La réflexivité du chercheur face aux événements révolutionnaires en Tunisie entre rupture et suture Mariem Guellouz Université Paris Descartes

 
Résumé

Les réseaux sociaux numériques ont participé, suite à la Révolution, à la circulation des discours communs et non spécialistes. Une analyse politique de l’actualité tunisienne sur une page Facebook a désormais une valeur et un poids dans le débat public, elle  remet  en cause l’exclusivité de la parole scientifique et académique. La figure du chercheur détenteur d’un pouvoir et un « sujet supposé savoir », au sens lacanien, fait sûrement partie de ce que les événements révolutionnaires ont réussi à bouleverser. La référence psychanalytique est utilisé dans un moment où la subjectivité du chercheur est sans cesse questionnée, du point de vue de ses appartenances idéologiques et affectives. Sa « réflexivité » ne peut plus être mise de côté puisque celle-ci interroge sa propre démarche méthodologique et théorique. La question de cette subjectivité s’est posée pour moi depuis ma soutenance de thèse en décembre 2010, une semaine avant l’immolation de Bouazizi, et un terrain que je devais commencer en janvier 2011, sans prévoir, bien sûr, ce qui allait éclater. Six ans après cette soutenance et le terrain bien avancé, je me retrouve à nouveau face à cette « réflexivité » qui prend en compte ma propre expérience citoyenne, politique, artistique et somatique. La joie que peut provoquer une mutation démocratique, devait être accompagnée nécessairement de déceptions, de frustrations et de douleurs. Le chercheur, sujet clivé ou barré, est d’abord en devenir. Celui-ci, dans le cadre de mon terrain, s’est manifesté entre un devenir anthropologue et un devenir artiste. Ma recherche porte sur deux objets qui semblaient parfaitement distincts : les discours politiques et le corps du danseur/perfomeur. Le lien, possible retour du refoulé d’une longue période de répression est aussi une manière de travailler sur la séparation entre l’ici parisien et l’ailleurs tunisien omniprésent. Le lien entre le discours performatif et le corps du performeur, entre la conscience éthique et l’engament politique. En somme, le lien entre le sujet de l’énoncé et le sujet de l’énonciation. Pour ma part, le terrain qui était au départ clivé a, petit à petit, réussi à trouver le lien à petit coups de sutures épistémologiques. Celui-ci s’est manifesté dans le passage de la vulnérabilité linguistique à la vulnérabilité des corps. De nouvelles questions se posent et des phénomène nouveaux apparaissent. Comment faire face à la rumeur et aux commérages recueillis lors des entretiens? Comment étudier scientifiquement la dénonciation? Comment parler des politiques culturelles sous Bourguiba sans être accusée de faire sa propagande ? Comment déconstruire  les rapports entre art et résistance dans le sillage de la Révolution sans être accusée de conservatisme ? Comment travailler sur les discours homophobes sans être accusée de diffamation ? L’invention de nouveaux garde-fous métalinguistiques semble alors être une étape majeure pour permettre les dires et délires du sujet/chercheur.

