier que nous ne pouvions pas être réunis dans le même espace symbolique.
Au départ, la récupération de ces symboles était capitale et avait même quelque chose de grandiose. Qui n’a eu la larme à l’oeil en voyant pour la première fois, le 14 janvier au soir, cette vidéo de l’homme seul avenue Bourguiba, haranguant la ville déserte et le pays entier, hurlant à la gloire du peuple tunisien, peut-être éméché mais ivre surtout d’une liberté si âprement arrachée? Qui n’a eu des frissons devant ces images d’une foule soudée contre le tyran ; celle de la cage ouverte sur laquelle flottait un petit drapeau, brandie par un jeune homme lui-même porté sur les épaules ; celle de la jeune fille en chéchia ; celle qui a fait la Une de Libé du 15 janvier et des dizaines d’autres sur les unes des journaux du monde entier? A Paris ce jour-là, nous étions tous fiers, et quand je dis tous, je veux parler de la foule qui, elle, était bigarrée et cosmopolite. Il y avait bien évidemment des Tunisiens, mais aussi des Français et des Arabes de partout qui nous disaient bravo, qui nous congratulaient et qui faisaient flotter les drapeaux de leurs pays avec les nôtres, dont un qui tenait un drapeau libanais et une pancarte où était écrit : « Tunisie : petit pays, grande nation ». Et voir le drapeau rouge et blanc au sommet de la statue Place de la République, on a beau dire, ça avait de la gueule. Je me rappelle cette amie, croisée à la manif, tenant son petit drapeau elle aussi et me disant, presque gênée et comme pour s’excuser, que c’était la première fois de sa vie, qu’elle n’avait pas l’habitude et que ça lui faisait tout drôle. Plus tard, une autre amie, présente, elle, à la manif du 14 janvier devant le ministère de l’Intérieur à Tunis, m’a raconté la même chose : ce sentiment surprenant avec ce bout de tissu pour la première fois entre les mains…
Mais, disait Brassens, « le temps est un barbare dans le genre d’Atilla », et il avait raison. Il n’épargne rien ni personne. Et ce qui vaut pour l’amour tout court chanté par le grand Georges vaut tout autant pour l’amour de la patrie. Donc, le temps passant, ce qui était au départ émouvant, ce qui s’apparentait à la magie des commencements et nous faisait fermer les yeux sur la mièvrerie de certains gestes, de certaines chansons, de certaines postures, de plus en plus se met à « tourner ». Les cris de révolte, jaillis du fond du coeur, se sont rapidement mués en une rhétorique révolutionnaire qui ne manque pas, quelquefois, de reprendre certains termes du règne de Ben Ali, mais cette fois sans la moindre parcelle d’ironie. La révolution est chez certains « moubaraka » (bénie), comme l’était naguère « le Changement ». La radio s’est mise à servir des chansons révolutionnaires tous azimuts, des plus belles aux plus pauvres, au point qu’il n’était quasiment plus possible de prendre un taxi sans entendre monter le tautologique Ana 7orr w kelmti 7orra (Je suis libre et ma parole est libre). L’instant lyrique, émouvant pour tous, l’instant qui nous fait allumer des bougies et agiter nos drapeaux, ne dure, comme son nom l’indique, qu’un instant. Ben Ali a tout fait pour tenter d’étirer le sien pendant 23 ans, bien mal lui en a pris. Il servait la fausse idylle d’un pays radieux, jalousé, « le pays de la joie permanente » et autres balivernes ; mais jusqu’au jour d’aujourd’hui, nous ne sommes pas sortis du désir d’idylle.
Ce que beaucoup d’entre nous voudraient, c’est une idylle, mais une vraie. D’où la prolifération des drapeaux encore et toujours, et l’hymne national entonné pour un oui pour un non et qui, mis à part les deux vers de Chebbi, n’est, à y regarder de près, qu’un tissu d’inepties, comme tous les hymnes nationaux en fin de compte. Au point qu’on a pu voir – et pas qu’une fois – une bonne partie de nos députés, pour protester contre un avis contraire, ne pas résister à l’injonction de l’outrage ressenti – ou supposément ressenti –, se lever comme un seul homme pour se mettre à chanter, drapés dans leur dignité. Ce chant, dans un premier temps symbole de résistance, se trouve ici utilisé pour clore le débat, le rendre impossible. Le cri des manifestants est transformé en argument d’autorité, devient un moyen faussement solennel pour intimer silence et exercer une forme de violence. Nous les avions élus pour qu’ils discutent, justement parce que nous n’étions pas – et ne sommes toujours pas – d’accord entre nous, pour qu’ils nous représentent et trouvent quand même quelques solutions, et voici que le débat, absorbé par le symbole, se trouve ici confisqué.
