L’ARBRE QUI CACHE LA FORET

DE L’ISLAM RELIGION D’ETAT A L’ISLAM COMMUNAUTAIRE

Sana Ben Achour

 

Le projet de supprimer la référence à « l’Islam religion d’Etat » de la « Constitution de la Nouvelle République » est, dans les conditions actuelles d’extravagance institutionnelle et de dérive autoritaire, un leurre, un rempart factice contre l’islam politico-juridique, un simple appât pour rallier une opinion publique sécularisée, lassée des promesses manquées.  Les critiques laïques comme les surenchères identitaires n’ont pas manqué de fuser depuis l’annonce du doyen Sadok BELAID, maître d’œuvre de la nouvelle constitution et président coordinateur de « l’Instance nationale consultative pour une nouvelle République » [Décret Présidentiel n° 2022-499 du 20 mai 2022, JORT, n° 56]. Mais ce n’est pas tout. Le plus inquiétant est ce tour de passe-passe qui prétend expurger l’Islam de l’Etat et aboutir par là à la séparation du politique et du religieux mais qui entend en contrepartie le loger ou le domicilier dans la Nation-Umma, collectivité définie par son identité arabo-musulmane. Loin d’émanciper le champ juridique de l’impératif religieux, ce projet vise en vérité à réinstaurer le religieux comme le laisse entendre déjà le maintien de la condition d’islamité du candidat à la Présidence de la République, l’intention de passer outre la liberté de conscience de l’article 6 de la constitution du 27 janvier 2014, la vision familialiste du président sur la citoyenneté des femmes qui s’arrête selon lui au seuil des  foyers, le primat  de l’interdit coranique à l’égalité des femmes devant l’héritage, la survalorisation de l’équité (al âdl ) au détriment de l’égalité  en droits,   le dessein général  du « tandhim al qaîdy », l’organisation de base communautaire du Chaâb Yourid ( le peuple veut).

Quelles sont donc, au vu des annonces dont nous disposons pour l’instant, les implications de la conversion de l’Islam religion d’Etat (I) vers l’islam religion de la nation (II). Vaut-elle donc rupture comme l’on peut s’y attendre? À quoi réfère exactement le concept ?  Est-t-il porteur d’une nouvelle raison civique et du respect de l’espace commun de la Polis où la citoyenneté peut s’exercer sans discrimination aucune dans le respect de tous les droits et libertés qui lui sont afférents ? Ou n’est-il, que simple renversement vers l’apparence du moins d’État, le tout majoritaire et le retour à « l’orthodoxie de masse » ?

L’islam Religion d’Etat

Le rapport conflictuel « Islam et Etat », que l’on a tenté de contenir dans la constitution de 2014 par le jeu combiné du caractère civil de l’Etat (article 2), les droits et libertés du chapitre II y compris la liberté de conscience (article.6) et surtout par celui de la clause générale de limitation des libertés et des droits fondamentaux de l’article 49, a été abondamment discuté par les différents protagonistes du débat avant qu’ils s’y résolvent. La formule remonte à la Constitution du 1er juin 1959 selon laquelle « La Tunisie est un État libre, indépendant et souverain ; l’Islam est sa religion, l’arabe sa langue et la république son régime ». L’énoncé ne manquait pas d’ambivalence ni non plus, paradoxalement, d’ingéniosité, laissant libre cours aux interprétations doctrinales et jurisprudentielles les plus radicalement opposées comme à l’arbitrage du temps et de l’histoire. Les uns y ont vu une prescription, un impératif constitutionnel de conformisme législatif à l’Islam tandis que les autres ne lui ont prêté aucune impérativité, aucune normativité, aucun devoir-être. Ni chariâ, ni fiqh, ni madhhab (Ecole juridique), ni opinion dominante de l’islam n’y ont été proclamés source de législation, qu’elle soit à titre exclusif, principal, subsidiaire ou complémentaire.  Rien de similaire à la majorité des pays arabes ou musulmans, qui, selon les cas se sont proclamés « Républiques ou Monarchies islamiques », ont inscrit « l’Islam religion de l’Etat et du peuple », ont intégré à diverses strates de leur ordre juridique la chariâ, ses principes, sa doctrine dominante ou son fiqh (droit musulman)

En fait la formule n’est pas univoque. Elle a agi à double tranchant, déjà dans la Tunisie laïque du Président Bourguiba comme elle a continué de planer au présent sur les droits, les comportements et les représentations.

