Yassin al-Haj Saleh : « Pour la première fois, nous avons un horizon en Syrie », Par Rachida El Azzouzi

source de l’article: www.mediapart.fr


 

Pour l’écrivain, qui est l’un des principaux intellectuels opposants au régime des Assad, le peuple syrien vit un événement comparable à la chute du mur de Berlin. Retour au pays, justice, reconstruction… L’exilé livre ses peurs et ses espoirs.

Originaire de la ville de Raqqa, dans le nord-est de la Syrie, dont l’État islamique avait fait sa capitale, Yassin al-Haj Saleh a passé seize ans en prison (1980-1996) sous Hafez al-Assad, pour avoir été membre du Parti communiste syrien, puis il a enduré le règne du fils Bachar. Dès mars 2011, il s’est engagé dans la révolution et a basculé dans la clandestinité. Contraint de fuir la répression, il s’est exilé en Turquie à l’automne 2013, puis en Allemagne en 2017. Non sans vivre un supplice : la disparition de son épouse, Samira al-Khalil. Ancienne détenue politique (1987-1991), infatigable militante des droits humains, elle a été enlevée en octobre 2013 par des djihadistes à Douma, probablement le groupe islamiste Jaych al-Islam, « l’Armée de l’islam », alors qu’elle se réfugiait au sud de Damas pour échapper au régime tortionnaire.

À ses côtés : une autre icône de l’opposition syrienne, l’avocate Razan Zaitouneh, le mari de celle-ci, Wael Hamada, et un autre camarade de lutte, Nazem al-Hamadi. La même année, deux des frères de Yassin al-Haj Saleh ont été kidnappés à Raqqa par l’organisation État islamique. L’un d’eux est toujours porté disparu. De passage à Paris pour la promotion de son salutaire dernier livre paru en français, Sur la liberté : la maison, la prison, l’exil… et le monde (éditions L’Arachnéen), Yassin al-Haj Saleh a été percuté par l’histoire. Le régime qu’il combat depuis des décennies s’est effondré en quelques jours. « L’ère de l’éternité est terminée. Commencent à présent l’histoire, ses difficultés et ses défis », réagit le fondateur de la revue Al-Jumhuriyah (« La République »). Illustration 1 Yassin al-Haj Saleh à Paris le 11 décembre 2024. © Photo Rachida El Azzouzi / Mediapart Ses amis, parmi lesquels l’écrivaine et professeure de littérature comparée Catherine Coquio, qui signe la préface de son essai, célèbrent une personnalité dont la « manière de penser son expérience, et de se poser à la “circonférence” des groupes politiques, lui a donné une place d’observateur-penseur critique-actif qui sera précieuse dans les années de reconstruction. À son rôle catalyseur dans la diaspora syrienne s’ajoute un talent à faire dialoguer l’expérience syrienne avec le monde, et à penser le monde aujourd’hui ». Mediapart : Comment allez-vous, Yassin al-Haj Saleh ? Yassin al-Haj Saleh : Je suis si heureux. Je ne réalise pas encore pleinement. De nombreux Syriens comparent ce qui nous arrive à la chute du mur de Berlin. C’est très juste. Quand j’ai entendu parler d’une « bataille d’Alep », je me suis dit : « Ils rêvent. » Or Alep a été rapidement prise. Le régime est tombé en onze jours, c’est incroyable. Cela fait presque quatorze ans que cette lutte pour le changement se développe en Syrie.

Tout ce sang versé pendant des années pour y parvenir… Une sale page criminelle de notre histoire se tourne, elle bouchait l’horizon. Maintenant, pour la première fois, nous avons un horizon. Peut-être qu’il sera à nouveau bouché dans des années, des décennies. Je n’en sais rien. Mais aujourd’hui, ce que nous souhaitions depuis longtemps a été réalisé. Nous avons un peu plus de pouvoir pour influencer l’avenir d’une manière compatible avec nos rêves. À lire aussi « Les Syriens ont des craintes, mais sont heureux pour la première fois depuis des décennies » 12 décembre 2024 Est-ce là la continuité de la révolution de 2011 ? Oui mais dans le cadre d’un autre processus. J’entends de nombreux Syriens critiquer le groupe Hayat Tahrir al-Cham (HTC). Cela me donne de l’espoir, c’est le signe de la politisation de la population. La révolution, cette longue lutte, a été une grande école pour l’apprentissage politique.

Les débuts de la nouvelle Syrie se font sous les auspices de la libération des prisonniers. L’ouverture des prisons, symbole de la barbarie du régime, où des dizaines de milliers de personnes ont été torturées, pendant de très longues années, parfois sans que leur famille soit au courant, est un événement historique. Je crains que l’estimation des personnes tuées sous la torture soit sous-évaluée. Des charniers n’ont pas encore été explorés. Cela va prendre des années pour avoir une vision plus claire de l’ampleur des massacres et des tortures de masse perpétrés.

