Le peuple et ses masques – Hichem Abdessamad
Au commencement, il y a le peuple « sans qualités », celui, quantifiable, des démographes et qui se décline uniforme, le temps d’un recensement, avant de se redistribuer en classes sociales et autres « catégories socioprofessionnelles ».
Dans les périodes de « calme plat », le peuple considéré dans son ensemble est perçu comme amorphe, atone, accablé de servitude volontaire[1]. Ce qu’on appelle l’agitation sociale, toujours corporative comme chacun sait, prouve néanmoins que le calme est faux, qu’il est jonché de faux plats… Mais le peuple n’en a pas plus de consistance et les « acteurs sociaux » se perçoivent souvent, dans leur orgueilleuse solitude, comme la preuve de cette inconsistance de la catégorie peuple. Le social existe mais le peuple ne serait qu’une multitude, une foule informe. Demandez au « peuple des mines »[2] ce qu’il pensait du « reste du peuple tunisien » en 2008.
Que tout cela semble loin, noyé dans la pré-révolution, autant dire dans la préhistoire. Car, entretemps, le peuple est redevenu le peuple et sa gloire, immortalisée par les vers de Chebbi, est célébrée d’un bout à l’autre du monde arabe et bien au-delà.
Pourtant, le grand malentendu de la révolution est bien le peuple. Considéré comme l’acteur unique de la révolution, adulé par tous, flatté par le syndicaliste de base, par le haut fonctionnaire revenu de sa morgue, par l’universitaire sorti en trombe de sa tour d’ivoire et, évidemment, par les politiques de toutes obédiences et de toutes générations : les vieux chevaux de retour blanchis sous le harnais du bourguibisme comme les barbes novices et hirsutes des salafistes surgis d’on ne sait où, sans doute de notre ignorance, des tréfonds d’une société qui nous est restée opaque. Tout le monde est le peuple ou plutôt chacun se confond avec le peuple et prétend l’incarner à lui tout seul.
Mais reprenons le fil des événements. Le surgissement populaire a eu lieu au fin fond de la Tunisie. A Sidi Bouzid, forcément à Sidi Bouzid. Et à Kasserine…. comment pouvait-il en être autrement ? Le mariage de la sociologie et de l’histoire apparaît toujours comme une fatalité après coup. La Tunisie des grandes villes suivra à grand fracas, blogueurs et facebookeurs à la manœuvre vont alimenter la mobilisation avec le brio que l’on sait. Les différentes formations de la société civile, les avocats en tête, vont forcer la conspiration du silence qui encerclait jusque là leur longue résistance. La grande mobilisation syndicale va déplacer l’épicentre de la révolution et amplifier le séisme. Le coup de grâce, à moins que ce ne soit l’ultime chiquenaude viendra de l’intérieur du pouvoir. On en saura plus sur les péripéties de la chute du régime lorsque les historiens pourront faire leur travail, loin des bruits et des fureurs.
L’emboîtement des séquences et la complémentarité quasi-miraculeuse des mobilisations qui se relayaient et se donnaient la réplique écrivaient un scénario à plusieurs mains et à plusieurs voix, implacable et incertain jusqu’au bout. Et l’incertitude plane encore sur les acteurs du dénouement. Le crescendo improbable et polyphonique qui a eu raison du système Ben Ali est la preuve de l’inanité de la figure du peuple-personne. Pourtant l’anthropomorphisme politique est la chose la mieux partagée d’un bout à l’autre du spectre, chez tous les acteurs de la révolution et de la post-révolution. Selon la représentation que chaque groupe ou famille politique se fait de la révolution, le peuple révolutionnaire est investi des qualités que l’on se prête à soi et débarrassé des vices dont on accable les autres.
Il y a d’abord « la révolution du jasmin », réalisée par ce peuple si modéré et qui, lassé de la kleptocratie et de la dictature, a fait appel à ses jeunes cyber-activistes pour débarrasser le pays de la famille et de la belle-famille honnies. Cette image-là de la révolution a fait long feu. Elle avait pourtant de solides défenseurs. On a pu lire, juste à la veille de la chute du dictateur, après une évocation compassionnelle du martyre de Bouazizi, un portrait des insurgés comme les enfants d’un peuple baignant dans la douceur de vivre, respectueux des institutions, cultivant un civisme unique dans la région, et qui jamais ne s’attaquerait à l’Etat, pas même à son chef[3]. Ce n’est pas l’aveuglement et l’incapacité à dévisager l’événement tel qu’il se déroulait qui fait ici problème mais cette obstination à dessiner un peuple tel qu’on voudrait qu’il soit, un peuple de rêve, lisse et inoffensif. Les élites apeurées méprisent certes la vulgarité des dictateurs, mais elles n’aiment guère le peuple concret, trop furieux et trop bruyant.