On l’aura compris, « Islam religion d’Etat » telle qu’énoncé sans autres références constitutionnelles pour en préciser la teneur ou les implications pratiques, n’a pas de sens fixe, prédéterminé, comme c’est souvent le cas avec les énoncés abstraits d’un droit au repos. N’y font résonance dans le texte constitutionnel que trois seules occurrences – si l’on exclut la référence du préambule exprimant « l’attachement du peuple aux enseignements de l’islam et à ses finalités caractérisées par l’ouverture et la tolérance » sur laquelle nous reviendrons par la suite en ce qu’il est question du peuple et non de l’Etat.  Il s’agit, dans l’ordre  de leur exposé, de la condition d’islamité du chef de l’Etat  (article 74) né Tunisien dont on n’exige plus, du reste comme avant, qu’il soit né de père, de mère et de grand-père paternel tous tunisiens sans interruptions ; 2) celle relative au serment des membres de l’Assemblée des représentants du peuple lors de la prise de leurs fonctions (art.58), du chef de l’Etat devant l’assemblée  (article 76), du Chef du Gouvernement et ses membres  (article 89) selon lequel tous et toutes jurent   « Par Dieu Tout-Puissant de sauvegarder l’indépendance de la Tunisie et l’intégrité de son territoire, de respecter sa Constitution et ses lois, de veiller à ses intérêts et de lui être loyal » ; 3) enfin celle qui attribue au chef de l’Etat le pouvoir de nommer le Mufti de la République tunisienne et de mettre fin à ses fonctions. Peu de choses au final au regard du modèle théocratique mais déjà le prélude à un Etat de la communauté des musulmans.

En pratique, l’Islam religion d’Etat a reçu divers usages à plusieurs visées.  Son activation a servi souvent politiquement à se réapproprier le référent religieux pour renforcer la légitimité de régimes autoritaires en perte de vitesse et par donner des gages de conformisme communautaire et identitaire sur le dos des femmes et des libertés individuelles.  Il suffit de rappeler l’interdiction du mariage de la Tunisienne avec un non-musulman (circulaire de novembre 1973) ; le revirement sur la réforme du droit successoral( 1973) ;  la fermeture des cafés et des établissements de restauration au mois de Ramadhan (circulaire dite « M’zali » de 1981) ; les réserves aux dispositions de la Convention des Nations Unies pour l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes ( CEDAW) ( 1985), la Déclaration générale  du gouvernement (en vigueur) selon laquelle la Tunisie ne prendra aucune mesure allant à l’encontre de son article premier ( juillet 1985) ;  les campagnes de «  moralisation et de bonnes mœurs » (1968 (article 231 du code pénal), 1989- 1990-) , les restrictions aux  mêmes motifs à la convention sur les droits des enfants (novembre 1991), etc.

Elle a conduit d’autre part à une «administration de l’islam par l’État » avec la promotion d’un Islam officiel  poursuivant des finalités contrastées d’ordre public et de police administrative  ( la prohibition  du voile  à l’école  et de  l’habit confessionnel 1981- 1986), de répression de l’opposition, de la dissidence ou de la dissension religieuse (fitna) (loi  1988 sur les partis politiques ) et de services publics et de prestations à l’égard de citoyens-musulmans-usagers-croyants-unis par le lien primordial de la communauté religieuse (enseignement public religieux, services ministériels des affaires religieuses, domanialisation des mosquées et des lieux de cultes, fonctionnarisation des Imams et du personnel des mosquées, organisation du pèlerinage, cérémonies publiques religieuses, etc.)

Comme chacun sait, c’est au niveau de la jurisprudence des tribunaux, autour du modèle de la famille et des règles de son statut personnel et de la place qui y occupent les femmes (CSP 1956), que le privilège accordé à l’islam devait déployer tout son potentiel conservatoire de la nouvelle famille tunisienne conjugale, musulmane, patriarcale et agnatique. Il a servi par retour du refoulé, soit à interpréter certaines formules législatives de rédaction équivoque (al mawani al-char’îya, les empêchements à mariage de l’article 5 du CSP, ou les empêchements à succession de l’article 88), soit à combler les vides juridiques et les silences législatifs (la garde des enfants, la filiation, la cohabitation), soit à insuffler l’esprit religieux à certaines institutions qui lui sont étrangères (l’adoption, le changement d’identité).

