BONNE FEUILLES : UN MONARQUE POUR LA RÉPUBLIQUE

Hichem Abdessamad

 

Ce texte est une contribution à  l’ ouvrage collectif dirigé par Kamel Jendoubi : Que vive la République  (éditions Alif  Tunis 2018). 
Nous le publions  à titre de bonnes feuilles de ce livre événement. 

 

 

 

Immédiatement après la Révolution, le spectre de Bourguiba est venu hanter les allées des nouveaux pouvoirs. Le retour de(ou à) Bourguiba est même devenu une des topiques de la post-Révolution. On ne prête qu’aux riches.Car très vite, on pouvait constater qu’à l’ombre du grand homme, les successeurs paraissaient petits, décalés ou comiques. Le premier usage de Bourguiba était donc comparatif. Il était facile de croquer Ben Ali en Brutus. Quant àMarzouki, avec ses foucades en guise d’autorité, il apparaissait comme le négatif quasi absolu de la force tranquille du « Combattant suprême » au temps de sa superbe. Pour ce qui est du dernier président en date : malgré (ou à cause) de tout l’attirail mimétique, le chapeau, les tics de langages et les postures, il rappelle la boutade de Karl Marx selon laquelle les personnages historiques se répètent au moins deux fois, la première fois comme tragédie et la seconde fois comme farce. Les références littéraires ou historiques aux princes félons, à Ubu ou au bonapartisme ne sont pas innocentes : elles trahissent un inconscient royaliste. Ce que l’on reprochait aux héritiers était leur incapacité à « remplir » une fonction que Bourguiba a façonné à sa mesure, une fonction aux dimensions monarchiques.
Le personnage est aujourd’hui l’objet d’un culte, tapageur ou taiseux. Et le bourguibisme passe pour un patrimoine national. Mais un patrimoine ambigu. Car à trop mettre l’accent sur l’horizon moderniste de l’Etat-Bourguiba, on occulte souvent les atavismes qui ont affleuré en fin de règne, et à se focaliser sur le réformateur visionnaire on fait l’impasse sur les dérives autocratiques.
Les notes qui suivent ne sont pas une chronique du despotisme, éclairé ou pas : il sera surtout question du mode et du style bourguibien d’exercice du pouvoir.  Il s’agit de dévisager le paradoxe d’un règne patrimonial érigé sur un socle institutionnel moderniste.

