Penser l’espace aujourd’hui

Raja Fenniche

L’espace prend « la forme de mon regard » disait Hubert Reeves.  L’espace du confinement,  quoique très familier,  est perçu autrement. Il n’est plus habité de la même manière qu’avant la crise sanitaire puisque notre façon d’agencer notre intérieur, de le partager, d’en prendre soin, de  nous y mouvoir ont changé. Du coup,  il acquiert presque une  matérialité différente en fonction notre nouvelle façon de le percevoir.

Nous nous réapproprions ce lieu à la recherche de nouveaux rituels, de nouvelles habitudes, un peu comme le nomade qui est astreint à se sédentariser.  Car, c’est à cela qu’on est confronté ! Nous , les nomades du 21 siècle, qui connaissions une mobilité sans fin, transcendant les frontières, les distances, ne tenant pas sur place, multipliant les déplacements, les visites, les rencontres professionnelles et amicales, les voyages et les randonnées …sommes à présent astreints à passer nos journées, des mois entiers peut être, dans un petit espace de quelques mètres carrés.

 Le « nomadisme post-sédentaire » est bien sûr fortement corrélé à la mondialisation qui a balayé, au profit des pays les plus riches, les enclaves de toutes sortes pour assurer une libre circulation des marchandises, des capitaux et des hommes.   Ces flux sans fin qui circulaient dans tous les sens et entre tous les continents nous ont donné l’impression que le monde était à notre portée, que  là où nous nous trouvions, nous pouvions accéder, si nous en avions les moyens,  aux biens, services et  loisirs que nous voulions.

                La liberté de nous mouvoir, de choisir notre lieu de destination ou de vie s’en était trouvée décuplée. Libres, parce qu’on était devenus aussi plus autonomes  par rapport aux institutions classiques (famille, école, état…) qui n’arrivaient plus à jouer pleinement leur rôle de médiation ou de régulation. C’est comme si on assistait  à ce qu’appelle Alain Touraine « la décomposition du social » ; en  témoigne l’éclatement de la famille, l‘obsolescence de l’école, l’affaiblissement des états et des partis politiques … Du coup, les  individus s’affranchissaient de plus en plus du contrôle de ces vieilles institutions à la recherche d’identités singulières, plurielles, mouvantes, qui leur donnaient le sentiment, quoique illusoire, d’être libres.

                L’homme du 21 siècle évolue dans un monde de flux, dans ce qu’appelle  Bauman « une modernité liquide » qui trouve sa pleine expression, non pas uniquement dans les déplacements continus des  humains mais aussi dans les flux  numériques qui submergent le monde d’aujourd’hui. Le virtuel nous libère de la distance puisqu’ on est dans un « autre espace de voisinage » comme dit Michel Serres, qui nous place à un clic de l’autre alors que nous en sommes séparés par des centaines voire des millions de km.  C’est justement ce monde virtuel, un peu à l’image d’un monde parallèle, qui confère à notre espace physique si exigu une « profondeur » inexorable. Car l’espace, disait Baudelaire est profond, le nôtre est dédoublé.

  Ce nomade, aujourd’hui confiné, continue une partie de  ses échanges, de son travail, de ses activités et loisirs dans cet espace « parallèle » aseptisé qui ne le met plus en face de l’Autre, perçu comme un « danger potentiel ». Cantonné derrière son écran, il découvre le monde qui s’offre à lui dans toute sa splendeur. Les plus belles musiques et œuvres d’art , les plus grands musées, les plus riches bibliothèques, galeries d’art, librairies etc…lui livrent leurs trésors gratuitement, par un simple clic ! L’espace virtuel devient une vraie panacée, en temps de confinement, grâce à l’éclosion d’initiatives de  mise en accès libre et  gratuit de milliers d’œuvres littéraires, artistiques et culturelles de l’humanité.

Le nomade proscrit vit un paradoxe des plus étranges : Il voyage librement « avec sa tête » dans les confins les plus reculés de la terre, ayant à portée de main les gisements d’informations et de connaissances les mieux gardées, communiquant avec des personnes très éloignées et accédant à tous les trésors qui lui étaient inaccessibles. Toutefois, il lui est interdit de dépasser les limites de son lieu de confinement. Désormais, Il n’hésite plus à se placer sous le contrôle des anciennes structures qu’il considérait quelque peu désuètes comme la famille, la nation et l’état.  Ces vieux ordres, auparavant quelque peu dépréciés, constituent désormais son bouclier de protection le plus sûr.

 Jamais il n’y a eu un hiatus aussi prononcé et à si grande échelle entre la liberté qu’offre le monde virtuel et la réclusion dans laquelle nous confine le monde réel.  A la fois errant et casanier à outrance, ce nomade-sédentaire vit une véritable distorsion de l’espace. Le corps, dissocié  en quelque sorte de la tête, est devenu autre.

En effet, le rapport au corps se transforme radicalement durant ce confinement. Le corps n’existait auparavant qu’au regard de l’Autre. Paré, coiffé, habillé, maquillé, photographié, exposé, il nous permettait d’exister aux yeux de l’Autre, de peaufiner l’image qu’on veut donner de nous-mêmes  et de l’arborer  en toutes circonstances. La situation s’inverse pendant le confinement : Isolé de l’extérieur, le corps cloitré se meut dans un espace fermé, à l’abri du regard de l’Autre.   Caché, masqué, sans artifice, il n’est ni sublimé ni exhibé.

Contraint à de nouvelles formes de sociabilité qui ne mettent plus en avant le corps, le confiné  a substitué au masque social de la persona , le masque sanitaire.

Ainsi, le rapport au corps et à l’espace  devient médicalisé. Nous n’avons jamais autant lavé, astiqué, utilisé de désinfectants qu’en cette période. Le sol, les sanitaires, les chaussures, les clés, les objets les plus ordinaires, rien n’y échappe. Se laver les mains – les passer au savon ou au gel je ne sais combien de fois par jour- ce geste si anodin qu’on fait d’habitude presque machinalement prend du coup une importance vitale dont dépend presque notre survie.

Frôlant la frénésie obsessionnelle, ce geste requiert  presque une valeur symbolique tant il nous  rappelle l’acte de purification dans les rites initiatiques ou les ablutions dans les pratiques religieuses. Nous laver les mains avec la plus grande attention participe au geste répétitif, presque symbolique, de conjurer un mal. Il y a comme l’intrusion incongrue de la dimension mythique qu’on croyait révolue.

Avec la fermeture des frontières des pays et des t agglomérations, à laquelle nous assistons à l’échelle planétaire,  notre ancrage géographique est plus que jamais mis en avant. Paradoxalement, nous nous situons, dans un univers de flux continu. Nous sommes envahis par une avalanche  d’informations numériques qui nous assaillent de toutes parts. Sans enracinement territorial, le surfeur du numérique se situe désormais dans un « hors lieu » planétaire tout en restant pourtant confiné dans un espace des plus exigus.  Confronté à l’inconnu, il vit l’expérience inédite de l’Etrangeté, d’un temps qui ne passe pas, d’un « hors temps », celui de l’inconsistance de toute chose

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