Introduction

Dans les années 1990, une équipe de chercheurs japonais aurait découvre une mouche homosexuelle ! La presse médiatise alors l’événement en terme de révolution scientifique. La mouche homosexuelle du nom de Satori  devient, pour certains, l’occasion de légitimer à travers le discours scientifique, une parole homophobe. Une ethnologue française, Sophie Houdart, a consacré une thèse sur la mise en événement de cet objet scientifique. La recherche de Sophie Houdart interroge la notion même d’événement : qu’est ce qui fait événement et quels sont les processus qui participent à la construction même de cet événement ? Celle-ci s’interroge sur la responsabilité du discours médiatique dans la fabrication d’un événement : « L’erreur serait, plus exactement, de penser que ce sont les médias qui font exister satori en tant que mutant homosexuel. Nous allons voir comment ils rendent seulement possible son existence en lui fournissant un espace dans lequel il peut évoluer en dehors des contraintes qui pèsent habituellement sur des objets scientifiques enserrés dans des dispositifs, techniques et humains, de laboratoire. » (Houdart, 2002 : en ligne). La notion d’événement, ses mécanismes et ses processus de mise en discours sont questionnés en tant que phénomène polyphonique où les voix des chercheurs, journalistes et politiques s’entremêlent. L’événement ne peut être réduit à sa seule construction médiatique, il est une entité immanente qui dessine une ligne de partage entre un avant et un après. Eric Fassin et Alban Bensa (Fassin et Bensa, 2002 : en ligne), réfléchissant à la place de l’événement dans les sciences sociales,  invitent d’une part à ne pas le réduire  à sa portée médiatique et d’autre part à prendre en charge la construction médiatique en elle même : « l’événement ne se donne jamais dans sa vérité nue, il se manifeste-ce qui implique aussi qu’il est manifesté, c’est-à-dire qu’il résulte d’une production, voire d’une mise en scène ».  Le chercheur, qui travaille en contexte de crise, face à des événements, est donc coincé entre « la réduction par le contexte ou sa construction » (Fassin et Bensa, 2002 : en ligne). La temporalité s’offre à lui comme une ligne de discontinuité. En somme, il se définit par une « rupture d’intelligibilité ». Fassin et Bensa décrivent cette rupture comme ce qui fragilise les grilles d’analyses du chercheur et sa compréhension : « à un moment donné, littéralement, on ne se comprend plus, on ne s’entend plus »  mais on parle beaucoup ou plus précisément ça parle beaucoup. Le ça parle et ça me parle réfère à une source énonciative plurielle, une polyphonie qui engage la voix du chercheur dans celle du journaliste, de l’essayiste, du blogueur et des autres experts. Ça parle en moi, ça parle révolution, ça parle de révolution, le ça est alors un hyper-énonciateur parlé et parlant. La révolution, en tant qu’événement paraît comme une formation discursive productrice de discours dont elle est elle-même le produit. Devant cette confusion des situations d’énonciation où discours, corporalités et toutes formes de production de subjectivités sont bouleversées, le chercheur est d’abord le témoin de l’événement qui se fait et qui se dit, de sa performativité, de sa processualité. Un événement révolutionnaire engage forcément le chercheur à réfléchir sur son engagement subjectif. Dance ce sens, la question de la réflexivité s’est posée pour moi depuis ma soutenance de thèse en décembre 2010, une semaine avant l’immolation de M. Bouazizi. Six ans après cette soutenance et le terrain bien avancé, je me retrouve face à cette « réflexivité » qui prend en compte ma propre expérience citoyenne, politique, artistique et somatique. Sociolinguiste, je travaille sur les analyses des discours et les questions sociolinguistiques de pratiques langagières liées aux imaginaires identitaires. Les bagarres linguistiques qui ont éclaté au sein de l’Assemblée nationale ou dans les débats concernant l’usage du français, du dialecte tunisien ou de l’arabe littéraire ont constitué un corpus très riche pour l’analyse. Mais, cette préoccupation de la langue de la révolution, de ses mots ou des enjeux linguistiques des événements révolutionnaires était liée à un second questionnement : comment les discours politiques traversent le corps du performeur et celui de l’artiste. En somme, l’écho entre discours performatifs et performance artistique. Je fais partie de ces jeunes chercheurs qui n’ont connu de terrain de recherche en Tunisie qu’après les événements révolutionnaires de janvier 2014 et qui devaient alors faire face aux nouveaux enjeux de la recherche suite aux événements révolutionnaires où la parole du chercheur est questionnée quant à sa portée performative, son efficacité et sa légitimité. Je m’attache, dans ce qui suit, à interroger cette parole eu égard à deux expériences de recherche de  terrain en Tunisie.

1-La parole du chercheur est-elle encore légitime ?

