« SORTIR VERS LE JOUR » DE HELA LOTFI : « UNE MORT TRES DOUCE »Amna Guellali
« Sortir vers le jour » suit vingt-quatre heures de la vie de deux femmes, Souad et sa mère, dont l’occupation principale consiste à prendre soin du père de Souad, devenu infirme. Toute la première partie du film se passe dans leur appartement vétuste d’un quartier populaire du Caire et suit les gestes quotidiens que les deux femmes accomplissent pour le soin du malade et l’enfermement dans un lieu qui comme le corps du père se désagrège et se gangrène. Dans un deuxième moment, celui qui correspond à la « sortie vers le jour », Souad quitte l’appartement pour quelques heures, et nous suivrons dès lors ses déambulations dans les rues du Caire, son errance dans des quartiers divers, jusqu’à la tombée du jour. Film extrêmement sensoriel, il fait vibrer la lumière pour saisir dans un geste cinématographique très épuré le clair-obscur de l’appartement et des âmes qui l’habitent.
« Sortir vers le jour » n’est pas seulement un film intimiste ou un drame familial. La dimension sociale y est bien présente, et transparaît à travers l’extrême fragilité matérielle de cette famille très modeste, vivant dans un milieu populaire au Caire. Il ne s’agit pas seulement de filmer la déchéance des corps ainsi que le huis clos entre les personnages, puisque la vétusté des lieux, le délabrement des meubles, les craquelures dans les murs et les moisissures sur les parois sont filmées avec autant d’attention par la cinéaste que les personnages. On n’est pas dans ce film, ou pas seulement, comme dans « Amour » de Michael Haneke, ou dans « Cris et chuchotements » d’Ingmar Bergman, au plus près de l’agonie d’un personnage et du drame intime qui se joue chez les survivants. L’appartement, dans la matérialité de son délabrement, devient un personnage à part entière, participe à rendre encore plus prégnante la déchéance des corps, la fatigue qui les habite, l’épuisement de leurs ressources vitales. C’est ce qui le rend si poignant et unique.
Ce qui impressionne dans ce film c’est le dépouillement de l’image comme de ces personnages, qui n’ont en leur possession que cet affect qui les lie et qui transparaît dans les moindres gestes, d’une extrême douceur. Ils n’ont que la lumière du jour pour percer l’obscurité d’une maison qu’on sent humide et suintante, que la musique d’Oum Kalthoum pour alléger les heures d’une journée interminable. Aucune surcharge ne vient faire écran entre le vécu des personnages et le spectateur.
Le raccord entre les images n’est pas seulement un montage réaliste, psychologique ou causal. Le raccord dessine l’espace de césure entre les êtres, il opère un découpage dans l’espace habité des solitudes partagées, chacun des personnages étant rendu à cette densité physique et temporelle de la solitude. Quatre plans successifs en sont le témoin. Le premier en plan rapproché nous montre la mère faire la toilette du soir de son mari. Après l’avoir habillé et lavé, elle s’allonge avec lui sur le lit, l’entoure de ses bras et mets une cassette d’Oum Kalthoum. Ils l’écoutent tous les deux, pendant un moment ensemble. Le plan suivant, large, nous renvoie à la séparation des espaces, chacun dans une chambre, elle dans le salon et le vieil homme sur son lit de malade, avec toujours la musique d’Oum Kalthoum qui résonne dans l’appartement vétuste. Les troisièmes et quatrièmes mouvements sont des gros plans, d’abord sur elle, plongée dans la pénombre du salon, ensuite sur lui, allongé et le regard humide. Chacun des deux est plongé dans ses pensées, dans un abîme qui semble uniquement percé par la musique. Ce mouvement des corps, leur unité et ensuite leur désunion, se fait à la faveur de la variation des plans et de leur échelle. La chanson d’Oum Kalthoum joue le rôle du liant affectif, l’incarnation d’une nostalgie indicible, lorsque les personnages, enrobés dans la pénombre de leur solitude partagée écoutent ensemble puis chacun de son côté cette grande voix remuante. Cette séquence bouleversante est la quintessence du film : en 4 plans presque silencieux et un morceau de musique, elle rend perceptible tout l’indicible qui habite ces êtres.
Dans la première partie du film qui se déroule à l’intérieur de l’appartement, les plans séquences montrant les gestes matériels des soins que les deux femmes prodiguent à leur homme s’accompagnent de mouvements de caméra très millimétrés. Les mouvements de la caméra semblent épouser ceux des personnages, comme si elle était une extension de leurs gestes, dans la continuité et le prolongement de leurs mains qui soignent, qui changent les draps, nettoient le corps du père, frottent la lessive et astiquent le sol. La caméra ne les suit pas, elle se meut avec eux, comme si leurs gestes si précis en guidait le mouvement. Un accompagnement qui est celui d’un ami, d’un observateur attentif et compatissant. Les pivotements de la caméra donnent la sensation d’une présence fluide, d’une immersion dans les 24 heures de la vie de ces personnages.
Ce qui impressionne également c’est le caractère pictural de l’image, avec des plans de personnages immobilisés dans l’instant, face à une fenêtre ou devant les vitres, avec leurs reflets et leurs attentes. Le jeu subtil de la lumière qui entre par les fenêtres, le clair-obscur des ambiances, les teintes très pales, avec des dominantes de couleur marron, beige ou blanc cassé, rappellent la peinture hollandaise du 17ème siècle. Dans ces peintures, surtout celles de Vermeer, on voit souvent des personnages saisis dans leurs tâches quotidiennes, face à des fenêtres qui déversent la lumière du jour. La frontière entre l’intérieur et l’extérieur et la densification des espaces de l’intime se fait dans ces peintures à la faveur de ces portes entrebâillées, de ces fenêtres ajourées, laissant passer une lumière qui sculpte les visages et les lieux. Dans « Sortir vers le jour », la lumière est là comme un rappel du monde extérieur. Elle souligne encore plus l’enfermement des personnages, le huis clos familial. Elle devient parfois obsédante dans son inscription dans l’espace comme une promesse ou un appel vers l’ailleurs. Un appel que Souad va enfin suivre en choisissant de sortir dans la ville.
Cette deuxième partie du film est une errance dans la ville du Caire, avec son foisonnement de monde, le bruit omniprésent, le choc des couleurs soudain rendues à leur éclat. Dans cette partie, la cinéaste s’attarde sur la dimension spirituelle de la ville. Dans l’une des plus belles scènes du film, on voit Souad qui erre, très tard le soir, incapable de rentrer chez elle. Attirée par des bruits de chants soufis, elle pénètre dans une espèce de jardin et s’assied au bord de l’eau, jusqu’à la tombée du jour. La musique, les voix, la lumière qui se dégage des lieux et qui se reflète dans l’eau, tout ce bain sensoriel qui entoure le personnage est d’une douceur poignante. Elle rend d’autant plus présente la mort du père qui rôde et la douleur nue d’une vie qui semble sans espoir.