DIASPORA OU LE CORPS POLITIQUE Insaf Machta

Diaspora
Diaspora, le troisième court métrage d’animation du jeune réalisateur tuniso-égyptien Alaeddin Abou Taleb, joint dans un geste esthétique déconcertant par sa nouveauté le propos politique et la conception plastique d’ une forme-sens épurée et porteuse d’une vision révélatrice à la fois de son ancrage politique (une transition qui équivaut au retour de l’ancien) et de son extension universelle. La citation de Cioran : « Rares sont ceux n’ont pas souffert de la soif du pouvoir à quelque degré que ce soit », qui clôt la fiction de la tête, d’abord recluse, se frayant par la suite un chemin vers la lumière à la faveur d’une opportunité inespérée, situe le propos politique du film dans le cadre d’une réflexion générale sur le pouvoir. Si certains ont été frappés par l’actualité d’une représentation surréaliste de la genèse du retour de l’ancien, d’autres n’ont absolument pas fait le lien avec l’actualité politique du pays. Il ne s’agit pourtant pas de jouer une lecture contre une autre ou de pointer un déficit de clairvoyance chez ceux qui ont vu dans le film une abstraction imagée et surréaliste. Cette double lecture est inscrite dans le geste plastique et filmique de Alaeddin Abou Taleb à commencer par le parti pris du silence ou plutôt de l’absence de parole. Car le film est sonore et non pas muet et la seule parole (écrite et non pas dite) est la citation de Cioran, elle apparaît à vrai dire une fois que les bruits de bottes signent la fin du film. Tout le reste, c’est de l’image animée, un décor d’un autre temps, beau dans son délabrement et sa vétusté, et du son.
Tout cela participe à créer un univers à la fois étrange et familier balayé à coups de travellings, aimanté à coups d’inserts sur des objets porteurs de sens et dont on s’attend quasiment à ce qu’ils prennent vie tant l’univers qu’ils peuplent réveille en nous l’imagerie des lieux hantés sans que l’on soit pour autant dans le fantastique. On est plutôt dans la poétique de l’objet non subordonné à une présence humaine : une chaise roulante, seul objet qui s’anime dans ce décor aimanté et peuplé des fantômes imperceptibles du passé mais aussi d’imageries diffuses et porteuses d’un symbolisme archaique à l’instar du crocodile. Cette chaise se meut seule et vide dans ce décor avant de servir de véhicule à la tête. Autre objet qu’on voit, d’abord dans un lit et assimilable à première vue aux autres éléments du décor, mais dont on se rend compte qu’elle est agitée par des cauchemars dont nous parviennent des échos sonores : les gémissements de gens qu’on torture ou qui ont été torturés ? Venant probablement d’un lieu souterrain (à la fois hors-champ de cet intérieur vétuste et hors-champ de la conscience de la tête qui fait de mauvais rêves), un peu étouffés mais suffisamment évocateurs à mon sens pour être associés à la torture. Autant dire que le décor est premier : la caméra s’attarde là-dessus avant l’apparition de la tête qui est à la fois objet constitutif du décor et personnage tout comme la chaise roulante qui la porte, les deux étant reliées par une représentation du manque. La chaise transporte une tête sans corps et sa duplication picturale donne lieu à une autre image : celle d’un corps sans tête.
La force de la proposition filmique réside en partie à ce niveau là : dans ce statut mixte de l’objet-personnage et du personnage-objet morcelé travaillant à sa propre reconstruction (la tête sortira vers la fin du film les parties morcelées de son propre corps d’un placard, encore un objet pouvant avoir une connotation politique). C’est ce statut hybride qui permet de creuser la question de la représentation du corps dans son rapport au politique. Même si la lecture strictement politique, circonscrite dans le cadre de l’histoire de la révolution tunisienne est réductrice et anecdotique, elle est néanmoins éclairante : on assimilerait aisément le parcours de ce personnage à celui de BCE. La tête, objet et personnage, vit dans cet appartement vétuste, renvoyant par son décor à une époque révolue ; elle entend la rumeur lointaine d’une rue qui se soulève (le traitement sonore des slogans rappelle celui des gémissements qu’on a associés à la torture) ; elle reçoit un quotidien glissé sous la porte où on peut lire un titre en rouge : « offres d’emploi » (la traduction littérale à partir de l’arabe est plus parlante « occasions d’emploi ») ; et elle finit par quitter son appartement. Mais il ne s’agit là que d’un pallier de la signification parce que ce scénario restitué à la lumière d’un référent précis, circonscrit dans l’histoire récente de la Tunisie, aurait pu être porté par un personnage vieux, certes, mais dont le corps ne souffre d’aucune mutilation. Un tel scénario ne nécessite pas forcément le recours à la métaphore du corps démembré et rendant problématique le statut du personnage. C’est par le biais de cette métaphore que le réalisateur repense le corps dans son rapport au politique en réinvestissant des métaphores connues à commencer par celle d’une révolution sans leader, et de fait sans tête, mais aussi celle de l’ancien régime (ou corps) qui se reconstitue. On pense notamment à ce constat des historiens sur le présent : l’heure des révolutions portées par des leaders charismatiques est révolue. Et on peut se dire à la lumière du film, quitte à forcer un peu la lecture, que le déficit d’incarnation qui fait la particularité des révolutions de l’ère actuelle est propice à la recomposition de l’ancien corps, recomposition singulière et différente dans ses modalités des exemples restaurations de l’ancien régime, du reste classiques et connues dans l’histoire des révolutions. On peut penser aussi aux théories qui mobilisent la métaphore du corps dans la philosophie politique : la théorie médiévale des deux corps du roi ou encore la théorie moderne de la démocratie où le corps qui incarne le pouvoir est remplacé par l’institution et fondant de ce fait la démocratie sur un déficit d’incarnation. Cette forme-sens du corps démembré qui se reconstitue prolonge et condense toutes les associations métaphoriques entre le corps et le pouvoir. Il n’y a rien d’étonnant à ce moment-là à ce que la chaise roulante nous fasse penser aussi à Bouteflika et à l’incarnation de la dictature dans un corps impotent et qui est là pour souder de manière artificielle les dissensions qui traversent le corps de l’armée (même si le film tel qu’on le voit aujourd’hui est la réalisation d’un scénario écrit en 2011 et auquel le réalisateur n’a rien changé : intuition ou admirable illustration de la capacité de la métaphore à exprimer un réel autrement que sur le mode de la référence directe, condensation qui fait que l’œuvre dépasse les possibilités offertes par le contexte dans lequel elle a été conçue ?).
Alaeddin Abou Taleb n’est d’ailleurs pas le seul réalisateur tunisien à avoir creusé la question du corps politique après la chute de Ben Ali : le corps recomposé dans Diaspora fait penser aussi à l’homme en mauve dans Bidoun 2 de Jilani Saadi, double incarnation du retour de l’ancien régime et du cinéaste dont les yeux soustraits à nos regards métaphorisent aussi la crise du point de vue. La dissolution du point de vue, le corps encombrant du cinéaste sous les traits de l’homme en mauve à l’identité indécise dans Bidoun 2, la dispersion du corps et sa recomposition, le corps sans tête et la tête sans corps, la chaise roulante vide, puis transportant une tête sont autant de formes signifiantes qui disent la crise du pouvoir incarné dans un corps, qui en pointent l’anachronisme ou l’inadéquation. Ce sont des formes qui réinvestissent, certes, des métaphores anciennes mais qui sont reconfigurées par des propositions esthétiques nouvelles porteuses d’interrogations sur le présent.

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