L’événement révolutionnaire, vécu dans l’intensité, l’émotion et la joie, crée une forme d’engouement pour le chercheur qui devient lui-même responsable, et engagé en tant qu’acteur social. Cependant, suite à la joie vient la déception et plusieurs chercheurs ont ressenti ce sentiment ambivalent comme un vertige. Larbi Chouikha parle de ce vécu douloureux les premiers jours révolution entre la joie et la déchirure : « Donc personnellement, j’ai vécu cette situation ambivalente vraiment douloureusement parce que je ne savais pas quelle position adopter. Je n’avais plus de grille de lecture. (…)Alors, au fond de moi-même, je me disais que je n’avais pas le choix. Il ne fallait surtout pas verser dans le pessimisme. Il fallait rester optimiste.» (Larbi Chouikha, 2015) Un événement qu’il soit sous la forme d’une guerre civile, d’un soulèvement ou d’une révolution ne convoque pas forcément les mêmes outils et appareillages conceptuels. Il est évident que le chercheur qui travaille sur la crise de la mouche homosexuelle,  celui qui lors de son terrain est surpris par l’éclat d’une guerre civile ou d’une Intifida, ne fait pas face à la même expérience somatique et subjective. Vincent Romani, travaillant depuis des années sur la Palestine, se pose cette question de la « réflexivité » d’un chercheur occidental, français dans les territoires occupés. Il pointe ainsi la fragilité des sciences sociales face à un conflit si violent que celui de la Palestine. Afin de surmonter cette fragilité, il privilégie dans son terrain l’accès aux situations quotidiennes, banales afin de travailler sur le lien social puisqu’il s’agit pour lui de « dépasser l’immédiateté de la violence et rechercher ce qui fait survivre les gens plutôt que ce qui les fait  mourir et souffrir dans des contextes difficiles » (Romani, 2007 : en ligne)  Il pointe aussi la dimension séductrice d’un événement pour un chercheur. Comment ne pas succomber à l’actualité, à la mode, au discours ambiant alors qu’ils sont intrinsèquement liés à l’événement en tant qu’objet d’étude ?  Il est évident que le contexte de la révolution tunisienne n’est pas forcément celui de la Palestine mais la question de la réflexivité se pose aussi dans la mesure où les événements de 2010-2011 ont représenté  une rupture d’intelligibilité  qui a eu des répercussions visibles sur le champ intellectuel. La parole du chercheur peine depuis à trouver sa place à côté de celle du spécialiste, de l’essayiste et du militant. Les réseaux sociaux numériques ont participé, suite à la Révolution, à la circulation des discours hétérogènes. Une analyse politique de l’actualité tunisienne sur une page Facebook a désormais une valeur et un poids dans le débat public, elle  remet  en cause l’exclusivité de la parole scientifique et académique. La figure du chercheur détenteur d’un pouvoir  ou de « sujet supposé savoir », au sens lacanien, fait sûrement partie de ce que les événements révolutionnaires ont réussi à bouleverser. La référence psychanalytique est utile dans un moment où la subjectivité du chercheur est sans cesse questionnée, du point de vue de ses appartenances idéologiques et affectives. La parole légitime du chercheur est bien évidemment porteuse de violence symbolique (Bourdieu, 1982) qu’impose un entre-soi d’ académiciens qui partagent un savoir commun excluant ceux qui ne  détiennent pas ces compétences. Suite aux événements révolutionnaires, la parole légitime est confisquée pour donner voix aux experts, militants, artistes et membres de la société civile. Le contournement de la parole du chercheur le met désormais face à une exigence d’humilité par à rapport à ses objets de recherche qui ne sont plus son bien exclusif. La célérité de l’actualité va aussi à l’encontre du temps et de la distance nécessaires à la