Cette sensibilité à fleur de peau à tout ce qui peut ressembler à un « outrage » n’est le propre d’aucune formation ni d’aucun camp en particulier. L’avis contraire, la contradiction, c’est-à-dire le fondement de la démocratie même, est la plupart du temps ressenti comme une blessure ou comme une menace de fitna, mot employé à tout bout de champ par les uns et les autres et témoignant d’une confusion entre « désaccord » et « discorde », comme si ce n’était pas le droit au désaccord, précisément, que nous avions appelé de nos voeux. Et l’invective s’exprime parfois dans un vocabulaire de la souillure d’une violence inouïe, comme ce terme de « jerdh » ou « jerdhène » (rat, rats) qui, en dépouillant l’adversaire de son humanité, dit toute l’impossibilité d’un dialogue avec lui.
C’est de cette sensibilité-là que se nourrit la surenchère à propos de ce que c’est qu’être tunisien. Lorsqu’un salafiste a eu l’idée d’aller planter son drapeau noir sur le bâtiment de la faculté des Lettres, parmi ceux qui ont protesté – ce en quoi ils avaient mille fois raison – certains avaient pour argument que celui qui pouvait « profaner » ainsi le drapeau national ne pouvait tout simplement pas être tunisien, qu’il n’avait qu’à aller ailleurs, que d’ailleurs, sa tenue vestimentaire était importée, comme le niqab. Et c’est ainsi qu’on a pu entendre des défenses et illustrations du sefséri chez des gens pourtant opposés au port du voile, comme si l’argument de la chose importée n’était pas aussi utilisé par certains islamistes et certains chantres de l’identité arabo-musulmane pure et dure contre ceux qu’ils appellent les orphelins de la France, oubliant que toute société change et que, partant, cet argument n’en est pas un. C’est ainsi qu’à peine élue, la vice-présidente de l’Assemblée constituante a été stigmatisée, du fait de sa bi-nationalité, et désignée comme une pièce rapportée, c’est-à-dire quelque part moins tunisienne que les autres. Et c’est un refrain souvent repris à propos des nahdhaouis, notamment, comme si le problème résidait dans le fait que beaucoup d’entre eux ont la double nationalité. Outre qu’ils ne sont pas les seuls, comment se dire démocrate, tolérant, ouvert et combattre ses adversaires conservateurs avec des arguments plus conservateurs encore ; pire, avec le chauvinisme et la xénophobie caractéristiques d’une pensée d’extrême droite? Et c’est toujours le même réflexe d’exclusion qui domine lorsque des manifestants scandent, le 13 août, « el-mra ettounsia mahich Meherzia » (La femme tunisienne n’est pas Meharzia) ; on ne peut s’empêcher de se dire, en entendant pareil slogan, que les mauvais arguments ont décidément la peau dure.
C’est ainsi également qu’on a pu entendre, l’année dernière, des voix offensées dénoncer les départs de harragas. Avant que le dernier naufrage au large de Lampedusa ne suscite l’indignation, lorsque des jeunes, profitant du desserrement de l’étau policier sur les côtes, avaient massivement « brûlé » juste après la révolution, beaucoup avaient crié au scandale, outrés qu’au lieu de rester pour participer à la reconstruction du pays, on osât quitter et rêver encore d’ailleurs alors que la patrie avait besoin de tous ses enfants. Certains ne pouvaient concevoir qu’on puisse se tirer en ces jours de gloire enfin arrivés. Au lieu de voir en ces départs une opportunité inespérée saisie au vol, certains, soucieux qu’on garde partout de nous l’image flatteuse que la révolution avait propagée partout dans le monde, n’étaient pas loin d’y voir une trahison. Les harragas d’aujourd’hui sont certes mieux considérés en Tunisie que ceux de l’année dernière ; mais c’est là soit l’effet d’une résignation à une image déjà écornée – aux yeux de beaucoup – par l’accession d’une majorité islamiste au pouvoir, soit une occasion de pointer un des échecs du gouvernement, celui de n’avoir pu offrir à ces jeunes les conditions d’une vie digne dans leur propre pays. Car aujourd’hui encore, on refuse de respecter leur désir de départ dans toute sa complexité, réduisant leurs rêves à une seule dimension, la dimension économique, qui bien sûr est importante mais qui n’est pas la seule, loin s’en faut.
