Polémique entre D. Fassin et L. Boltanski & al
aoc.media / novembre 2023
Le spectre d’un génocide à Gaza
Par Didier Fassin, 1 novembre 2023
source de l’article: aoc.media
L’annihilation du Hamas, que la plupart des experts jugent irréaliste, se traduit de fait par un massacre des civils gazaouis, ce que la Première ministre française appelle une « catastrophe humanitaire », mais dans lequel un nombre croissant d’organisations et d’analystes voient le spectre d’un génocide.
Au début de l’année 1904, dans ce qui était alors le protectorat allemand du Sud-Ouest africain, les Hereros se rebellent contre les colons, tuant plus d’une centaine d’entre eux dans une attaque surprise.
Au cours des deux décennies précédentes, ce peuple d’éleveurs a vu son territoire se réduire à mesure que de nouvelles colonies s’installent, s’emparant des meilleures terres et entravant la transhumance des troupeaux. Les colons traitent les Hereros comme des animaux, les réduisent à une forme d’esclavage et se saisissent de leurs biens. Le projet des autorités est de créer dans ce qui est aujourd’hui la Namibie une « Allemagne africaine » où les peuples autochtones seraient parqués dans des réserves.
La révolte des Hereros est vécue comme un déshonneur à Berlin et l’empereur envoie un corps expéditionnaire avec pour objectif de les éradiquer. Son commandant annonce en effet qu’il va « annihiler » la nation herero, récompensant la capture des « chefs », mais n’épargnant « ni les femmes ni les enfants ». Si l’extermination n’est techniquement pas possible, ajoute-t-il, il faudra forcer les Hereros à quitter le pays, et « ce n’est qu’une fois ce nettoyage accompli que quelque chose de nouveau pourra émerger ».
Dans les mois qui suivent, nombre de Hereros sans armes sont capturés et exécutés par les militaires, mais la plupart sont repoussés dans le désert où ils meurent de déshydratation et d’inanition, les puits ayant été empoisonnés. Selon l’état-major militaire, « le blocus impitoyable des zones désertiques paracheva l’œuvre d’élimination ». On estime que seuls 15 000 des 80 000 Hereros ont survécu. Ils sont mis au travail forcé dans des « camps de concentration » où beaucoup perdent la vie.
Le massacre des Hereros, qualifié par les Allemands de « guerre raciale » est le premier génocide du XXe siècle, considéré par certains historiens comme la matrice de la Shoah quatre décennies plus tard. Dans Les Origines du totalitarisme, la philosophe Hannah Arendt elle-même a établi un lien entre l’entreprise coloniale et les pratiques génocidaires.
Comparaison n’est pas raison, mais il y a de préoccupantes similitudes entre ce qui s’est joué dans le Sud-Ouest africain et ce qui se joue aujourd’hui à Gaza. Des décennies d’une colonisation qui réduit les territoires palestiniens à une multiplicité d’enclaves toujours plus petites où les habitants sont agressés, les champs d’olivier détruits, les déplacements restreints, les humiliations quotidiennes.
Une déshumanisation qui conduisait il y a dix ans le futur ministre adjoint à la Défense à dire que les Palestiniens sont « comme des animaux ». Une négation de leur existence même par le ministre des Finances pour qui « il n’y a pas de Palestiniens car il n’y a pas de peuple palestinien », comme il l’affirmait au début de l’année. Un droit de tuer les Palestiniens qui, pour l’actuel ministre de la Sécurité nationale, fait du colon qui a assassiné vingt-neuf d’entre eux priant au tombeau des Patriarches à Hébron un héros. Le projet, pour certains, d’un « grand Israël », dont l’ancien président est lui-même partisan.
Dans ce contexte, les attaques palestiniennes contre des Israéliens se sont produites au fil des ans, culminant dans l’incursion meurtrière du Hamas en territoire israélien le 7 octobre faisant 1 400 victimes civiles et militaires et aboutissant à la capture de plus de 200 otages, ce que le représentant permanent d’Israël aux Nations unies a qualifié de « crime de guerre ». La réponse du gouvernement, accusé de n’avoir pas su prévenir l’agression, s’est voulue à la mesure du traumatisme provoqué dans le pays. L’objectif est « l’annihilation du Hamas ».