Durant ces années, alors que des dizaines de milliers de personnes ont été tuées, torturées ou sont disparues, nous avons été représentés d’une manière très négative qui nous a considérablement affectés. La Syrie n’était plus que Daech, terrorisme, fondamentalisme islamique. Le peuple syrien n’existait plus, il était invisible. Nous ne pouvions plus parler.

Reconstruire sera un long processus avec des hauts et des bas, de la violence, des crises et de la souffrance humaine. Est-ce que, comme tant de Syriens et Syriennes, vous réfléchissez à un retour au pays ? Oui, bien sûr. J’espère être là-bas dans quelques semaines, je ne sais pas encore quand. Je dois préparer mon voyage. J’ai été torturé et j’ai passé de longues années en prison. Les islamistes de HTC sont maintenant au pouvoir. Intellectuellement, c’est un défi stimulant. Politiquement, je ne sais pas. Il faut que j’explore. Je n’oublie pas que ce sont des islamistes même si ce n’est pas le même groupe que celui qui a enlevé ma femme et mes amis, ni le même groupe que celui qui a enlevé mon frère. Comment observez-vous les premiers pas de Ahmed al-Charaa, de son ancien nom djihadiste Abou Mohammed al-Joulani, le nouveau maître de Damas ? Ce n’est pas parce que Joulani est islamiste que je ne lui fais pas confiance. Je ne fais pas confiance aux hommes politiques en général. Je préfère être sceptique à l’égard de tous. C’est un scepticisme sain, pas aveugle.

Le défi est immense pour être à la hauteur et représenter le pluralisme de la société syrienne, multiconfessionnelle, multiethnique, où les différences entre les zones urbaines et rurales sont très marquées. Ce qui a détruit la Syrie, c’est que cette pluralité si riche a été détenue par une famille. La pire chose qui puisse nous arriver serait un « assadisme » islamique après l’assadisme alaouite. Je crains une lutte entre islamistes, entre les plus radicaux et les plus modérés. J’ai peur aussi qu’ils s’en prennent aux femmes, les privent de leurs droits, car plusieurs des nouveaux maîtres demeurent fanatiques. Certains d’entre eux essaieront. Nous devrons ne pas les laisser faire. La Syrie ne sera pas l’Afghanistan, et Joulani ne sera pas le mollah Omar [le fondateur des talibans – ndlr]. Alep et Damas ne peuvent pas être dirigées par des talibans. Nous avons un niveau d’éducation plutôt bon, un grand nombre de médecins, d’ingénieurs, d’intellectuels et de personnes qui ont acquis de l’expérience au cours des treize dernières années. Cela me donne de l’espoir.

Mais notre économie est détruite, 90 % de la population vit sous le seuil de pauvreté. Reconstruire sera un long processus avec des hauts et des bas, de la violence, des crises et de la souffrance humaine, très probablement. Illustration 2 © Éditions L’Arachnéen L’un des enjeux cruciaux est celui de la justice. Comment l’envisagez-vous, alors que votre épouse Samira al-Khalil, votre frère et tant de vos amis sont disparus depuis plus d’une décennie ? On ne pourra pas éradiquer l’assadisme sans justice. Cela nécessite de traduire dans des tribunaux nationaux et internationaux des centaines de personnes, Bachar al-Assad bien sûr, mais aussi tous les dignitaires du régime, les chefs des services de sécurité, qui ont fait prospérer la barbarie. Avocats et militants des droits humains ont déjà des listes prêtes. Mais chaque accusé devra être traité avec respect en tant qu’être humain, citoyen, et conformément à la loi. Je veux profiter de l’ouverture de cette ère de responsabilité pour défendre la grande cause de la justice. C’est une question de principe, de respect de soi, du droit de ma femme, de mon droit. Pour être honnête, chaque jour qui passe réduit mes espoirs de retrouver Samira vivante. Ma vengeance porte le nom de la justice, du droit, de la liberté.

e ne tue personne, il n’y a pas de sang. Je construis une cause éthique, politique, légale. Elle est l’œuvre de militants des droits humains et d’avocats. Elle passe par mon travail d’écrivain qui s’est toujours concentré sur l’islam, le régime. Ce n’est pas une idéologie, ni une religion, c’est une sensibilité à l’injustice. Nous libérer des Assad aura pris près de quatorze ans. Ce fut une école d’apprentissage politique. Mettons-le à profit. Pourriez-vous transformer cette sensibilité en un engagement politique ? Je ne pense pas avoir le talent pour faire de la politique. J’aime lire, écrire des livres. Mais je peux aider de bien des façons, je peux conseiller pour parvenir à une démocratie. C’est le but. Il s’agit de préserver la liberté que nous avons retrouvée pour empêcher toute régression vers la dictature par d’autres moyens. Pour cela, il faut investir dans les citoyens, les activistes, les personnes qui partagent les mêmes idées.