Immédiatement après les élections du 23 octobre 2011, une autre idée de la révolution et une autre image du peuple vont sourdement émerger. On a ainsi pu entendre M. Samir Dilou, actuel ministre des droits de l’homme, et après lui M. Moncef Ben Salem, l’inénarrable ministre de l’enseignement supérieur, prétendre que les réseaux endormis des islamistes avaient participé à la révolution, sinon guidé les révolutionnaires[4]. Devant le cinglant démenti des jeunes activistes de Bouzid et l’entêtement des faits, nos deux ministres n’ont pas insisté. D’autant que M. Hamadi Jebali[5] avait depuis longtemps vendu la mèche. Alors, ils se sont contenté de parler, à l’unisson de leurs chefs, d’une « révolution-de-la-jeunesse-qui-est-venue-réconcilier-la-société-avec-les-valeurs-islamiques », formule astucieusement ambigüe qui postule un « peuple de croyants » contre un régime impie. La confusion des registres politique et religieux qui lie à dessein impiété et dictature, ou plutôt qui déduit l’une de l’autre, vise à l’imposition d’une nouvelle représentation du peuple, à la fois archaïque et inédite.
Les inflexions successives vont aboutir à une mini-révolution dans le discours islamiste. On se souvient des promesses lénifiantes de 2005, lors de l’alliance dite du 18 octobre[5], au temps où M. Rached Ghannouchi répétait en substance : nous voulons être une simple nuance dans la toile de la démocratie à venir. Plus audacieux, les chefs nahdhaoui-s de l’intérieur allaient jusqu’à consentir à la politique séculière et célébraient le modèle turque. C’était dit du bout des lèvres, de manière alambiquée, mais c’était dit. On se souvient également des prudences sémantiques des ténors d’Ennahdha entre le 14 janvier et le 23 octobre. Tout cela est bien loin. Le discours islamiste qui s’est installée au cœur de la politique tunisienne est aujourd’hui à la fois « décomplexé » et discordant : de la tonalité proto-salafiste aux professions de foi plus ou moins velléitaires des « jeunes turcs », il y a toute une gamme qui tourne souvent à la cacophonie. Mais le socle des certitudes communes est l’identité indérogeable du peuple : l’islam dont tout procède, la foi, les mœurs et… euh… les institutions. Moyennant quelques « accommodements raisonnables ».
Riche comme Crésus ou pauvre comme Job, le peuple advient dès lors qu’il exhibe sa foi. Tout le reste est négociable : les palinodies, voire les parjures ne manquent pas, sur les grandes comme sur les petites questions de théologie et de politique. L’immolation par exemple n’est plus forcément un péché comme tout suicide. Bouzid vaut bien une fatwa. Et puis, qui se souvient encore de Bouazizi ? Et la chariaa, finalement « exclue » du texte de la constitution prochaine ? A quoi bon s’épuiser en querelles sémantiques, puisque « l’Etat est islamique » (Ghannouchi dixit)…
La notion de tadafu‘ (littéralement bousculade, sociale et politique s’entend) est invoquée par le même Ghannouchi tantôt pour décrire la compétition démocratique souhaitée, tantôt pour prédire la victoire idéologique annoncée comme un juste retour des choses, un réajustement identitaire irréversible : le peuple musulman a fait sa révolution pour recouvrer son identité musulmane et s’apprête à refonder ses institutions dans les limites de cette identité.
Evidemment, cette vision est récusée par les autres acteurs qui y voient même une captation d’héritage. Les plus radicaux vont jusqu’à refuser l’idée même de révolution et de peuple révolutionnaire. Tout au plus concèdent-ils qu’il y a eu insurrection. Une révolution est un chef-d’œuvre[6], mis en intrigue par le Génie de l’histoire ; elle suppose une avant-garde qui lui apporte la conscience « pour soi », elle est scandée par des séquences longues et des coups d’accélérateur, et atteint l’apothéose par… la prise du Palais d’Hiver…
Au-delà de ces vieilles lunes, prêchées par quelques rares inconsolables du bolchévisme à la tunisienne, c’est surtout l’idée d’une révolution sociale confisquée qui circule dans divers milieux et pas uniquement dans ceux de l’extrême gauche. Cette vision met en scène une coalescence de pauvres –zawali-s – et de marginaux – muhammachîn – des campagnes et des villes, dernier avatar de l’alliance des ouvriers et des paysans seule à même de réaliser « les tâches » de la Révolution. Mais celle-ci a des ennemis coriaces : les fouloul, les azlam de l’ancien régime, mais aussi les opportunistes de la post-révolution. Celle-ci, décrite comme une contre-révolution permanente subsume un peuple constamment trahi par les élites idéologiques de tous bords[7]. Seul lui reste fidèle le dernier carré des révolutionnaires, incompris des électorats mais authentiques porte-parole du « vrai » peuple.