Pendant les trois premières semaines de la guerre à Gaza, les représailles ont pris deux formes. D’une part, infrastructures civiles et populations civiles ont fait l’objet d’un bombardement massif, causant 7 703 morts, dont 3 595 enfants, 1 863 femmes et 397 personnes âgées, et endommageant 183 000 unités résidentielles et 221 écoles, à la date du 28 octobre. Pendant les six premiers jours de l’intervention israélienne, 6 000 bombes ont été lâchées sur Gaza, presque autant que les États-Unis et ses alliés en ont utilisé en Afghanistan en une année entière, au plus fort de l’invasion du pays.
Pour les plus de 20 000 blessés, dont un tiers d’enfants, ce sont des mutilations, des brûlures, des handicaps avec lesquels il leur faudra vivre. Et pour tous les survivants, ce sont les traumatismes d’avoir vécu sous les bombes, assisté aux destructions des maisons, vu des corps déchiquetés, perdu des proches, une étude britannique montrant que plus de la moitié des adolescents souffrent de stress post-traumatique.
D’autre part, un siège total a été imposé, avec blocus de l’électricité, du carburant, de la nourriture et des médicaments, tandis que la plupart des stations de pompage ne fonctionnent plus, ne permettant plus l’accès à l’eau potable, politique que le ministre de la Défense justifie en déclarant : « Nous combattons des animaux et nous agissons comme tel ». Dans ces conditions, le tiers des hôpitaux ont dû interrompre leur activité, les chirurgiens opèrent parfois sans anesthésie, les habitants boivent une eau saumâtre, les pénuries alimentaires se font sentir, avec un risque important de décès des personnes les plus vulnérables, à commencer par les enfants.
Dans le même temps, en Cisjordanie, plus d’une centaine de Palestiniens ont été tués par des colons et des militaires, tandis que plus de 500 éleveurs bédouins ont été chassés de leurs terres et de leur maison, « nettoyage ethnique » que dénoncent des associations de droits humains israéliennes. Croire que cette répression féroce permettra de garantir la sécurité à laquelle les Israéliens ont droit est une illusion dont les 75 dernières années ont fait la preuve.
L’annihilation du Hamas, que la plupart des experts jugent irréaliste, se traduit de fait par un massacre des civils gazaouis, ce que la Première ministre française appelle une « catastrophe humanitaire », mais dans lequel un nombre croissant d’organisations et d’analystes voient le spectre d’un génocide.
L’organisation états-unienne Jewish Voice for Peace implore « toutes les personnes de conscience d’arrêter le génocide imminent des Palestiniens ». Une déclaration signée par 880 universitaires du monde entier « alerte sur un potentiel génocide à Gaza ». Neuf Rapporteurs spéciaux des Nations unies en charge des droits humains, des personnes déplacées, de la lutte contre le racisme et les discriminations, l’accès à l’eau et à la nourriture parlent d’un « risque de génocide du peuple palestinien ». Pour la Directrice régionale de l’Unicef pour le Moyen Orient et l’Afrique du nord, « la situation dans la bande de Gaza entache de plus en plus notre conscience collective ». Quant au Secrétaire général des Nations unies, il affirme : « Nous sommes à un moment de vérité. L’histoire nous jugera ».
Alors que la plupart des gouvernements occidentaux continuent de dire « le droit d’Israël à se défendre » sans y mettre de réserves autres que rhétoriques et sans même imaginer un droit semblable pour les Palestiniens, il y a en effet une responsabilité historique à prévenir ce qui pourrait devenir le premier génocide du XXIe siècle. Si celui des Hereros s’était produit dans le silence du désert du Kalahari, la tragédie de Gaza se déroule sous les yeux du monde entier.
