ESTHETIQUE DE L’IMMERSION DE « BABYLON » A « THE LAST OF US »

Par Insaf Machta

affiche the last of us

Dans Babylon, les trois jeunes réalisateurs Ala Eddine Slim, Youssef Chebbi et Ismaël ont poussé l’expérience de l’immersion assez loin. Partis dans le sud du pays à l’heure où les réfugiés fuyant les combats en Libye affluaient et commençaient à vivre dans un camp, les trois cinéastes ont tourné des images qui plongent le spectateur dans un univers marqué par l’altérité. Pourtant, il n’y a nul besoin dans le film de cerner cette altérité ou de lui donner des contours précis. Tout est dans l’immersion du spectateur dans un univers où le temps s’étire comme pour mimer cette attente qui définit en profondeur le vécu du réfugié : immersion sensorielle avec une bande son ouverte à un vent qui la sature et avec les images d’une nature doublement filmée de très près et de loin, immersion dans la marée des visages qui peuplent le camp saisis dans leur désarroi, leur révolte mais aussi dans un moment de détente le temps d’un concert, immersion dans l’opacité des langues parlées qu’on refuse de traduire comme pour renforcer cette plongée dans une altérité irréductible, saisie à la fois dans la radicalité de sa différence et comme incarnation d’une humanité non confinée dans les frontières des identités. C’est par le biais de cette immersion qui restitue la densité de l’existence que le propos du film se meut dans la sphère de l’universalité. Le camp devient ainsi la métaphore de toute ville peuplée par les hommes. Le film commence d’ailleurs par des images d’une terre bien vivante traversée par le fourmillement des insectes et des vibrations de toutes sortes, s’ensuivent alors l’arrivée des réfugiés et leur installation dans cette ville provisoire qu’est le camp. Il se termine par le démantèlement du camp et les images de la décharge où se rejoignent les déchets de la vie humaine, celle du camp et d’ailleurs comme pour nous renvoyer doublement au caractère éphémère de la trace humaine et à sa persistance, à ces marques indélébiles imprimées dans la nature. Le propos philosophique du film est le résultat de cette immersion documentaire qui dépasse de loin l’inscription circonstancielle dans l’Histoire et qui doit beaucoup au contraire aux effets de décontextualisation à l’œuvre dans le film. Cependant, décontextualisation ne signifie pas du tout désincarnation : l’expérience du camp est représentée sur un mode éminemment sensoriel, elle est foncièrement une immersion dans un univers sonore et dans un univers peuplé de corps et de visages mais également dans un environnement naturel marqué par sa rudesse.

L’immersion se fait selon d’autres modalités dans The last of us de Ala Eddine Slim, qui tout en prolongeant certains partis pris esthétiques de Babylon, offre d’autres voies à l’inscription du politique dans le film, à la représentation de la circulation des êtres dans le territoire et aux modes de représentation du réel selon des régimes fictionnels distincts.

Le parti pris linguistique

Le parti pris du mutisme rejoint d’une certaine manière la pluralité des langues parlées dans Babylon et non traduites : si le refus de traduire ces langues différentes qui font du camp une Babylone des temps modernes est à la fois au service d’une immersion dans l’altérité dans ce qu’elle a d’irréductible et de la généralisation d’un constat relatif au comportement humain dans des situations extrêmes, l’absence totale de dialogues dans The last of us est porteuse d’une indétermination identitaire qui nous ramène à ce qui est élémentaire : comment traverser clandestinement un territoire hostile, comment assurer sa survie par des gestes simples qui nous ramènent à la nuit des temps, à cette nuit utopique et a-topique où les langues n’avaient pas cours et où le seul langage humain est un cri de douleur. L’absence de parole est de ce point de vue une immersion dans l’élémentaire de l’existence humaine.

L’immersion dans le territoire

Si le territoire reste identifiable dans Babylon (des lieux, un poste-frontière, un drapeau, un port, etc.) en dépit des effets de décontextualisation et d’une tendance à l’abstraction dans certaines images surexposées où on voit des lignes et des silhouettes évanescentes, le traitement du territoire et sa représentation se font selon d’autres modalités dans The last of us. Au confinement des déplacés dans un lieu provisoire (le camp de Babylon) s’oppose une circulation clandestine dans la première partie de The last of us. Le mode est autre que celui de l’immersion à première vue car on ne cesse d’être sur les routes accompagnant pendant un moment un personnage qui a manifestement traversé une frontière de manière clandestine. La traversée du territoire du Sud au Nord se fait en gros selon un mode de représentation réaliste si l’on fait abstraction, comme c’est le cas dans Babylon, de ces images à forte dimension plastique à la faveur desquelles on bascule dans l’abstraction : une ligne d’horizon, une luminosité incertaine, deux silhouettes vues de très loin et se réduisant à deux points qui bougent, pour entrée en matière rappelant d’ailleurs la fin de Inland de Tarek Teguia où l’on va néanmoins du Nord au Sud. C’est la seule entrée en matière pour dire d’où l’on vient. Là aussi on est aux antipodes de l’ancrage réaliste et des déterminations identitaires et géographiques, le territoire se réduisant à un lieu que l’on traverse. Même les lieux identifiables sont frappés par moments d’un coefficient d’irréalité. Tel est le cas de la séquence filmée au centre ville de Tunis. On accède, en suivant le personnage filmé de dos, à l’Avenue Habib Bourguiba par une ruelle dont on oublie l’existence au centre ville tant elle contraste avec l’artère principale, une ruelle plutôt sordide qui jette un éclairage singulier sur l’Avenue et qui en dit long sur le parcours du personnage. C’est par la marge invisible, par le point aveugle de notre représentation du centre ville, qu’on accède à l’artère principale. La suite de la séquence renferme quelques effets de déréalisation : on suit un personnage dont on a l’impression qu’il est invisible pour les autres, on se demande si ce n’est pas un fantôme qui erre et les visages autour de lui deviennent par moments flous inversant de ce fait l’ordre du visible et de l’invisible comme pour traduire ce déficit de lien ou alors l’étrangéité substantielle du personnage qui est du reste irréductible à une affaire de provenance ou d’identité.

