Atelier d’analyse filmique et de critique, « Premiers gestes » (Tunis). Entretien avec Alaeddin Abou Taleb, propos recueillis par Nesrine Ben Hafsi

Nesrine Ben Hafsi : Parlez-nous un peu de vous et de votre parcours
Alaeddin Abou Taleb :
Je suis dessinateur avant tout. Depuis que j’étais tout petit, j’avais un faible pour le dessin et pour l’art visuel. Suivant ma passion, je me suis orienté vers des études d’audiovisuel et d’art plastique. Ma première expérience avec les films d’animation date de 2005 avec un court métrage, une autoproduction de deux minutes : « Mazemir« , suivi de mon premier film professionnel avec Exit Production, COMA qui a été projeté pour la première fois dans la section Panorama aux JCC. DIASPORA, mon deuxième court-métrage professionnel, est une production de Key Productions avec le soutien de Inside Productions.

  • Pourquoi les films d’animation ?
  1. A. T : Le film d’animation est une combinaison très intéressante : ça réunit en fait le monde de l’audiovisuel et celui de l’art plastique. Réaliser des films d’animation c’est vivre ma passion à fond, mais cela ne veut pas dire que je me limite à ce genre cinématographique. Avec le film d’animation, on profite d’une flexibilité sans limites. Tu peux placer ta caméra à partir de n’importe quelle perspective et te permettre des folies qui ne peuvent correspondre tout le temps à la réalité et ça fonctionnera toujours. Tout est question d’imagination et de savoir-faire. Avec les films d’animation que j’ai réalisés, on retrouve différentes manières de transmettre un message. Bien qu’ils appartiennent tous au même genre, les techniques diffèrent d’un film à l’autre.

Je pense que le choix de film muet aussi n’était pas arbitraire, pourriez-vous nous en parler?
A. A. T. : Puisque je suis issu du monde du graphisme, j’ai foi en la capacité qu’a l’image à transmettre un message, peu importe lequel. Ton image peut être le support de plusieurs idées, et c’est mieux que de limiter l’expression à la parole ; puisque cette dernière ne peut être interprétée que d’une manière superficielle la plupart du temps. Le cinéma muet est le fondement-même du monde cinématographique. Grâce à ce genre, tu t’exprimes avec une langue internationale, accessible à tous les spectateurs. Tu es capable de raconter toute une histoire sans utiliser une seule parole et c’était mon challenge avec le film DIASPORA.