Un génocide à Gaza ? Une réponse à Didier Fassin
Par Bruno Karsenti, Jacques Ehrenfreund, Julia Christ, Jean-Philippe Heurtin, Luc Boltanski et Danny Trom, 13 novembre 2023
source de l’article: aoc.media
Le 7 octobre 2023, l’État d’Israël a été attaqué sur son territoire souverain, celui qu’à la suite de ce que Raul Hilberg a appelé « la destruction des Juifs d’Europe » par l’Allemagne et ses complices, la communauté internationale lui avait reconnu lors du partage de la Palestine mandataire décidé à l’ONU le 29 novembre 1947. La zone dans laquelle ont été perpétrés les massacres et les exactions que l’on sait, n’était pas située dans les colonies illégales en Cisjordanie occupée depuis la guerre de juin 1967, mais dans les frontières à l’intérieur desquelles l’Etat d’Israël a le droit et l’obligation de protéger sa population.
Pour cette raison, le soutien à la guerre qu’Israël mène actuellement contre le Hamas à Gaza est légitime, dans les limites posées par le droit international humanitaire. Dans cette guerre il y a certes beaucoup trop de victimes civiles. Israël a le devoir absolu d’épargner chaque vie civile dans la mesure de ses possibilités et de respecter le droit humanitaire. Normalement, cette obligation devrait s’imposer également au Hamas qui est certes une organisation terroriste, mais aussi le gouvernement du territoire de Gaza. À ce titre lui incombe le devoir de protéger la population sous sa responsabilité plutôt que de l’exposer volontairement, de libérer immédiatement les civils israéliens que ses commandos n’auraient jamais dû prendre en otage, et de traiter les soldats capturés en accord avec la convention de Genève. Ici, la symétrie s’impose. Exempter le Hamas de respecter le droit universel revient paradoxalement à mépriser la partie jugée la plus faible.
Depuis le 7 octobre cependant une description concurrente se fait massivement entendre qui reprend une vieille antienne. Elle énonce que ce jour-là, Israël n’a pas été attaqué par un groupe terroriste, mais a été la cible d’un acte de résistance à l’occupant, ou alors d’une offensive militaire inscrite dans une lutte de décolonisation, initiée en 1948, encore et toujours perdue. Ceci revient à contester explicitement le plan de partage de 1947 sur lequel repose toute solution à deux Etats.
Dans un article récent publié par le quotidien AOC, Didier Fassin, professeur au Collège de France, incarne cette narration qui conteste frontalement le droit à l’existence de l’État d’Israël, et par conséquent son droit de se défendre.
Si l’égalité de traitement des victimes des deux parties en conflit qu’il réclame avec force se traduit chez lui par une attention manifeste aux souffrances des Gazaouis et une indifférence complète aux civils israéliens, c’est, semble-t-il, que toute la responsabilité de la violence pèse sur l’État d’Israël : le Hamas en est exonéré par principe. La réaction israélienne aux massacres du 7 octobre n’est pour Didier Fassin qu’un épisode de plus dans la longue série de la répression des guerres de libération initiées par les colonisés afin de s’affranchir de la domination du « colonisateur » juif-israélien. Il s’ensuit que rien ne saurait ternir le prestige d’une opération, fût-elle exterminatrice, dès lors qu’elle vise à libérer la Palestine de « l’occupant ». À cette aune, le crime de masse devient un motif de gloire.
Fort de ce cadre d’analyse colonial, Didier Fassin y introduit une comparaison particulièrement perverse, au sens propre du terme, qui consiste à imputer à la victime la responsabilité du crime qu’elle a subi. C’est pourquoi il tient à inscrire la conduite d’Israël dans l’héritage terrible du colonialisme allemand. Les Juifs israéliens, à l’instar des colons allemands en Namibie au début du 20e siècle, avec le soutien de la métropole – mais comme il n’y en a pas dans le cas présent, nous devons peut-être considérer que la juiverie internationale et les États-Unis qui sont, on le sait, une seule et même chose, remplissent cette fonction ? – disposent des moyens techniques pour écraser les autochtones démunis comme le sont les Palestiniens héroïquement défendus par le Hamas.
Comme les maîtres du deuxième Reich précurseurs du troisième, ces Juifs israéliens, après chaque révolte de ceux qu’ils considèrent à peine comme des hommes, intensifient leur cruelle répression, au point que l’on peut craindre qu’ils ne décident de les éliminer définitivement, comme les Allemands l’ont fait avec les autochtones de Namibie. Et vu l’ampleur des dommages que les commandos du Hamas ont causés aux « colons juifs » le 7 octobre, on peut raisonnablement redouter un génocide des Palestiniens victimes de l’État colonial juif.