Le 18 Brumaire du « Combattant suprême »
En ce jour fatidique du 25 juillet 1957, Bourguiba s’est hissé à la magistrature suprême par effraction (H. Redissi). Le grand vizir du Bey devint président de la première République tunisienne, comme le général français devint premier Consul puis empereur. On n’ergotera pas ici sur la désinvolture juridique que l’on reproche parfois aux constituants de 1956-1959. La monarchie beylicale était largement discréditée depuis la destitution de Moncef Bey en 1943 et Bourguiba lui-même se posait la question à haute voix : « On pourrait se demander pourquoi ne pas établir une monarchie constitutionnelle et choisir une autre famille ? Je réponds, pour ma part que ce peuple a assez de maturité pour gérer ses affaires par lui-même. La personne qui est devant vous, que certains imaginent à la place du Bey en raison du regroupement du peuple autour de lui, respecte trop ce peuple pour accepter d’être son roi. (…) Je choisis pour lui la Républiquepopulaire » (discours du 25 juillet 1957 devant l’ANC). L’interrogation sibylline en dit long sur une tentation réelle.
Il est également significatif que ce dédain pour la dynastie en place n’est pas exclusif d’une fascination pour la noblesse que peut receler la fonction royale : dans le même discours, Bourguiba ajoute : « les fastes du pouvoir sont sans effet sur moi. (…) Je sais ce qu’il y a de passager en toutes choses. Lorsque Saladin fut installé sur le trône d’Egypte, on lui présenta des enfants malheureux, derniers représentants des Fatimides. Il en eut les larmes aux yeux. »
Au fond ce qui le rebutait c’est l’archaïsme de l’institution beylicale et non l’étendue des prérogatives qu’elle recouvre. Qu’importe la forme de la souveraineté, ce qui compte c’est le commandement. Or dans la vision et la pratique bourguibienne, le leadership est toujours solitaire et ne souffre aucune collégialité. Déjà, du temps de la lutte anticoloniale, l’enjeu des conflits entre Bourguiba et ses compagnons (de M. Materi à S. Ben Youssef) a toujours été la direction exclusive du Parti. Après l’indépendance, président du Conseil aux côtés du Bey, il ne pouvait se résoudre au partage de l’autorité. Il s’employa à dépouiller le dernier des Husseinites de ses prérogatives. Il s’attaqua en premier à l’identité beylicale de l’Etat : en mai 1956 la fête du trône est supprimée et les privilèges des princes sont abolis, la liste civile du bey lui-même est sensiblement réduite. Un mois après, toute allusion à la dynastie est supprimée des armoiries du royaume. Plus significatif est le décret du 3 aout 1956 transférant le pouvoir réglementaire au président du Conseil. Dernière estocade avant le coup de grâce, le décret du 7 avril 1957 portant incorporation de la garde royale au sein des cadres de l’armée.
Ce n’est pas tant l’humiliation de Lamine beyqui était cherchéeque le refus d’un pouvoir bicéphale. Pour le futur président, la fonction suprême ne se partage pas.
Le nouvel Etat, qui allait se construire sur les décombres du Makhzen se devait d’être radicalement nouveau. Avant la proclamation de la République, certains observateurs ont noté l’agacement de Bourguiba devant l’évocation élogieuse de Moncef Bey par certains constituants.Lui-même n’y fit qu’une vague allusion dans son discours. Le nouvel Etat sera érigé sur une table rase. Bourguiba inaugurait son règne et ne succédait à personne.
La résolution votée à l’unanimité par l’ANC le 25 juillet, confiait au Chef du gouvernement  « en attendant l’entrée en vigueur de la Constitution (…) les fonctions de chef de l’Etat en leur état actuel », et lui décernait « le titre de président de la République ». Le combattant suprême s’arroge ainsi les pouvoirs du bey en sus de ceux du président du Conseil. Les prérogatives présidentielles telles qu’elles seront codifiées un peu plus tard par la Constitution du 1er juin 1959 ne seront pas en retrait par rapport à ces pouvoirs cumulés.
On parle souvent de dérive présidentialiste du bourguibisme. En l’espèce c’est un euphémisme. Le gaullisme est un présidentialisme entant qu’il représente une pratique maximaliste du pouvoir présidentiel. Mais le régime demeure semi-parlementaire et le Chef de l’Etat français était responsable devant ses électeurs. Le régime présidentiel américain, à la différence du tunisien, réserve l’initiative des lois au Congrès. Ni impeachment à l’américaine, ni responsabilité référendaire, le président tunisien avait les coudées franches. La République de Bourguiba s’était offert un monarque en guise de président. Tour à tour débonnaire ou autoritaire, alternantles séquences deraidissement et d’ouverture, cette République avait une seule constante : le centre de gravité du pouvoir était à Carthage.
Ce présidentialisme aux dimensions monarchiques prévu par le régime constitutionnel de 1959 est accentué par le système politique fondé sur l’intrication du Parti et de l’Etat. La scène primitivede cette confusion des genres est la réunion conjointe du Bureau politique du Néo-Destour et du gouvernement le 25 juillet 1957 pour préparer la proclamation de la République le jour même. Le dédoublement et l’interférence de la base au sommet des structures du parti et des rouages de l’administration institutionnalisent un édifice hybride dont le mur porteur est la présidence conjointe du Parti et de l’Etat.
Les prérogatives du Raïs s’adossant charisme du Zaïm dessinent les contoursélargis d’un pouvoir régalien au sens strict du terme.
 