recherche. L’urgence de l’analyse et l’immédiateté des réponses handicapent toute rigueur méthodologique requise pour une parole scientifique et objectivante. Le chercheur est alors précarisé et la légitimité de sa parole n’est plus reconnue. Nous nous retrouvons face à une aporie : d’une part, la rigueur scientifique renforce la parole légitime et d’autre part, le contexte révolutionnaire ne peut que mettre à plat toutes les formes de violences symboliques imposées par les paroles du « Maître », sujet connaissant, détenant le savoir. Bourdieu rappelait comment le discours scientifique est sans cesse : « soumis à la loi générale de la production de discours, production qui est toujours orientée par l’anticipation (inconsciente, sur la base des dispositions) des profits, positifs ou négatifs, proposés par un certain marché, chaque locuteur s’affrontant à un certain état du marché, c’est-à-dire de la censure sociale qu’il anticipe. » (Bourdieu, 2001 : 141)  En effet,  quel profit est-il réalisé par le discours universitaire ? La parole des experts, artistes, militants et politiques paraît plus séductrice, plus rapide et plus efficace et elle est donc conforme aux règles du marché médiatique.  S’autoriser à être dans une temporalité décalée est peut-être une résolution possible pour le chercheur qui souhaite faire face à la tentation de la séduction, à l’urgence de l’immédiateté. La subjectivité en tant qu’espace dialectique où s’entrecroisent les aspirations individuelles du chercheur et les constructions sociales de son discours est sans cesse mise en question dans un contexte révolutionnaire. Le chercheur ne peut faire l’économie d’un réflexion sur le  lien entre le sujet de l’énoncé et le sujet de l’énonciation. Travaillant sur les discours politiques et les enjeux sociolinguistiques, mes analyses pouvaient-t-elles se détacher de mes propres convictions politiques ? Dans une temporalité aussi complexe et déroutante que les premiers mois qui suivent un révolution, les sensibilités militantes du chercheurs ressurgissent nécessairement dans l’analyse. Analyser des discours politiques c’est mettre son éthique scientifique à l’épreuve et accepter peut-être de se distancier du fantasme de la neutralité. En relisant récemment un article que j’ai écrit en 2012 sur les mots de la révolutions tunisienne (Guellouz, 2014), je me suis retrouvée face à des analyses qui me paraissent aujourd’hui lointaines. Le corpus constitué d’insultes récoltées sur les pages Facebook des partisans du mouvement islamiste ElNahda laissait transparaître des analyses orientées. Pourquoi n’avais-je pas aussi fait mention des insultes adressées aux islamistes dans les pages Facebook des proches des partis progressistes ? En m’autorisant  un regard plus distancié sur mon corpus, et en le resituant dans une historicité, il apparaît évident que l’épaisseur historique est la distance nécessaire pour ne pas tomber dans le piège de l’immédiateté des analyses. Le chercheur se retrouve face à une contradiction : il lui faut, répondre à l’urgence de l’analyse de nouveaux discours qu’il ne peut aborder qu’en les historicisant. C’est ce paradoxe que pointent Isabelle Grangaud, Alain Messaoudi, M’hamed Oualdi, dans un numéro de l’année du Maghreb de 2014 intitulé « Histoire en révolution : besoins, revendications, narrations ». Les auteurs rappellent avec clarté cette position ambivalente de la recherche sur les révolutions : « alors que la révolution affirme vouloir rompre avec le passé, l’histoire plus que jamais s’invite à sa table. » (Grangaud, Messaoudi, Oualdi, 2014)  J’ai été face à cette situation lors de mon terrain sur la construction discursive du corps des artistes/danseurs.  En effet, l’épaisseur historique a permis de relativiser l’euphorie du moment et de mieux prendre en charge le réel.