Dans ce récit, les Juifs sont donc étrangers à la Palestine. À l’instar des colonisateurs français, belges ou britanniques partout où ils dominaient, ils « occupent » ce qui ne leur appartient pas. Mais le choix du cas allemand correspond à une stratégie assumée : les Juifs sont disposés à éliminer de manière allemande les autochtones. Faire des Juifs des colonisateurs allochtones, qui plus est inscrits dans une logique génocidaire, voilà comment Didier Fassin s’efforce de saper la légitimité même de l’existence de l’Etat d’Israël.
Cette ambition de venir à bout des « deux mythes fondateurs de la politique israélienne », pour parler comme Roger Garaudy dont le militantisme anticolonial avait abouti finalement à un négationnisme assumé, si elle n’était aujourd’hui soutenue par un professeur au Collège de France, ne mériterait qu’un mépris silencieux. Alors que la relativisation de la Shoah fut longtemps portée par l’extrême-droite allemande, à laquelle l’historien Ernst Nolte donna un crédit inespéré, elle est aujourd’hui devenue l’affaire des idéologues décoloniaux qui prolifèrent et dont Didier Fassin est l’un des prophètes les plus éloquents.
En niant leur lien historique avec la Palestine et en prêtant une intention génocidaire à ceux qui édifièrent un État pour se prémunir de toute récidive génocidaire, Didier Fassin réactive un geste antisémite classique qui procède toujours par inversion : accuser les Juifs d’être coupables de ce que l’on s’apprête ou que l’on fantasme de leur faire subir. Sur ce point, la rhétorique du Hamas, hors de portée critique pour Didier Fassin, est limpide.
Faut-il le rappeler, l’accusation d’empoisonner les puits portée contre les Juifs du Moyen-Âge, était à chaque fois le prélude à leur expulsion ou à leur massacre. D’ailleurs, Didier Fassin souligne que la répression en Namibie passa aussi par l’empoisonnement des puits d’eau des Héréros afin de les éliminer, allusion dont il espère probablement que ses lecteurs ne la comprendront pas trop vite, tant elle est indigne. On frémit à l’idée qu’un professeur, doté des plus hauts titres, déchoit à ce point.
Il est juste d’écrire qu’une vie vaut une vie. Voilà une équation simple à laquelle on acquiesce sans réserve. Choisir son camp quand il en va de vies civiles perdues est absurde. Les civils palestiniens qui meurent à Gaza sous les bombardements israéliens méritent autant de compassion que ceux massacrés par le Hamas. Mais la leçon de symétrie humanitaire dispensée par Didier Fassin est surdéterminée par une grille de lecture qui ne cesse de nous signifier qu’une vie juive vaut bien moins que toute autre, et que la réalité de la violence antisémite doit s’effacer derrière le racisme et l’islamophobie.
Et pourtant, il faut choisir son camp quant à la question de savoir si l’on reconnaît ou non un droit d’existence à l’État d’Israël. Si on le lui reconnaît, alors le massacre de civils, visés intentionnellement sur son territoire souverain, lui ouvre le droit non seulement de se défendre, mais de prendre les mesures nécessaires pour que jamais cela ne puisse se reproduire, donc à éliminer le Hamas dont c’est le programme. Qu’il soit irréaliste de penser qu’il y parvienne est une question ouverte ; que le coût pour Israël et les Gazaouis soit trop élevé l’est aussi. Mais cela ne doit pas servir de paravent à ceux qui, sans jamais le confesser publiquement, prêchent les vertus du cessez-le-feu et de la paix en fantasmant la destruction de l’État d’Israël.
Ne pas renoncer à penser, Réponse à Bruno Karsenti et al.
Par Didier Fassin, 13 novembre 2023
source de l’article: aoc.media
Le débat scientifique suppose le respect de ses interlocuteurs et l’intégrité des arguments qu’on leur oppose. Le flot de calomnies déversé à mon encontre ne relève pas de ce que devraient être la rigueur et de la collégialité intellectuelles.