Le culte forcé du président ayant cédé la place au culte de la révolution et de la patrie, tout ce qui paraît les mettre à distance est ressenti comme une défection à la cause commune. Le désir de pureté continue à travailler une société pourtant diverse – comme toutes les sociétés – encore traversée par cette uniformité imposée par l’ancien régime et qui avait aussi produit une sorte de culture du même, rétive à tout ce qui pourrait faire l’effet du moindre grain de sable. Chacun dessine l’image qu’il veut de la Tunisie et proteste que la réalité n’y corresponde pas. Chacun y va de son idylle, en somme, et oublie que les idylles, vraies ou fausses, n’existent pas ; que ce ne sont que des utopies dont le mieux que nous puissions faire serait de nous en méfier toujours. Avant, nous étions tous assimilés à Ben Ali que personne ne pouvait voir en peinture, maintenant le désir subsiste de participer d’une seule et même photo de famille, sans une ombre au tableau que nous voulons former de nous-mêmes.
C’est ce qui explique également la banalisation du discours religieux dans l’espace public. Cette tendance à vouloir former une même famille, malgré les incompatibilités et les réactions épidermiques, nous rend moins vigilants à la confessionnalisation rampante de l’espace public et du discours dominant à travers ce qu’on semble considérer comme des détails. Maintenant, ce ne sont plus seulement les élus islamistes qui commencent leurs interventions à l’Assemblée par le désormais classique « Bismillah arrahmane arrahim » – ce qu’on peut comprendre à la limite – mais la quasi-totalité des élus. Pendant le ramadan, des banderoles sur lesquelles figuraient des citations du Coran ou des Hadiths ont refait leur apparition dans beaucoup de villes. Outre le fait que du temps de Ben Ali de telles citations étaient déjà accrochées à chaque ramadan dans l’espace public, ces banderoles, au même titre que les expressions religieuses dans la bouche des politiques de tous bords ou presque, imposent avec ostentation des évidences supposées, alors que par ailleurs on prétend tous être d’accord – à part Hezb ettahrir – sur la liberté de conscience. Ce sont des choses qui, de fait, échappent au débat parce que déjà consacrées dans le comportement dominant.
Le dernier barouf suscité par la vidéo islamophobe L’innocence des musulmans démontre à quel point nous (et quand je dis « nous », c’est toujours au discours dominant que je renvoie) sommes majoritairement plus enclins à réagir en vierges effarouchées (ou à faire semblant) qu’à soulever la question quand elle nous concerne de plus près, par exemple quand un citoyen tunisien se retrouve en prison et condamné à sept ans de captivité pour avoir caricaturé le Prophète. L’ambiance étant à la dévotion affichée, les violences physiques à prétextes religieux paraissent moins graves, dirait-on, que les prétendues atteintes au sacré. Nous sommes bien sûr aujourd’hui dans un paysage pluriel comme jamais il ne l’avait été auparavant, mais le discours moralisateur qui traversait la société tunisienne avant la révolution continue à sévir. Comme si le temps de la récréation était fini et qu’il fallait, au fond, s’en tenir toujours aux mêmes fondamentaux.
Pourtant, renverser le dictateur était l’acte décisif qui procédait d’un désir de respirer tous azimuts. En se débarrassant du tyran, les Tunisiens envoyaient valdinguer le système qui les avaient si longtemps infantilisés. Ils mettaient en pièce la photo de famille dans laquelle on les avait forcés – même en les maintenant dans le hors champ – à figurer. Ils se déclaraient adultes, responsables de leur destin, capables de changer la face de leur pays ; ils se déclaraient tout court. Il n’est que de se rappeler l’appel pathétique de Ben Ali, dans son second discours, aux parents pour qu’ils retiennent leurs enfants chez eux, pour mettre le doigt sur ce point de rupture. L’idéologie familiale avait en effet tout envahi et justifiait tout, à l’image des familles au pouvoir qui se partageaient le gâteau en fonction des liens du sang et des alliances contractées. L’espace public ne devait plus qu’être le duplicata de l’espace familial, avec ses contraintes, ses louvoiements, son partage de ce qui se fait et de ce qui ne se fait pas. Et tout ce qui n’était pas pour les familles était pour la mauvaise herbe.