Il a fallu quatre semaines aux Tunisiens pour faire tomber Ben Ali, dix-huit jours aux Égyptiens pour déchoir Moubarak, quelques mois aux Yéménites ainsi qu’aux Libyens, qui eux, ont aussi eu droit à une intervention de l’Otan. Regardons la situation dans chacun de ces pays aujourd’hui. En Syrie, nous libérer des Assad aura pris près de quatorze ans. Ce fut une école d’apprentissage politique. Mettons-le à profit. Ce qui arrive en Syrie ne changera pas le monde mais j’espère que cela portera une dynamique positive, au moins au Moyen-Orient. Les attaques israéliennes, avant même la fuite d’Assad et qui se poursuivent aujourd’hui, traduisent une volonté d’humilier le peuple syrien et une brutalité extrêmement coloniale. Israël veut associer ces jours d’espoir à une humiliation nationale. À lire aussi « Nous voulons reconstruire nos maisons » : une semaine avec les rebelles qui ont fait tomber le régime Assad 14 décembre 2024 Dans votre dernier essai, vous déplorez une liberté « en état de siège »… Oui. Lorsque vous êtes prisonnier, réfugié, votre priorité est de survivre, de cesser d’être torturé, violé, asservi…

La souveraineté est le pouvoir sur d’autres vies. Il ne s’agit pas d’égalité, de droits, de justice, il s’agit d’être souverain sur les autres, que ceux-ci vous soient subordonnés. J’ai été emprisonné seize ans dans les geôles assadiennes et je suis exilé depuis 2014. C’est une autre prison car vous êtes hors de votre pays, hors de chez vous. La Syrie est l’espace de mon combat et le cœur de mon histoire. Je pense la prison et l’exil comme une continuation l’un de l’autre. J’ai beaucoup appris dans ces enfermements. Je suis devenu écrivain parce que durant treize ans et six mois, sur mes seize ans de prison, j’ai pu lire. Je n’étais qu’un jeune étudiant en médecine lorsque j’ai été arrêté. Mes dix-huit premiers mois de détention puis ma dernière année dans la prison de Palmyre, l’une des plus redoutées, ont été terribles mais, entre les deux, j’ai lu et appris. La corruption dans notre pays est telle que nous avons pu adoucir nos conditions en payant pour obtenir des livres. J’ai étudié pour mon pays, pas pour mon avantage personnel.

Dès mon adolescence, je me suis impliqué dans la vie publique et politique. J’écris, je parle toujours en référence à mon expérience en Syrie. C’est pourquoi je dois y aller aussi. Je suis l’élément de continuité de l’histoire. Ces derniers jours, je me suis senti comme émancipé. J’ai 63 ans. Je suis devenu politiquement actif à l’âge de 17 ans. Donc depuis quarante-six ans. Ce que j’ai défendu pendant toute cette période s’est avéré être une bonne position, politiquement, éthiquement et intellectuellement. Je ne dormirai pas là-dessus. Jamais. Mais j’ai besoin de ce sentiment parce qu’au cours des treize dernières années, notamment après les enlèvements de ma femme, mes amis et mon frère, j’ai été dévasté. D’une certaine manière, je suis responsable de ce qui leur est arrivé. Illustration 3 © Éditions des Lisières Pourquoi vous sentez-vous responsable ? Mon frère est devenu activiste parce que j’avais, moi, son frère aîné, été emprisonné. Quant à Samira, elle était recherchée par le régime et m’avait suivie à Douma dans la Ghouta insurgée, avec notre amie Razan Zaitouneh. Je ne voulais pas qu’elle vienne. Mais elle a insisté. J’aurais aimé résister à son désir de me rejoindre, nous aurions pu organiser sa clandestinité pendant un temps. Je ne l’ai pas fait. Je ressens le fardeau de la culpabilité. Je dois vivre avec. Ces derniers jours, je me sens, cependant, mieux. Mieux placé pour continuer le combat de Samira, pour la justice, la vérité, leur liberté avant tout. Samira me manque tellement.

Elle est une si belle personne, généreuse, à l’écoute. L’idée même de chez-moi lui est associée. Sans elle, je suis sans abri. Quand, après notre mariage, elle a commencé à construire notre maison, je ne l’ai pas beaucoup soutenue. Louer des appartements me convenait très bien. J’ai vécu la majeure partie de ma vie comme un nomade, transportant ma seule richesse, mes livres et quelques vêtements. Je donnerais tout pour la retrouver dans notre maison. Aujourd’hui, mon travail est devenu ma troisième maison après celle de ma mère et celle de Samira. Chaque jour, je lis et j’écris. Mais je ressens le défi de me réinventer en tant qu’écrivain maintenant que le régime qui nourrissait mes livres est effondré.

Rachida El Azzouzi

الصور: ياسين الحاج صالح وسميرة الخليل المختطفة في غوطة دمشق (مع رفاقها رزان زيتون ووائل حمادة وناظم حمادي)

 

 

 

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