La déformation des propos, la caricature de la pensée, la violence de l’injure, l’incrimination diffamatoire ne sont pas dignes de ce qu’on peut espérer de l’expression légitime d’une contradiction. Là où l’on devrait attendre un échange d’idées, la seule disqualification de l’adversaire, sur lequel on jette l’opprobre en proférant les accusations les plus graves, n’est pas tolérable. Ce n’est donc pas dans ce registre que je vais répondre à mes procureurs. Mais il me semble devoir aux lectrices et aux lecteurs le rétablissement de la vérité sur le sens de ce que j’écris.
Le rôle des sciences sociales est de contribuer à la compréhension du monde. Il est d’autant plus important que les sujets sont sensibles, que les passions remplacent la réflexion, que les dénonciations tiennent lieu d’analyse. Le travail du chercheur repose sur l’enquête et sur l’interprétation. Il vise à apporter des éclairages sur ce qui se joue dans des situations complexes, parfois opaques, et il le fait en ayant recours à ce qui caractérise toutes les disciplines scientifiques, à savoir l’esprit critique. Bien entendu, ce travail ne garantit pas l’accès à la vérité, mais il s’emploie à mettre en cause les fausses évidences. C’est ce que j’ai toujours tenté de faire dans mes recherches, qui portent depuis longtemps sur des questions morales et des enjeux politiques difficiles, autour notamment de l’inégale valeur des vies. Comment, dès lors, peut-on oser écrire que, pour moi, « une vie juive vaut bien moins que toute autre » ?
L’inégalité dont je parle, le conflit israélo-palestinien en est la douloureuse illustration à Gaza. Pendant la guerre de 2009, le rapport entre le nombre de tués israéliens et palestiniens était d’un à cent, plus élevé encore si l’on s’en tient aux seuls civils. Pendant la guerre de 2014, un enfant israélien et plus de cinq enfants palestiniens sont morts. Les événements récents promettent un bilan humain bien plus lourd. Après les tueries perpétrées contre des civils par la branche armée du Hamas dans le sud d’Israël, ce sont les massacres des habitants de Gaza, victimes de bombardements massifs et d’un blocus de toutes les ressources vitales par l’armée israélienne. C’est dans ce contexte, où les gouvernements occidentaux, qui avaient légitimement dit leur horreur des assassinats de civils israéliens mais n’avaient pas eu un mot pour la mort de milliers d’enfants gazaouis, que j’ai écrit l’article « Le spectre d’un génocide ». Alors que responsables politiques européens et nord-américain affirmaient le droit d’Israël à se défendre, sans y mettre aucune des limites du droit humanitaire, j’ai pensé urgent de faire entendre la voix de celles et ceux, juifs et non-juifs, universitaires et experts, qui, dans le monde entier, alertaient sur le risque d’un génocide. Il s’agissait bien d’un risque, car les génocides sont malheureusement toujours une interprétation juridique a posteriori. Il n’y en a pas moins une obligation à les prévenir selon la Convention internationale de 1948 ratifiée par Israël.
Mais je n’en suis pas resté à la seule évocation de ce risque. J’ai voulu montrer ce qui se jouait à Gaza en dégageant ce qui me semble être l’une des structures historiques du génocide. Ayant conduit des recherches en Afrique australe pendant une décennie, je me suis intéressé à l’extermination des Hereros dans ce qui est aujourd’hui la Namibie et qui était alors le protectorat allemand du Sud-Ouest africain. Pendant les premiers temps de ce protectorat, à la fin du dix-neuvième siècle, la coexistence entre les colons allemands et les éleveurs hereros était pacifique et un traité fut même signé entre les deux parties. Mais peu après, les événements qui allaient aboutir à ce que les Nations unies ont reconnu en 1985 comme un génocide font se succéder trois moments. D’abord, les colons, rompant leur contrat avec les Hereros, les dépossèdent de portions toujours plus importantes de leur territoire, commettent contre eux des violences, et les déshumanisent en les comparant à des animaux. Puis, une révolte se produit, les Hereros assassinent plus d’une centaine de colons lors d’une attaque surprise. Enfin, l’armée allemande intervient, le général qui la commande annonce qu’il veut « annihiler » la nation herero, massacre une partie de la population et refoule le reste dans le désert en lui imposant un blocus qui fait mourir de faim et de soif plusieurs dizaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants.