Cette synthèse est sans doute sommaire et pour tout dire injuste. Avouerais-je même une certaine tendresse pour les Mohicans de la lutte des classes qui, au naufrage des grands récits, s’accrochent, vaille que vaille, au chapitre social. Ce qui est en cause c’est la manie de prévoir l’événement a posteriori, de croire dur comme fer que la vérité et la lucidité sont des vertus immanentes du peuple, de troquer le réel contre la doctrine. Lénine, en son temps, avait l’habitude de citer ce vers de Goethe : « Mon bon ami, toute théorie est grise / vert est l’arbre précieux de la vie ». Le dogmatisme n’en a cure des poètes, mais nos amis ne semblent pas si léninistes non plus. Aux dernières nouvelles, cette manière de voir semble heureusement perdre du terrain.
Le tableau demeurerait inachevé si l’on n’y ajoutait une autre conception de la révolution adossée à une autre vision du peuple : celle d’une révolution sans révolutionnaires où l’institutionnel précède le social, où le citoyen phagocyte le peuple et où les aspérités de la surface sociale sont gommées par la citoyenneté, concept tout-terrain. Le conflit social lui-même est perdu de vue au profit de « la dynamique citoyenne ». Le tropisme du centre qui a saisi la composante dite séculière – ‘ilmaniyya – de l’échiquier traduit ce renoncement au social et au projet du même nom dans ce qui était naguère la vieille gauche tunisienne. Si cette dernière a pu tant bien que mal survivre sous Ben Ali, elle n’aura pas survécu à la révolution.
Yadh Ben Achour a été injustement raillé lorsqu’il a affirmé que le peuple de la révolution n’est pas le peuple des élections. Mais ce constat de bon sens a des implications sans doute plus lourdes que l’énoncé lui-même. Il conduit à la question ontologique protéiforme : de qui parle-t-on? Les différentes figurations du peuple rendent-elles compte de la révolution et de ses acteurs ?
La scène post-révolutionnaire a produit, au-delà des divergences, une nouvelle langue de bois selon laquelle la révolution a énoncé des objectifs et des tâches sui generis qui constituent la légitimité profonde des institutions bricolées après le 14 janvier ou en chantier depuis le 23 octobre. Mais la révolution est ventriloque et parle au nom d’un peuple qui change de figure et de langage d’une doxa à l’autre. Ce grand désaccord sur la figure du peuple annonce encore bien des conflits.
Le conflit n’est pas en soi une malédiction, encore faut-il l’accepter comme le fondement même de l’idée démocratique. Pour organiser la mésentente, il faudrait au moins une entente sur cette figure incertaine appelée peuple, une entente sur l’incertitude en somme. L’idée de peuple, aussi prégnante qu’insaisissable, est la marque d’un excès ou d’un défaut, le peuple n’étant pas réductible aux iconographies où on veut le figer, de même qu’il est toujours en retrait par rapport aux universaux dont on veut l’affubler.
La révolution n’est pas le fait du cyber-peuple, héros post-moderne de la nouvelle mondialisation. Elle n’est pas le fait d’un peuple de fidèles partis à l’assaut de je ne sais quelle tyrannie laïque. Elle n’est pas le fait d’une nébuleuse informe appelée citoyenne par paresse ou par calcul.
La première certitude qui résiste au doute, le cogito de la révolution c’est son horizon social. Le profil des premiers insurgés, l’élan de solidarité sociale des principaux acteurs de la société civile, les slogans, ceux des premiers jours comme ceux des impatiences post-révolutionnaires… tout indique que la révolution a eu lieu pour que la société change, et profondément. Mais, tout se passe comme si la grande injonction, « le peuple veut », est souvent agitée par les uns et par les autres pour différer la grande question du changement social.
Que l’on comprenne bien le propos : il ne s’agit pas de récuser l’idée de peuple ni d’en éluder l’usage. Mais de percer à jour les différentes formes d’accaparement de cette figure, de souligner le téléscopage des idéologies populistes, quelle qu’en soit l’efficace politique.
Le peuple, comme sujet politique, est la figure sociale et démocratique par excellence. C’est quasiment une tautologie. Il s’agit de faire un sort à cette manie si répandue de convoquer le peuple comme un acteur toujours déjà là pour l’envisager comme un devenir : une figure qui se réalise dans l’événement et dans la construction démocratique.
Deleuze parlait d’un « peuple qui manque », toujours à inventer. Il s’agit de retrouver un usage plus prudent, j’allais dire plus humble, de cette notion centrale de la philosophie comme de la praxis politiques, de la soustraire aux essentialismes concurrents, en un mot de la « des-essentialiser » en lui restituant et sa complexité sociale et sa précarité.