2- De l’importance de l’épaisseur historique comme garde-fou : le cas du terrain sur les arts chorégraphiques en Tunisie

La doxa d’une « danse comme acte de résistance » est apparue après la révolution dans un contexte où les artistes se sentaient menacés par l’extrémisme religieux. Depuis 2012, des formules telles que « je danse donc je résiste » ou encore « la danse-résistance » ou la « résis-danse » sont devenues très courantes dans le discours médiatiques et artistiques tunisiens. Prise dans cette joie collective, proche des jeunes artistes et du petit monde tunisois de la chorégraphie ainsi que de leurs angoisses, j’ai moi-même adhéré à ce discours. A cet engouement quasi monomaniaque pour un art-résistance est venu se surajouter une épaisseur historique notamment lors de ma rencontre avec la troupe nationale des arts populaires et des entretiens avec les danseurs retraités. La retranscription de ces entretiens et leur violence sous-jacente a glacé cet engouement. Le cas de la troupe nationale est surement un exemple explicite du contrôle étatique sur les corps et a représenté pour moi un premier garde-fou contre mon euphorie personnelle  d’un art engagé.  Dans le cadre de ce terrain,  j’ai découvert que les corps dansants en Tunisie ont longuement été façonnés par les discours nationalistes de Bourguiba. Ils sont même le miroir du projet culturel de l’époque bourguibiste qui aspirait vers une danse nationale moderniste ayant comme modèle le ballet classique et notamment le Bolchoï. Les corps des danseurs de la troupe ont été façonnés par ces discours, ajustés aux désirs de Bourguiba et ceux de ses ministres. Les enfants, membres de la troupe, sont sélectionnés dans les orphelinats et mis au service de l’Etat. Ils sont tous fonctionnaires de l’état et bénéficient d’un salaire mensuel ainsi que d’une retraite. Le corps dansant de la troupe oscille entre un corps sportif normé et un corps du ballet classique homogène et répétitif. IL s’agit d’un contrôle étatique exercé sur ces corps d’enfants sans référent familial. Bourguiba était, par ailleurs,  lui-même perçu comme une figure paternelle et souvent appelé « père de la nation » et il se complaisait dans la construction de cet éthos paternel en interpellant les tunisiens dans ses discours officiels par l’expression « mes enfants ». La création d’un ballet traditionnel national est datée historiquement et politiquement, elle est liée au projet de construction nationale après l’indépendance qui a largement contribué à façonner les corps dansants de la troupe entre un désir de modernité, caractéristique de la politique bourguibiste, et un projet de patrimonialisation caractéristique de la période post coloniale. La troupe est un projet à la fois politique et bioéthique. Les corps dansants de la troupe sont le miroir des discours nationalistes et modernistes de l’époque,  ainsi que  de leurs contradictions. D’autres décisions politiques ont contribué à mettre le corps de l’artiste au service des discours étatiques, dans les années 1990, Le président Ben Ali annonce, dans son discours du 7 novembre 1991,  la création d’un ballet national tunisien. Cette décision correspondait à un agenda politique précis qui tendait à redorer l’image d’une Tunisie libre et créative à une époque de dictature forcenée. Le danseur précarisé par sa situation socio-juridique, se trouve aussi fragilisé par ces interventions étatiques qui codifient ses pratiques. Par ailleurs, dans les entretiens, les anciens ministres de la culture de l’époque de Ben Ali sont beaucoup évoqués et critiqués, l’un se disait indigné à la vue d’un spectacle de danse contemporaine qu’il considère comme pornographique et l’autre serait  dégouté quand il voit un homme danser. Cette situation précaire du statut du danseur n’a pas changé après la révolution et les interventions étatiques sont toujours très présentes. Le corps dansant détient une dimension politique du fait qu’il engage un acte collectif et donc une communauté. C’est dans cette mesure qu’elle travaille les processus micro-politiques du partage des espaces. Elle permet ainsi d’agir et de réfléchir sur ce que c’est que l’être ensemble comme le défini de Jean-Luc Nancy. En effet, dans le cadre de ce terrain,  j’ai pu observer des formes d’allégeance à des discours séducteurs  de la part de certains chorégraphes. Ceux-ci voulant répondre aux attentes du marché de l’art proposent souvent des œuvres alléchantes pour un public occidental friand d’exotisme révolutionnaire. Les discours contre l’obscurantisme religieux et conservateur sont par exemple de plus en plus présents dans la performance artistique en danse. Le terrain au sein de la troupe a participé à réorienter mes analyses et notamment à prendre de la distance avec cette proposition d’un art révolutionnaire, résistant. Après l’engouement, les données et les observations du terrain ont permis de prendre la distance nécessaire vis-à-vis de mon objet et de mes enquêtés. Après la révolution, des opportunités nouvelles se sont présentées devant les artistes tunisiens, ils sont désormais le centre d’intérêt des programmateurs et la thématique révolutionnaire comme objet d’art est devenue une nouvelle source de profit. Les discours de résistance semblent aller dans un sens unilatéral à l’encontre de l’extrémisme religieux toute en s’accommodant de la violence des politiques néolibérales. En présentant ces analyses devant certains artistes, je suis me retrouve face à un rejet ou une forme d’agressivité qui me pousse à me questionner moi-même. Cette forme de réflexivité est certes assez commune dans tout travail de recherche mais elle détient une particularité liée à la révolution. En effet, ma parole a parfois, pour eux, une valeur de justicier devant rétablir la vérité. Dans les entretiens, les artistes évoquent l’avant révolution, la souffrance de créer en temps de répression, n’hésitant pas à dénoncer ceux qui auraient profité du système, ceux qui auraient collaboré. Ma parole de chercheur est alors confondue avec celle d’un juge ou d’un responsable de la justice transitionnelle.