Les figures du commandement bourguibien
Bourguiba dirigera le pays d’une main ferme usant de pédagogie et de contrainte, exerçant toute la gamme des prérogatives que la loi fondamentale et les lois ordinaires lui confèrent. De la Haute cour de justice [ ] à la cour de sûreté de l’Etat, des peines sévères, y compris la peine de mort, furent souvent prononcés. L’arsenal judiciaire et sécuritaire ne cessera d’être étoffé à mesure que les oppositions s’élargissaient.
De tout cela il sera question ailleurs dans ce volume. Au delà de la violence de l’Etat, légitime ou pas, Bourguiba a déployé tout son talent de tribun et mobilisé les moyens de l’Etat afin de gouverner les âmes. Il tenait à convaincre le bon peuple de la légitimité de l’ascendant autocratique qu’il avait sur lui. Le libérateur d’hier se voulait désormais l’instituteur de la nation.
Depuis sa création en 1934, le néo-Destour s’est organisé en contre-Etat et la lutte de libération nationale était ordonnée autour du « Combattant suprême » qui était d’emblée le héros de l’épopée. Non content d’être entré dans l’histoire de son vivant, Bourguiba tenait à peaufiner lui-même son mythe. Le roman national qu’il s’évertua à écrire (ou à faire écrire) se confond avec son parcours propre. Cette héroïsation du Zaïm par lui-même avait une fonction éminemment politique. Les discours, les « directives du président » diffusées tous les soirs et « les leçons » d’histoire du mouvement national au campus en 1973,visent à établir un lieu particulier entre le président et ses concitoyens. Flatté comme l’acteur de son propre destin ou rabaissé à un statut mineur, le peuple est dans tous les cas redevable à son président de sa double émancipation: lors du petit combat (al-jihad al-asghar) pendant la lutte de libération et au moment du combat suprême (al- jihad al akbar) celui du développement.
De prêche en prêche, l’inventaire toujours recommencé des mérites du Zaïm assigne à l’auditeur le statut de citoyen obligé dont la reconnaissance est constamment requise. Le contrat de citoyenneté s’abîme ainsi en sujétion. Bien sûr, ce n’est là que l’épure imaginé par le président, dans les faits, les oppositions ne se sont jamais démenties depuis l’indépendance et en particulier dans les milieux de la jeunesse instruite. Paradoxalement, le formidable effort de l’Etat naissant en matière d’enseignement était plus propice à l’apprentissage de la liberté qu’à celui de la discipline. L’homme de la IIIème République que Bourguiba n’a jamais cessé d’être savait l’importance de l’instruction pour transformer la société en profondeur quitte à semer les graines de l’insoumission. Il en prendra le risque. Et c’est sans doute un de ses grands mérites. Plus tard, le vieux président ne manquera pas de tancer ses jeunes opposants : «si je ne vous avais pas donné l’instruction, vous en seriez encore à garder les troupeaux
Autre ressource du commandement, la religion. Durant le combat contre l’occupation, Bourguiba a su neutraliser les ulama en captant leur propre discours. Beaucoup se sont mépris sur le sens de ce choix : ils y ont vu une confessionnalisation de la lutte nationale alors que le chef du néo-Destour œuvrait à nationaliser le discours religieux. Après l’indépendance, le « Combattant suprême » optera pour un gallicanisme à la tunisienne. « Le coran n’est pas une constitution, il ne définit pas l’organisation de l’Etat » déclare-t-il dans son discours du 1er juin 1959. Cette parole programmatique était précédé d’une série de mesure jacobines : l’élimination des habous et des tribunaux charaïques ;le démantèlement de l’enseignement religieux par l’intégration de la veille-Mosquée à l’université moderne et, pièce maîtresse de ce dispositif de sécularisation à la hussarde,le Code du statut personnel.
Afin de mieux signifier sa volonté de soumettre le magistère religieux à la gestion de l’Etat, le président n’hésitera pas à s’attribuer la compétence religieuse d’un imam, voire d’un Commandeur des croyants. Il le proclama à maintes reprises. La dernière fois en 1974 dans un discours testamentaire devant un aréopage d’universitaires. On se souvient également de ses audaces : les appels à économiser l’argent du pèlerinage au profit du budget de l’Etat; sa mini-campagne contre le jeûne du ramadan qui affaiblit le rendement du travail et ralentit le développement du pays, sa volonté d’établir l’égalité en héritage, maintes fois réitérée, mais finalement contrariée…
Mais la contenance de prédilection est sans doute celle du « père de la nation ». Contesté de son vivant, ce titre lui est largement reconnu aujourd’hui jusque dans les rangs des islamistes. Et ce n’est pas seulement une métaphore : le caractère patrimonial de l’Etat-Bourguiba transparait justement dans l’inflexion paternaliste du discours présidentiel après l’indépendance. Les marques d’attention envers les jeunes et son adresse rituelle à ses « chers fils, chères filles » sont connues. L’image paternelle du président encore fringant débarrassant une jeune femme du safsari qui lui voilait le visage est légendaire. Cette sollicitude n’était pas feinte même si beaucoup d’autres jeunes garderont plutôt l’image d’un père… fouettard.
Ces différentes postures, celle du héros libérateur et bâtisseur, celle du saint homme auteur de fatwas transgressives et celle du pater familias pédagogue et moralisateur commandent la gratitude, le consentement et l’obéissance, trois figures de la servitude volontaire.