Personne parmi les pionniers de l’université tunisienne ne s’y est trompé. Emérentienne DELAGRANGE a très tôt alerté du fossé entre le législateur et ses interprètes (1968).  Mohamed CHARFI y a consacré ses enseignements, développés ultérieurement dans un ouvrage remarquable sous le titre « Islam et liberté ; Le malentendu historique » (1999). Yadh BEN ACHOUR s’y est régulièrement attelé depuis 1974 dans nombre d’ouvrages majeurs dont principalement « Droit, politique et religion dans le monde arabe » (1993), « Normes foi et loi en particulier dans l’islam » (1994), « Al-tashriî wa al-dhamir »(1998) ; « Aux fondements de l’orthodoxie sunnite » (2005). Abdel Fatah AMOR en a fait le tour dans « Constitution et religion dans les Etats musulmans » (1996). Ali MEZGHANI en a scruté les dimensions anthropologiques dans « Lieux et non-lieu de l’identité » (1998) et « L’Etat inachevé : la question du droit dans les pays arabes » (2012). Juristes, politologues, historiens de la civilisation, hommes et femmes, Tunisiens ou autres s’intéressant à la Tunisie, s’y sont essayés. Des dizaines de titres sont à disposition dévoilant les contradictions de l’islam d’Etat entre conservation et rénovation de la famille tunisienne (Kalthoum MZIOU), son méta discours entre universalisme et spécificités culturelles sur les droits humains des femmes (Hafidha CHEKIR, 2000),  soupesant ce qu’il recèle de  « pensable et de possible » (Slim LAGHMANI, 2005), mettant à nu son ambivalence (Walid LARBI ), le grand écart  entre le message et l’histoire » (Abdelamjid CHARFI, 2004), « L’exception»  (Hamadi REDISSI, 2005), le point d’orgue culturaliste et orientaliste (Cherif FERJANI, 2017), les usages jurisprudentiels  (Monia BEN DJEMIA, 2012), la gestion publique  (Jean Philippe BRAS, 2002).

Les féministes n’ont pas été en reste.  Universalistes, jetant sur l’article premier et ses avatars un regard critique, ils et elles ont vite fait d’en déconstruire les ressorts patriarcaux et de genre. En 1988 déjà, et sous le choc des réserves à la CEDAW, elles ont réalisé l’improbable convergence entre l’Académie et le militantisme féministe (1985). Toutes, dans leurs diversités disciplinaires, étaient là, pour opérer avec leurs collègues et leurs complices un déplacement du débat vers les contrées difficiles de la « critique féministe de la raison islamique » et son impact. Elles continueront, portées par leurs ainées, soutenues par leurs paires et relayées par la jeune génération des féministes- à construire les conditions sociales et épistémologiques du changement pour l’égalité et la rupture avec la pensée instrumentale et son discours religieux identitaire.

Face à cette ambivalence de l’islam religion d’Etat quel serait le renouveau de la nouvelle devise « l’Islam religion de la nation » ?

L’islam religion de la Nation

Lorsque le 12 septembre 2018, Kais SAID, alors enseignant arrivé à la retraite, soutint à la Faculté des sciences juridiques sa conférence inaugurale intitulée « L’Islam, sa religion », marquant la distinction entre l’Etat (personne morale) et la Nation, la Umma, (cette communauté des musulmans, faite de chair, de sang et de fidélité à Dieu et à sa Loi), nul ne pouvait alors se douter des effets qui lui seraient attachés par la suite, une fois l’homme arrivé au pouvoir. Sans surprise pour ses pair-e-s, il semblait reprendre un lieu commun de la dogmatique juridique classique relative à l’article premier. Celle-ci s’est longtemps interrogée si l’adjectif possessif « sa religion » se rapportait à la Tunisie ou à l’Etat, comme l’induit le libellé de l’article 1er « La Tunisie est un Etat libre ; l’Islam est sa religion ». Selon que le curseur est mis sur l’Etat ou la Tunisie, la référence a valeur instauratrice ou à l’opposé n’est que simple constatation socio-anthropologique.

