Samir Amin n’a jamais été aussi utile
Hèla Yousfi
Notre amie Hèla Yousfi nous a envoyé ce beau texte en hommage à Samir Amin récemment disparu. Nous le publions (euh… avec un peu de retard) en signalant qu’une version arabe a également été publiée sur les colonnes d’al-Akhbar
«Un Baobab est tombé», écrit le professeur Saliou Sy de l’Ecole de Dakar en hommage au grand intellectuel marxiste et militant Samir Amin, décédé dimanche 12 août 2018 à Paris à l’âge de 87 ans. Le mot Boabab vient de l’arabe « Buhibab » qui veut dire « le père des graines ». Dans ce papier, je reviendrai sur quelques « graines » semées par Samir Amin qui me semblent constitutives aussi bien de son héritage que de l’agenda politique et intellectuel qu’il lègue à tous ceux qui sont concernés par les conditions d’émancipation politique et économique dans les pays arabes et plus généralement dans les pays du Sud. J’aborderai deux contributions majeures de son œuvre : Premièrement, j’évoquerai sa critique radicale de théorie de la modernisation marquant la littérature sur le développement économique. Ensuite, j’aborderai la manière dont il a pensé la souveraineté nationale comme cadre de résistance ultime à l’ordre néo-libéral.
La culture, une entrave au développement économique ?
Dans les années 1950 et 1960, le rôle de la culture dans le développement économique a reçu une attention considérable et cette réflexion a été largement dominée par la théorie de la modernisation. Les théoriciens de la modernisation comme Arthur Lewis 1954 ou Parsons 1967 soutiennent que la culture des pays dits « sous-développés » constitue un obstacle au développement. L’hypothèse implicite est que les progrès technologiques, économiques et intellectuels des nations « victorieuses » devraient être imités par les peuples les « plus pauvre, moins civilisé » du monde. Dans cette perspective, le futur des pays « sous-développée » sera alors nécessairement le passé de l’Europe industrialisée. Ce qui constitue alors le modèle à suivre c’est le capitalisme, les éléments de ce processus de développement que sont l’accumulation du capital, la libre-concurrence et l’industrialisation deviennent des passages obligés. Les pays sous-développés doivent se débarrasser de leurs « traditions » culturelles pour atteindre le « Progrès ». Et la modernisation présentée en tant que processus universel devient implicitement synonyme d’occidentalisation.
La relation causale et essentialiste ainsi établie entre culture et développement, promue par les institutions internationales et largement internalisée par les élites locales, permet d’éviter la tâche difficile d’identifier et d’analyser la complexité historique et structurelle des liens entre les différents paramètres qui peuvent intervenir dans le processus de développement. Les premières critiques de la théorie de la « modernisation » qui ont marqué la littérature sur le développement économique s’appuient sur les apports de l’école de la dépendance. Ils mettent l’accent sur le fait que la théorie de la modernisation a sérieusement négligé les facteurs politiques externes subis par les sociétés dites « sous-développées », telles que le colonialisme et l’impérialisme. Ces critiques tentent de montrer que le développement des pays industrialisés se fait au détriment de celui des pays du Sud, la pauvreté dans ce « tiers monde » étant la contrepartie obligée de l’enrichissement du premier et deuxième monde. Samir Amin est l’un des théoriciens les plus connus de cette mouvance marxiste.
Selon l’idée qu’il défend, le blocage du processus d’accumulation au Sud et les disparités croissantes entre ces économies du Sud « périphérie » et celles du Nord « centre » s’expliquent par l’échange inégal qui structure l’extension mondiale du système de production capitaliste (Amin 1973, 1976). Au Nord, la croissance s’accompagne du développement tandis qu’au Sud elle renforce la « désarticulation » des structures de production. Le fonctionnement de l’économie internationale conduit au maintien de l’état de dépendance de la Périphérie dirigée par des « bourgeoisies compradores », qui sont en réalité des « têtes de proue » installées par les élites dominantes du « Centre ». Celles-ci n’ont qu’une aspiration, celle d’améliorer leur position dans le système mondial au détriment des plus faibles. L’apport de Samir Amin et de ses collègues a le grand mérite de remettre en question les postulats de la théorie de la modernisation sous-jacents à l’approche classique du développement qui implique un processus linéaire imprégné par les valeurs occidentales au mépris des spécificités culturelles locales. Tout en adoptant une analyse marxiste, il insiste sur l’importance d’éviter de projeter l’histoire du Nord sur le Sud. Pour reprendre l’expression célèbre de Sami Amin, « Le Sud est entravé, pas en retard ». Il prône les principes d’un développement autocentré se donnant pour objectif prioritaire la construction d’un système productif national souverain, fondé sur l’industrialisation et la rénovation de l’agriculture paysanne. Mais force est de constater que le développement ne sera bien souvent autocentré ou endogène qu’en théorie, tandis que la prédominance des relations verticales entre anciennes colonies et métropoles n’a pas pu être contestée par l’accroissement nécessaire de relations de coopération de type Sud-Sud.
La souveraineté nationale antidote à l’ordre néo-libéral ?
Cet échec est expliqué entre autres, selon Samir Amin, par l’entreprise systématique adoptée par les bailleurs de fonds et les institutions internationales pour décrier toutes les mesures nécessaires pour parvenir à système économique plus égalitaire : protectionnisme, contrôle des changes, stimulation de l’économie par l’État, etc. Si ces recettes font toutes partie de la boîte à outils à laquelle le Nord a eu recours pour se développer, tout a été fait pour empêcher le Sud d’en faire usage. Dans son dernier livre publié en 2017 La souveraineté au service des peuples – l’agriculture paysanne, la voie de l’avenir, Samir Amin poursuit sa réflexion sur les stratégies à adopter pour mettre en place un modèle de développement national souverain émancipé de toute type de tutelle économique et politique. Il pointe les malentendus entretenus autour de la notion de souveraineté nationale qui la réduisent abusivement à sa dimension nationale-bourgeoise ou nationale-identitaire voir fasciste. Selon Samir Amin, le cadre étatique reste important, dans le sens que c’est là où actuellement existent les espaces et les conditions permettant aux luttes sociales d’ouvrir des brèches dans le système capitaliste et faire avancer un agenda réellement populaire.