Un règne flamboyant et crépusculaire
« Le Système ? Quel système ? C’est moi le système. » : la phrase est connue et il faut se grader de toute surinterprétation. Dite sur le mode de la boutade ou de la provocation, elle trahit néanmoins une conception pour le moins égocentrique des institutions.
De fait, le président constitue la clef de voûte dudit système. Cela n’est pas nouveau : la cinquième république gaullienne conférait au président la même fonction arbitrale et décisive. Mais l’exercice bourguibien du commandement est une captation de tous les pouvoirs institués, voire de tous les contre-pouvoirs prévus théoriquement par la loi.
La mise sous tutelle présidentielle des autres institutions passe par l’emprise sur les lieutenants. Pourtant Bourguiba ne monopolisait pas toutes les décisions. Il déléguait volontiers son pouvoir à ses premiers ministres. Mais le couperet n’est jamais loin. BahiLadgham, vice-président du Conseil, secrétaire d’Etat à la présidence et premier ministre l’apprendra à ses dépens. Congédié et traité de « tête de lard » cet inconnu illustre finira ses jours dans l’anonymat. Même Hédi Nouira, dont la longévité à la tête du gouvernement a, un moment, fait illusion, il fut évincé d’une chiquenaude après le raid sur Gafsa en 1980. M. Mzali et A. Ben Salah ont fui le pays… Seul a échappé à ce jeu de massacre Mohamed Sayah. Et pour cause, il était le scribe du roi. Un saint-Simon du pauvre qui devait raconter la geste et immortaliser la gloire du Raïs ; exercice dont il s’acquitta avec zèle – et un certain talent – tout au long du règne.
Bourguiba n’a pas malmené que ses ministres, il a poursuivi de sa vindicte les dirigeants du mouvement syndical (A. Tlili, H. Achour…) dont la félonie suprême était de dresser des souverainetés dissidentes face à un Etat qui entend tout régenter. En effet, Le mouvement national selon son premier stratège était fait du Parti et de ses affluents les organisations nationales : l’UGTT, L’UTICA, l’UNFT… Qu’importe si Hached et ses héritiers ne l’entendaient pas de cette oreille. Pour le Raïs, ces organisations étaient la courroie de transmission du Parti : une division des tâches directement empruntée au modèle soviétique. Les préposés au contre-pouvoir seront ainsi enrôlés à rebours de leur vocation. Après avoir imposé le féminisme d’Etat au profit des femmes Bourguiba a voulu imposer un« syndicalisme d’Etat » au grand dam des syndicalistes.
Bourguiba n’avait pas d’autre passion que le pouvoir. Mais il n’aimait ni le luxe ni le lucre et se disait pauvre comme Job. Il se considérait lui-même comme le bien du pays, comme« consubstantiel à la Tunisie » (Ch. A. Julien).C’est cette incarnation, cette naturalisation du pouvoir qui le hisse au statut de roi.
Le corps du roi est double : celui abstrait qui évolue en filigrane de l’ordre juridique et celui concret qui s’offre au peuple. Les gens de notre génération se souviennent de ces moments « épiques » ou le Raïs pleurait en direct ou s’apitoyait sur son anatomie intime. On aurait tort de conclure à une risible impudeur. En livrant les secrets de son propre corps, il abolit toute distance entre lui et le bon peuple. Ne reste que le face à face entre le roi de la république et les citoyens médusés.
Comment imaginer dans ces conditions que la règle de l’alternance s’appliquât au personnage. La présidence à vie n’était pas savamment programmée, elle était dans la logique des choses. Le 18 avril 1975 la Constitution est amendée : « à titre exceptionnel et en considération des services éminent rendus par le Combattant Suprême (…) l’Assemblée Nationale proclame Habib Bourguiba Président de la République à vie. ». JallouliFarès président de l’ANC avait proposé la même chose dès le 25 Juillet 1957. Flagornerie prémonitoire : la boucle était bouclée.
Dès lors commencera le long hiver du patriarche.On s’était habitué aux manifestations de narcissisme monarchique : les poètes etles chœurs spécialisés qui psalmodiaient tous les jours sa gloire à la radio, le mausolée prévu d’avance… Mais les dernières années d’une interminable fin de règne furent dignes d’un royaume shakespearien : l’épouse, qui fut l’amour d’une vie, répudiée par l’homme du CSP, la cour grouillant de toutes les intrigues… Le « bon plaisir » commandait les petites choses (le recrutement à Carthage de telle femme qui a tapé dans l’œil du maitre des lieux) etcomme les grandes : la tête de Rached Ghannouchi et de ses amis exigées par le président qui tenait à refaire un procès jugé trop clément…
Bourguiba avait le culte de l’Etat chevillé au corps. Le primat absolu de l’Etat induit un pouvoir surdimensionné du chef de l’Etat.Le projet initial d’un Etat de droit même autoritaire va tourner court au mitan de l’ère bourguibienne. Dans ce processus de délitement, le premier bâtisseur de l’Etat va lui-même se mettre à battre en brèche l’œuvre de sa vie.

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