UN PAYSAGE MÉDIATIQUE D’ANCIEN RÉGIME ?

La question médiatique est décidément l’impensé majeur de la « transition démocratique ». L’actualité, et son lot de mauvaises nouvelles, ne cesse de le confirmer. Dernière nouvelle en date : le projet de loi concocté par le groupe El-Karama et qui vise à légaliser les chaînes hors la loi et à soustraire l’ensemble du paysage audiovisuel à toute régulation. Autant dire, l’arrêt de mort de la HAICA et la consécration des relations triangulaires douteuses entre les milieux d’affaires, les grandes formations politiques et les médias. En clair : l’installation de véritables pôles oligarchiques inamovibles en surplomb de notre démocratie.

Une berlusconisation annoncée

La dérive qui s’accélère a commencé dès le lendemain de la Révolution. Par naïveté ou par timidité, les législateurs de l’heure ont commis un fâcheux contresens. Le décret-loi du 2 novembre 2011 relatif à la liberté de la communication audiovisuelle et portant création d’une HAICA a confondu la libération des ondes avec la libération de la parole. La notion de propriété des médias a été contournée. Malgré la confiscation de quelques stations réputées appartenir au clan du président déchu, le paysage a été reconduit quasiment en l’état. Mieux, le marché télévisuel a été ouvert aux investisseurs dont pas mal de prédateurs anciens et nouveaux. La fameuse « liberté de communication audiovisuelle » est implicitement soumise au marché et les chaînes traitées comme une vulgaire marchandise.

Après le malentendu juridique, passé comme une lettre à la poste au nez et à la barbe des néophytes comme des vieux briscards de la politique postrévolutionnaire.

Le deuxième moment de ce qu’il faut bien appeler la berlusconisation du pouvoir médiatique dans la Tunisie postrévolutionnaire, s’est noué autour des élections de 2014 et le nouveau rapport de force qu’elle a engendré. Parmi les clauses du consensus des 2 droites qui va peser de tout son poids sur la scène politique : le modus vivendi télévisuel autrement dit, le partage du paysage et quelques tolérances annexes dont le retour de véritables « repris de justices » qui vont faire main basse sur les talks shows (entretenir); ou encore l’impunité des chaînes hors la loi, inféodées par ailleurs aux grandes formations…

Troisième moment : l’emballement en roue libre de la communication audiovisuelle, au grand dam de la HAICA dotée de prérogatives régulièrement violées par les impétrants sous le regard torve d’une justice aux ordres (il n’y a pas d’autres mots), va générer des positions de pouvoir et nourrir les appétits de nouveaux parrains. L’effet Berlusconi vérifié jusqu’à la caricature. On connaît la suite : la montée en puissance de l’Homme de Nessma et l’émergence d’une génération de politiques nourris aux hormones du populisme télévisuel.

Charité, télé et politique

Serge Daney, grand critique de cinéma et de télé, nous invitait naguère à inverser la transaction selon laquelle la télé, via la publicité, vend des produits à des télé-consommateurs : en fait, disait-il, elle vend un public à des annonceurs. Nessma a fait mieux : elle met un quart monde à la dévotion d’un parrain. Charité, télé et politique…tout est business. Dans ce mélange des genres, tout le monde trouve son compte sauf la démocratie.

Ce cas extrême met à nu un dispositif largement partagé.

On passera sur la médiocrité de l’offre culturelle. Un monde semble séparer la créativité foisonnante de toute une génération apparue dans le sillage de la Révolution et les fictions et autres émissions dites de divertissement d’un autre âge : un alliage entre une industrie de l’image d’ancien régime et la culture « Endemol » dont on connaît les ravages en Europe. En cela, la télé tunisienne fonctionne à rebours de la Révolution.

Encore plus grave est la terrible efficacité des talks show et des reality show dont le fonctionnement est commandé par le même dispositif. La vulgarité ici n’est pas une déformation, elle est structurante.

Transposée dans le débat politique, elle valorise l’imprécation et le scandale et met en scène des seconds couteaux transfigurés en Césars du dimanche.

L’espace télévisuel finit par se transformer en monde parallèle ou un nouveau « personnel politique » s’agite et manipule les fantasmes du bon peuple flatté comme jamais.

Le discrédit du « système » a fait le reste. Les histrions hyper médiatisés finiront par disputer l’espace politique aux vieux acteurs de la vieille classe politique.

Jamais la capillarité entre l’espace médiatique et la scène politique n’a été aussi manifeste. Jamais deux pouvoirs censés être distants n’ont été aussi complices. Une complicité dont la démocratie ne cesse d’en pâtir.

Le grand débat que nous appelons de nos vœux semble s’esquisser : la HAICA et le SNJT se mobilisent d’ores et déjà. Il nous appartient à tous de faire en sorte que le débat s’élargisse.

Pour notre première rencontre sur le sujet nous invitons :

Hichem Senoussi, membre de la HAICA

Henda Chennaoui, journaliste indépendante et militante associative

Mohamed Yousfi, journaliste animateur radio et membre du SNJT

Nous leur proposons d’échanger autour des 3 questions suivantes :

  1. Le dispositif juridique actuel est-il au diapason avec la démocratie à laquelle nous aspirons ?
  2. Quel avenir pour les medias alternatifs (les sites d’information et de débat, les radios associatives) ?
  3. Est-il réaliste d’envisager une réforme en profondeur du paysage médiatique ?

Réhabiliter le service public audiovisuel? Réaménager l’attribution des ondes et les cahiers des charges afin de mettre un terme aux interférences entre les milieux politiques, les milieux d’affaires et l’espace audiovisuel ?

Le débat sera animé par notre ami Larbi Chouikha, enseignant chercheur à l’Institut de Presse (IPSI) et militant des Droits de l’Homme.

 

 

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