  • Parlez-nous de votre dernier film, Diaspora. Comment pourriez-vous nous le présenter ?A. T. : Avec DIASPORA, j’ai eu recours à une nouvelle technique : un film avec zéro dialogue, zéro musique et zéro expression faciale. C’était une expérience inédite pour moi. Notre acteur n’est autre qu’une sculpture sans yeux et pourtant, on s’attache à ce personnage « sans artifices ». Ce qu’on a vécu durant deux ans, toute l’équipe et moi, était très fructueux. Nous avons tout surmonté ensemble, allant des problèmes jusqu’aux échecs. En fin du compte, nous avons réussi à donner naissance à ce film qui a gardé malgré tout l’idée mise en place dès le départ.
  • Quelle était votre source d’inspiration pour réaliser des films de ce genre ?
  • A. A. T : Ma première source d’inspiration était le mode de l’art graphique, surtout l’école surréaliste avec René Magritte, Salvador Dali, Klimt, etc. Ensuite, pour le monde du cinéma, nous avons l’école du cinéma russe et surtout, le cinéma d’animation russe, car on a cette manière claire et rare d’exprimer une opinion politique. Durant la période de règne de l’Union soviétique, mais aussi durant la guerre froide, les films d’animation se font nombreux, qu’ils soient critiques ou non vis-à-vis du régime politique en place. C’est pour cela que je considère le cinéma d’animation comme une manière de s’exprimer et de refléter son opinion vis-à-vis d’une idée, clairement et librement surtout.
  • Le titre prévu pour Diaspora était « Sheraa » (Rue). Pourquoi avoir choisi de le changer ?
  • A. A. T. : C’est plus un souci de généralisation qu’autre chose. Bien que l’idée de « Sheraa » est très importante dans le film, je trouve que le titre actuel reflète plus l’état d’âme du personnage : la diaspora qu’il vit dans cet appartement.
  • Nous avons remarqué l’intérêt que vous portez au détail. On peut même dire que c’est une sorte d’obsession.
  • A. A. T. : J’appelle ça l’obsession de l’art plastique. Un réalisateur avec un fond plutôt graphique s’intéresse plus à la puissance de l’image et ses petits détails. Si c’était une personne qui s’inspire plus de l’écrit que de l’image, son souci serait plus la parole et le dialogue que l’image en soi. Le cinéma est tout un univers, là où se réunissent toutes les formes d’arts. Donc, chacun en prend parti selon ses penchants et ses obsessions.
  • La palette de couleurs choisie pour le film est d’un ton assez sombre, voire même sinistre. On a l’impression que ce n’est seulement une question d’esthétique ?
  • A. A. T. : La palette cendreuse est une manière pour moi de mettre en valeur toute composition mise en œuvre dans le film. J’ai donc opté pour l’ambiance du low-key dans DIASPORA, tout comme dans COMA, car j’ai la conviction que le contraste donne plus d’allure au personnage. Cette technique met en gras les rebondissements des états d’âme. Concernant la luminosité, on s’est demandé, mon ami et moi, si on pouvait accentuer cet effet d’une manière plus technique. Dès lors, on a décidé de choisir une lumière de teinte qui vire plus vers le rouge pour donner cet aspect dramatique.
  • Nous remarquons que le film est riche en symboles et en clichés (corps sans tête, tête perdue, crocodile, la télé, etc.)
  • A. A. T. : Je travaille souvent avec l’accumulation et la surcharge. Pour moi, le film est comme un sandwich où l’on met plein d’ingrédients et où les saveurs se mélangent et interagissent. Le premier pas pour créer un film c’est avoir un nombre d’ébauches d’idées, qui peuvent être différentes, mais en même temps, il y a toujours un fil conducteur. À toi de les façonner et de bâtir dessus tes propres idées et convictions. C’est pour ça que l’idée du symbolisme dans le film appuie fortement la flexibilité de la transmission du message, ainsi que la multiplicité des interprétations.
  • Peut-on dire que Diaspora est la continuité de COMA ?
  • A. A. T. : Il y a toujours une continuité. Tant que c’est le même réalisateur, oui. Mais chaque film est en même temps indépendant de l’autre. Chacun s’oriente vers un sens bien précis, mais cette complémentarité et cette continuité persiste. Le souci du réalisateur vis-à-vis d’une idée, d’une problématique, c’est ce qui relie le tout.
  • Votre film a-t-il rencontré des obstacles avec la censure ou la distribution ?
  • A. A. T. : Je me rappelle qu’avec COMA, il y avait une hésitation sur le fait qu’il soit montré dans Panorama, il y avait même eu quelques problèmes avec la production et tout ; mais il a fini par passer parce que c’est un film d’animation. Avec Diaspora, non. Peut-être un petit problème au niveau de la distribution, car hélas, les films d’animation sont très difficiles à distribuer. En général, c’est toujours lié aux festivals. Ils n’ont pas vraiment leur place dans le cinéma commercial même s’il y a eu plusieurs expériences bien riches en Tunisie où les courts-métrages sont projetés lors d’un cycle. Je pense que si ce concept évolue, ça sera vraiment très encourageant et très important, surtout pour le cinéma tunisien.
  • Est-ce qu’on va vous revoir bientôt avec un nouveau travail ?
  • A. A. T. : J’en ai deux pour l’instant : un début de fiction, si on peut dire ; mais c’est encore en pré-production, et un autre film d’animation muet aussi qui se prépare.
  • Pour finir, quel serait votre conseil pour les jeunes cinéastes qui comptent se lancer dans des projets de ce genre ?
  • A. A. T. : J’ai la conviction que tant qu’un créateur croit en ses capacités et qu’il continue à avancer peu importe les obstacles, ses efforts seront fructueux. Il faut toujours pousser au-delà des limites sans avoir peur. On peut tous être déstabilisés ou enchainés, même par le milieu lui-même, mais il faut avoir foi en sa création et y mettre toute son âme.
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