Il m’a semblé que le déchiffrement de cette structure génocidaire – la commission d’abus par les colons, le raid meurtrier des Hereros, l’écrasement final de ce peuple – pouvait donner à réfléchir sur ce qui se joue à Gaza aujourd’hui, dans l’esprit de ce que l’historien Paul Veyne appelait une comparaison heuristique, à savoir le rapprochement de deux faits, non pour dire qu’ils sont similaires, mais parce que l’un aide à comprendre certains aspects de l’autre. La dépossession des terres palestiniennes par les colons israéliens au cours des décennies récentes, les humiliations par l’armée et la déshumanisation par le gouvernement actuel, puis l’attaque sanglante du Hamas contre des kibboutz, enfin la mise à mort à Gaza de plus d’une dizaine de milliers de civils par des bombes lâchées sur les maisons et les hôpitaux et par un siège privant les habitants d’eau, de nourriture, de médicaments et d’électricité, me paraissait reproduire cette structure et justifier une prise de position publique, alors que les chefs d’État occidentaux refusaient d’appeler à un cessez-le feu. Bien sûr, cette analyse peut se discuter. Des collègues m’ont dit qu’elle ne leur semblait pas fondée, d’autres m’ont affirmé qu’elle leur avait été utile.
À aucun moment, cependant, je n’ai mis en cause « l’existence de l’État d’Israël » qui est un fait acquis tellement évident que le rappeler devrait même sembler suspect. En parlant de colonisation, je me réfère aux pratiques condamnées par de nombreuses résolutions des Nations unies consistant à chasser les paysans et les éleveurs palestiniens, à leur prendre leurs terres et à détruire leurs oliviers, à laisser les colons et les soldats multiplier les vexations, et finalement commettre des centaines d’homicides. La naissance de l’État d’Israël est inscrite dans le droit international. Sa colonisation des Territoires palestiniens en est une violation. Il n’y a rien de décolonial à le dire. C’est simplement rappeler le non-respect des règles juridiques par un gouvernement dont certains des membres ne reconnaissent aux Palestiniens ni le statut d’êtres humains de plein droit ni leur existence en tant que peuple. Quant à la supposée « relativisation de la Shoah » que mon texte impliquerait alors que je rapproche en fait des événements de 1905 et de 2023 – et non avec le génocide des juifs d’Europe – elle me semble totalement hors de propos. Aujourd’hui, la mémoire de la Shoah est salie par celles et ceux, en Israël, qui comparent les crimes du Hamas et la Solution finale, qui traitent les Palestiniens de Nazis ou qui arborent une étoile jaune dans les instances des Nations unies.
Voir, dans le contexte présent, le superbe et terrifiant film d’Amos Gitai Le dernier jour d’Yitzhak Rabin éclaire d’une lumière crue les déchaînements de violence et de haine que peut provoquer le nationalisme religieux dans les actes comme dans les écrits. Mais la scène la plus significative du film est la discussion, au sein de la commission d’enquête sur l’assassinat du Premier ministre israélien, entre l’avocate qui tente de resituer les faits dans une perspective historique, évoquant la politique mortifère de colonisation des terres palestiniennes, et le président qui lui répond qu’il n’est pas là pour parler du passé, mais des événements du 4 novembre 1995. Pour certains, aujourd’hui, l’histoire commence le 7 octobre 2023. Leur dire, comme le fait le secrétaire général des Nations unies, que cette terrible journée « ne vient pas de nulle part », ce que j’ai aussi voulu exprimer dans mon texte, leur est intolérable. Faute de pouvoir contester rationnellement cette réalité, ils lancent des imprécations et salissent le nom de leurs contradicteurs, en les accusant d’antisémitisme avec pour seul but de discréditer leurs analyses.
Mais pour celles et ceux qui voudraient voir l’avènement d’une paix juste et durable pour les Palestiniens comme pour les Israéliens – et j’en fais partie – rien n’est possible tant que l’histoire est niée, avec les responsabilités qu’elle implique.