3-Réflexivité et terrain post-événements révolutionnaires

Mes enquêtés expriment parfois une agressivité à mon égard en me traitant de celle de l’ailleurs, la parisienne. Des injonctions telles que : « rentre dans ton pays, viens vivre au quotidien et tu comprendras ce que nous vivons » sont récurrentes. Fallait-il rentrer en Tunisie après la révolution ? Agir et être sur le terrain au quotidien ? Dans ce sens,  la question du lien qui a ressurgi. Le lien, comme manière de travailler sur la séparation entre l’ici parisien et l’ailleurs tunisien omniprésent. Le lien entre deux objets de recherches, entre la conscience éthique et l’engagement politique personnel. Le lien entre l’avant et l’après semble être une façon de penser l’événement révolutionnaire comme un devenir, un processus. Jocelyne Dakhlia rappelle souvent que même sous le régime de Ben Ali des travaux rigoureux ont été menés sur la Tunisie mais qu’il ne s’agit pas de pointer la levée de la censure mais les effets d’une parole libre dans le rapport du chercheur à la société qu’il étudie et à lui-même. Cette parole nous met face à notre humilité, à notre engagement et à nos contradictions. Le temps de la recherche est long et exhaustif. Tout détail est à prendre en charge comme une marque du réel. Et, peut-être que les devenirs révolutionnaires se nichent dans les semblants de détail. Bourguiba, était très gêné par les poils des danseurs hommes et exigea même qu’on les épila ce qui avait provoqué une mini révolution au sein de la troupe. Les poils des danseurs, au-delà de toute réforme étatique en matière de danse, nous disent quelque chose des micro-politiques de l’ambivalence de la représentation sociale du corps de l’artiste entre fascination et rejet. Un poil ou une mouche homosexuelle est aussi digne de l’intérêt du chercheur face à l’événement. Satori, la mouche japonaise homosexuelle a fait coulé de l’encre entre remise en cause scientifique, déontologique et une très forte médiatisation. Le discours scientifique clivé entre l’urgence de l’analyse et le temps long de la recherche doit trouver sa propre spécificité et son métalangage. La parole du chercheur est-elle efficace ? Détient-t-elle une portée performative ? Tout en ne répondant pas aux codes du langage médiatiques, elle détient sa force dans son ralentissement. C’est en ramant à contre-courant qu’elle est la plus actuelle.

Conclusion : les sutures épistémologiques

La révolution tunisienne a-t-elle transformé la recherche en sciences humaines et sociales ? Il est difficile de répondre à cette question mais nous pouvons d’ores et déjà avancer que la révolution a ouvert un champ qui dépasse la réflexion vers la réflexivité en repensant la notion même de terrain et de recherche. L’idée d’une rupture entre l’avant et l’après révolution semble peu fructueuse pour penser l’investissement du chercheur en tant que sujet, citoyen, militant. Au lieu de croire à un changement radical dans la manière de faire de la recherche, il me semble plus pertinent de penser comment en tant que chercheur nous avons été touchés dans notre intime rapport au terrain, aux enquêtés et au pays. Loin d’une rupture, l’événement révolutionnaire m’est apparu comme un espace de suture épistémologiques dont les fils sont surement les garde-fous conceptuels, le terrain et l’historicité. Face à la « rupture d’intelligibilité », l’événement est un travail dans et de la cicatrice. Il ne s’agit pas de devenir un chercheur thérapeute ou encore moins un baume cicatrisant mais d’assumer la performativité de la parole objectivante du chercheur comme les fils qui tissent la cicatrice et donc qui en constituent la trace ou la mémoire qu’elle soit discursive ou corporelle. La cicatrice est le lieu de la réparation et de la réconciliation, elle permet de réfléchir à comment panser la douleur, à jouer avec la vulnérabilité en mettant le traumas sur la scène pour le rejouer et le dépasser.

 

Bibliographie

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