L’amour d’un pays est aussi indicible que l’amour tout court, jamais le même d’une personne à l’autre, aussi unique que les empreintes digitales ou le timbre de la voix. Le patriotisme est une sorte de laisser-aller à une abstraction ; l’amour d’un pays est la sensibilité à des lieux, des visages, des événements particuliers : un coin de rue, une lumière sur une porte, un bout de trottoir, un pan de ciel, tel visage, tel sourire, tel souvenir, telle voix. Telle ville, certainement pas toutes. Telle plage, certainement pas toutes. Tel village, certainement pas tous. On peut se sentir chez soi là et étranger ailleurs, dans le même pays pourtant, ou dans la même ville. Nos sentiments peuvent changer au coin d’une rue, et ça fait partie de ce que nous avons de plus intime. C’est toujours quelque chose de personnel, même si cela peut aussi revêtir une dimension plus générale, plus collective. L’amour du pays peut être parfois aux antipodes de l’amour de la patrie : les invectives d’un Thomas Bernhard contre l’Autriche, sa manière de mettre en pièces tout ce qui est autrichien nous laisse entrevoir la force d’un lien unique, certes problématique, mais d’une beauté que jamais un hymne national ne pourra avoir. Puissions-nous ne pas confondre les deux.
Puissions-nous nous réveiller de ce songe encore frais mais qui commence déjà à désigner des coupables, coupables de tiédeur ou d’impureté. Puissions-nous ne pas oublier que d’autres pays sur terre sont aussi beaux que le nôtre, que partout les humains, comme nous, font ce qu’ils peuvent. De tout temps et partout, il y a eu et il y aura des croquants, de ces braves gens aux regards obliques, qui n’aiment rien tant que se mettre dans les rangs, quand bien même ils se disent ou se croient révolutionnaires. Il faut sans doute de tout pour faire un pays ou un monde, mais pour que ça respire, que ça continue de respirer, il faut surtout de cette herbe qui ne se rumine ni se met en gerbe et qui, elle, a rendu les choses possibles. Elle était souterraine du temps de Ben Ali, aujourd’hui elle oeuvre au grand jour, avec humour, poésie et irrévérence, poursuivant son travail de sape des langages formatés, de la bien-pensance politique et du religieusement correct. La langue de bois n’a pas disparu de l’espace public, mais elle reste comme qui dirait lettre morte, sérieusement concurrencée par une verve caustique, démystificatrice et qu’on ne peut plus, aujourd’hui, balayer sous le tapis.
Au premier anniversaire des premières élections libres en Tunisie, des manifestants ont brandi des pancartes qui reprenaient quelques uns des plus fameux slogans de Ben Ali, mais en désignant la troïka aujourd’hui au pouvoir : ma3a ettroïka liraf3 atta7addiyat (Avec la troïka pour relever les défis), 23 octobre, dhikra atta7awel al moubarak (commémoration du changement béni) etc. L’idée, positivement géniale, était de dire au pouvoir – quel qu’il soit, au fond – qu’on ne nous la refera plus, que les Tunisiens sont désormais immunisés contre ce type de mensonges. Ce qui ressemble à une plaisanterie, ce qui est aussi un pied de nez, fonctionne également comme un rappel et un avertissement. Tout est dans la simultanéité de l’esprit de sérieux et du sens du détour et du décalage. Ces vrais faux slogans racontent une inquiétude, certes, mais ils disent surtout la jubilation de s’emparer et de jouer des mots-mêmes qui nous avaient si longtemps privés d’air. A première vue, ils renvoient dos à dos l’ancien pouvoir et le nouveau, mais le surgissement de pancartes de ce genre – impensable sous Ben Ali – est un des signes innombrables que nous avons radicalement changé d’époque.