REGARDS CROISÉS SUR LA GAUCHE ET LE POPULISME

Bien avant les élections de 2019, le populisme s’est imposé comme le maître mot de la politique en Tunisie. Ce signifiant que l’on dit flottant, nomade ou polysémique se prête en effet à tous les usages. Au point que certains commentateurs préfèrent le contourner soigneusement.
Dans le monde, le mot désigne un large spectre d’expressions politiques allant de l’extrême droite populaire ou illibérale jusqu’au « mouvements des places ». Il qualifie aussi bien le ressourcement populaire du vieux fond raciste que la volonté de radicalisation de la démocratie par le retour au peuple.
Chez nous, les choses sont tout aussi compliquées. Les mésusages politique et journalistique de la notion de populisme renforcent la confusion qui plane sur la scène politique depuis bien longtemps.
Depuis 2019, le populisme à la tunisienne semble se déployer sur tous les tons :
Abir Moussi serait ainsi populiste même si elle figure la nostalgie bavarde et décomplexée de l’ancien régime.
De même pour la coalition El Karama dont le populisme identitaire si virulent ne l’empêche pas de composer avec la « culture de gouvernement » de Ghannouchi et de ses alliés…
Que dire également du populisme médiatique qui a ouvert l’accès au parlement à des chahuteurs de plateaux ?
Depuis le 25 juillet, le coup de force de KS a, pour ainsi dire, « mis tout le monde d’accord ». En monopolisant la parole populiste, il a réduit ses adversaires au discours piteusement « droits-de-l’hommiste » qu’ils portaient hier aux gémonies.
KS est depuis près de deux ans le populisme fait homme. La parole populiste qu’il ressasse ad nauseam est pour ainsi dire chimiquement pure. Et c’est pourquoi on a un moment cru que le saïedisme était un pur discours, sans consistance politique… Le cours autoritaire, voire autocratique, qu’il tente d’imposer par sa consultation, son référendum, sa constitution, et tout récemment ses législatives démontrent qu’il faut prendre le populisme au sérieux. Ce que l’on a pu appeler « le pouvoir grotesque » n’est pas un carnaval, il est attentatoire aux libertés et porteur d’un projet nihiliste.
Autant dire d’un non projet. Un moment adulé par un agrégat de suiveurs, d’électeurs, ou de téléspectateurs dont la colère commune est sublimée en une sorte de « narcissisme de la misère » par la seule parole du guide. Car, au fond, l’offre populiste n’ouvre sur aucune utopie, elle est circulaire : le peuple est payé de ses propres mots et le chef n’est comptable ni d’un programme, ni même d’un rêve, juste d’un verbe flatteur et tonitruant.
La non-démocratie, la non-république (selon l’heureuse formule de Mahdi Elleuch), annoncées bien avant l’accès à la présidence, sont en train de se matérialiser sous nos yeux, sans que l’on sache où elles mènent le pays, ni ce qu’elles vont faire de l’État et de la société.
Le moment Saïed est advenu à la suite des échecs d’une génération politique en fin de parcours. Il s’est adossé au ressentiment et à la colère populaires. Les résultats des élections du 17 décembre sont venus rappeler que la disponibilité du peuple au populisme n’est ni illimitée ni éternelle. Ils sont annonciateurs d’un changement de contexte. Sans préjuger de sa durée, nous vivons vraisemblablement une fin de règne, encore une.
Quoi qu’il en adviendra, il nous faut dévisager ce moment populiste. Pour comprendre. Ni en pleurer, ni en rire, mais comprendre comme dit le philosophe.
Pour simplifier à l’extrême, en Tunisie comme ailleurs, le populisme serait ce courant qui dresse la multitude contre les élites, un peuple contre un système… Tout le monde le sait, tout le monde l’a dit. Mais même ainsi résumé, l’axiome est problématique parce que souvent le peuple du populisme n’existe qu’en s’incarnant hors de lui-même sous la forme d’un « leadership charismatique », euphémisme commode pour désigner souvent un autocrate, qu’il soit éclairé ou… illuminé. De quelque côté que l’on se tourne, on est pris dans le double bind d’une notion à la fois hautement signifiante et vide, incontournable et insaisissable.
C’est dire que la question mérite débat.
Ce débat, nous l’avons commencé depuis quelques années. Nous voulons le reprendre aujourd’hui à nouveaux frais dans le contexte qui est le nôtre. En focalisant cette fois-ci sur le rapport de la gauche avec le populisme. La gauche qui se réveille ici et là dans le monde, et celle évanescente, ou qui se cherche, chez nous.
Pourquoi la gauche ? D’abord parce que les devenirs de la gauche tunisienne sont un souci constant dans les activités de Nachaz.
Mais aussi parce que le discours populiste, ici comme ailleurs recycle un registre qui était naguère celui de l’extrême gauche. Nous pensons également que l’effacement idéologique du post-gauchisme – même s’il continue à s’exprimer sur tous les tons – en Tunisie, et plus généralement la défaite politique de toutes les gauches, constituent des facteurs qui ont favorisé l’épanouissement du discours populiste.
Il est évident également que la déferlante populiste a mis à nu les apories de la gauche tunisienne. Non seulement ses infirmités politiques, son désarroi intellectuel (malgré les rodomontades) après la révolution, mais aussi le rapport ambigu que la gauche entretient avec la figure du peuple depuis toujours.
Il se trouve aussi que la question populiste a suscité, surtout à gauche, une littérature de bonne facture depuis quelques temps. De là l’idée de réunir quelques auteurs, qui sont aussi, chacun à sa manière, des acteurs de la vie politique. Nous avons convié à la table ronde : « Regards croisés sur la gauche et le populisme » quatre auteurs qui n’ont jamais mis leurs drapeaux dans leurs poches. Sans pour autant être d’accords : ni dans leurs visions du devenir politique et social du pays, ni dans leur abord de la question populiste.
Mohamed Sahbi Khalfaoui, politiste et co-auteur de La tentation populiste, 2020.
Hamma Hammami, leader du PT et auteur du Populisme en Tunisie, le tryptique despotisme, paupérisation et dépendance (en arabe), 2022.
Hatem Nafti, ingénieur et écrivain, auteur de Tunisie : vers un populisme autoritaire, 2022.
Maher Hanin, chercheur en philosophie sociale, membre du FTDES et de Nachaz, co-auteur de Dissidence et errance, les jeunes de la gauche au temps de la révolution et du populisme (en arabe), 2022.

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