L’enjeu pour lui est de penser et construire une souveraineté nationale qui soit populaire, anti-impérialiste et internationaliste. Ainsi, il explique : « Le concept de souveraineté mis en œuvre ici n’est pas celui de la souveraineté bourgeoise-capitaliste ; il s’en distingue et doit être qualifié pour cette raison de souveraineté populaire. L’amalgame entre ces deux concepts antinomiques, et à partir de là le refus rapide de tout « nationalisme » sans davantage de précision, annihile toute possibilité de sortir de l’ordolibéralisme. » Plus loin, il ajoute : « Les évolutions de ces systèmes n’ont jamais été autre que le produit de changements s’imposant dans le cadre des Etats qui les composent, et de ce qui en résulte concernant l’évolution des rapports de force entre ces Etats. Le cadre défini par l’Etat-nation demeure celui dans lequel se déploient les luttes décisives qui transforment le monde. » Cette réflexion est plus que jamais précieuse au Nord comme au Sud.
Dans les pays arabes, elle entre en résonance avec les deux revendications principales des révolutions arabes qui tout en rejetant le régime politique gouvernant (« Le peuple veut la chute du régime ») ont exigé un “Autre Etat” capable de répondre aux aspirations des populations locales : « Travail, liberté, dignité nationale ». Partant de l’hypothèse selon laquelle l’histoire est produite par aussi bien par les forces sociales et politiques que par la logique du capital, l’Etat ne peut être que l’épicentre de la dynamique de négociation des intérêts divergents. Pour Samir Amin, l’Etat ne peut retrouver une marge de manœuvre que si les luttes sociales se montrent capables de porter au pouvoir des alliances hétérogènes, fondées sur des compromis entre des intérêts sociaux divers. Par ailleurs, dans son livre La Nation arabe, nationalisme et lutte de classes (1976), il nous invite à penser le monde arabe comme espace commun ou les Etats sont interdépendants et dont l’histoire économique et politique exige une résistance et une alternative commune à l’offensive militaire et libérale qui y est organisée.
Déconstruire les mythes économiques promus par les bailleurs de fonds
Il est utile de souligner que dans cette quête d’un Etat capable d’assurer l’émancipation économique et politique de ses citoyens, une bonne partie de l’œuvre de Samir Amin avait pour objectif la déconstruction des mythes macro-économiques divulgués par les institutions internationales et l’économie orthodoxe. Ainsi, il dénonce le monétarisme, qui décrète que le montant de l’offre de monnaie peut être fixé librement par la banque centrale. Il montre que la monnaie n’est pas une marchandise comme les autres, dans la mesure où son offre est déterminée par sa demande, laquelle dépend, en partie, des taux d’intérêt. Pour lui, ces préconisations et politiques purement monétaires en focalisant sur la lutte contre l’inflation et/ou l’évasion fiscale empêchent la remise en question nécessaire du modèle économique néo-libéral créant l’inégalité et relègue au second plan la réflexion sur les politiques économiques nécessaires pour favoriser l’emploi et la justice sociale. De la même manière, Samir Amin a largement dénoncé le discours dominant des institutions internationales qui placent l’accent exclusivement sur la dénonciation de la corruption dans les pays du Sud en se gardant d’en analyser les mécanismes structurels profonds qui ont contribué au maintien de la logique rentière dans ces pays. Il rappelle que dans les pays du Sud, la corruption est un élément constitutif organique du maintien des élites locales politiques et économiques au service de l’ordre néo-libéral. Pour lui, le discours idéologique et moralisateur selon lequel la corruption est la «mère de tous les vices» a pour fonction de neutraliser toute tentative de refonte radicale et totale du régime politique et économique qui prévaut dans ces pays.
Pour conclure, si Samir Amin aimait répéter que « le pire régime de l’Afrique indépendante était cinquante mille fois meilleur que ce qu’on appelait la belle colonisation », l’intervention étrangère qu’elle prenne la forme de guerre directe ou de réformes néo-libérales nous rappelle régulièrement que la problématique de la libération nationale demeure entière dans les pays arabes. Malgré les indépendances formelles dans certains pays, l’impérialisme économique est l’autre face du colonialisme dont l’objectif est l’abolition définitive de toute souveraineté nationale. Dans une tribune publiée le 27 juillet 2009, Samir Amin rappelle que « Marx n’a jamais été aussi utile » et son décès soudain nous rappelle que son œuvre à lui aussi n’a jamais été aussi utile pour saisir aussi bien les dynamiques de domination que de résistances dans les pays du Sud et dans les pays arabes plus particulièrement. Loin de toute opposition binaire entre démocratie libérale et régime autocratique, l’héritage intellectuel de Samir Amin nous invite donc à replacer la « souveraineté nationale populaire » au cœur des alternatives politiques et économiques à identifier afin de soutenir les différentes vagues de luttes sociales et populaires qui résistent tant bien que mal à ce rouleau compresseur. Simultanément, son engagement militant et politique nous rappelle que souveraineté nationale n’est pas antinomique avec interdépendance régionale et que cette alternative à l’ordre néolibéral ne peut se construire sans prise de conscience de la communauté de destin qui unit les peules de la région arabe et l’importance de construire des solidarités actives entre eux.