L’idée que « l’Etat n’a pas de religion » est devenu un leitmotiv du discours présidentiel avant que ne s’en saisisse publiquement le doyen Belaïd mais sur un tout autre registre dans sa déclaration à l’agence France Presse le 7 juin 2022. La première sortie présidentielle eut lieu à l’occasion de la fête nationale de la femme, le 13 août 2020. Moquant « l’aberration » de la formule consacrée « l’islam religion d’Etat » et rappelant les circonstances de son adoption en 1959 comme en 2014, il lança sa diatribe « cela signifie-il qu’il y a des pays qui iront en enfer et d’autres au paradis? » et d’ajouter « que si l’État n’a pas de religion, la Umma en a une, l’Islam, qu’il échoit à l’État de respecter ». A la cérémonie des lauréats de la 53ème édition du concours national de récitation du Coran, le 18 avril 2022, il tint un deuxième discours, aux élans mystiques, truffé de références aux finalités de l’islam (les maqassad), aux lumières de la pensée réformiste, aux valeurs islamiques du « âdl », à la piété, à la morale de l’Islam, au don de soi. Le principe que L’Etat n’a pas de religion est martelé ! Bien plus insiste le président « L’Islam et ses productions ne référent à aucun moment à l’Etat mais à la Umma dont les affaires religieuses (affaires du culte( Ibadat) et des relations muâmalat) » relèvent des prérogatives exclusives de l’Etat.

Comment interpréter ces déclarations ? Opèrent-elles déplacement et changement du paradigme de la gestion du religieux ou ne sont-elles que simple effet d’annonce sans réelle consistance libératoire de la citoyenneté, des droits des femmes et des libertés?  L’islam de la Nation-Umma annonce-t-il la séparation du politique et du religieux, ou une emprise plus forte de l’islam sur les institutions et la société ? Quelle traduction dans la constitution ? Quelle différence au fond avec « l’attachement du peuple aux enseignements de l’islam et à ses finalités caractérisées par l’ouverture et la tolérance » du préambule de la constitution de 2014 ? A quoi sert tout ce matraquage autour de l’abandon de l’article premier, l’abolition de toute référence à l’islam ?

Une première observation consisterait d’abord à réarticuler le discours de K.S et son projet politique au modèle vertueux du Califat. Car si le Califat normatif et « authentique » n’a pas eu cours, il ne représente pas moins un imaginaire symbolique puissant autour duquel se reconstruit et se reconfigure en théorie comme en pratique, le besoin de refondation politique du gouvernement des musulmans. Tous les réformismes, quelles qu’en soient les tendances et les mouvances, en ont exprimé la quête éperdue. C’est par une sorte de réappropriation du formidable potentiel conceptuel et champ sémantique de la normativité constitutionnelle islamique, que se régénèrent et se recomposent les théories islamiques modernes et contemporaines. À la source se trouve la communauté des musulmans, la Umma qui représente la clé de voute de tout l’édifice politique. C’est elle qui est habilitée à choisir le calife (ou le chef de l’Etat), à l’investir du pouvoir et même de le lui retirer, si besoin. Car, au fond elle est la société politique par excellence, unie par sa communauté de foi, placée par cette vertu même dans le droit chemin de Dieu et de sa voie, infaillible. Plusieurs spécifications coraniques en valorisent les attributs : « Vous constituez la meilleure communauté apparue parmi les hommes. Vous ordonnez le bien commun, vous blâmez la malfaisance et vous croyez en Dieu » (Al Ûmran, verset 110). Mais c’est à travers la majorité des croyants (Jamaâ) que la communauté dans son ensemble se réalise et impose son « règne absolu » (al sawad al âadham). Assurée de la main de Dieu sur elle, il lui est prescrit – comme une destinée – de ne jamais se mettre dans l’erreur, d’être toujours dans le juste. Car selon le Hadith rapporté du prophète « Qui dévie de la Jamaâ, ne serait-ce que d’un empan, dénoue le noeud de l’islam de son coup ». Dans la tradition, cette majorité n’est pas quantifiable mathématiquement et physiquement. Elle s’exprime par la pratique suivie par la majorité en matière de permission comme de prohibition, à travers en somme son opinion dominante, ses mouvements protestataires, ses réclamations au nom du tout.

La deuxième observation consiste à montrer que la Tunisie a pratiqué durant la dernière décennie le modèle de l’esprit communautaire majoritaire qui a abouti avec le règne d’Ennahdha à une gestion quasi privée de l’islam, loin des institutions de l’Etat, à l’ombre de la Jamaâ, frères et sœurs par la foi. Ecoles coranique, prise d’assaut de la Zeitouna, voilement des petites filles, mariages collectifs, stigmatisation des mères célibataires, mariages orfy, appel au jihad et autres faits d’armes ont ponctué la vie politique et sociale au point de la pourrir.

Si donc aujourd’hui les feux sont dirigés contre les anciens maîtres du pays, la nouvelle devise présidentielle ne sera en toute hypothèse qu’un éternel recommencement, l’arbre qui cache la forêt de l’esprit majoritaire et prépare au triomphe de la raison islamique sur la raison civique.

Tunis, le 17 juin 2022

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