Mais le décrochage en matière de représentation du territoire se fera un peu plus loin dans le film et plus précisément dans la deuxième partie séparée par la première par un écran noir où figurent des lettres annonçant la destinée du personnage (avant même qu’il n’accoste), le sens de sa trajectoire et des lignes transposant les lettres sur le mode de l’abstraction dessinées par l’artiste Haythem Zakaria. La traversée maritime racontée de manière elliptique annonce la couleur en terme d’immersion : un fondu enchaîné d’une vague qui déferle dans le champ et soulignant une ellipse établit un lien entre la mer et ce nouveau territoire qu’est la forêt et nous le fait appréhender sur le mode de l’immersion et de l’enveloppement. Il y a décrochage dans la mesure où, en dépit de la simplicité de ce qui est raconté dans la deuxième partie et qui relève de la survie sur un territoire quasiment désert, on est dans l’indétermination : a-t-on échoué dans une forêt de l’autre rive de la Méditerranée ou est-ce toujours la rive Sud ? Mais l’altérité du lieu et l’étrangeté qui émane de sa représentation est telle que la réponse importe peu finalement. La démarche prudente du personnage, muni d’un bâton au moment où il aborde ce territoire nouveau, montre qu’il est contraint à se battre contre un ennemi invisible qui risque de surgir dans le champ à n’importe quel moment. Cette attitude persiste – le personnage se sera entre-temps débarrassé de sa boussole en signe d’acceptation de la perte des repères et d’acceptation de l’immersion dans l’étrangeté du monde – jusqu’à ce qu’il tombe dans un trou, deuxième décrochage qui le met face à un monde féroce. En plus de la douleur physique audible par le biais du cri, parole élémentaire, le personnage a la confirmation qu’il est dans un monde hostile, il se trouve à côté de la tête d’un animal qui est manifestement tombé dans le même piège. Ce deuxième décrochage placé sous le signe d’une découverte funeste est suivi de la rencontre avec un vieillard surgi de la nuit des temps qui va amorcer le processus d’immersion, rencontre dont il est justement difficile de dire que l’homme est un loup pour l’homme comme l’ont écrit certains. C’est au contraire dans la jungle que se produit le partage de la condition humaine. L’immersion se traduit visuellement par une tendance à l’indistinction et par un nivellement du relief que constitue la présence humaine dans cet univers : le personnage se fond progressivement dans la jungle, les contorsions de son corps et sa silhouette nous amènent à le confondre avec ce qui l’entoure surtout lorsqu’il ôte son parka rouge pour enfiler un pardessus fait de peaux animales comme pour renvoyer au caractère à la fois rude et enveloppant du monde dans lequel il se fond. Sur le plan sonore, l’immersion se traduit par l’attention extrême aux sonorités qui résonnent dans la jungle, sonorités qui mélangent les bruits de la nature à quelque chose de plus élaboré. Les sons de la nature ne sont absolument pas donnés à entendre sur le mode du lyrisme (on est loin de l’univers de Naomie Kawase par exemple). La délicatesse du travail sur la bande son aussi bien que sur l’image consiste à donner à entendre et à voir quelque chose qui est à la fois de l’ordre de l’enveloppement et de la rudesse. On est aussi aux antipodes des partis pris de Babylon dans la mesure où, en dépit de la tendance à l’abstraction dans le documentaire du trio Ala, Youssef et Ismaël, il y a à la fois au niveau de l’image et du son une prédilection pour une représentation du réel à l’état brut comme le montre la saturation volontaire et assumée de la bande son en dépit du mixage. L’immersion dans le dernier opus de Ala Eddine Slim est en revanche plutôt stylisée sur le plan de l’image et du son. Elle va de pair avec la représentation de l’étrange et avec la richesse de cet univers a-topique. Un autre décrochage se produit après la mort du vieillard : le compagnonnage de la lumière ou de la lune. Là, on bascule carrément dans le fantastique sur un mode quasiment ludique. Ce n’est pas seulement de l’immersion du personnage qu’il s’agit mais de celle du dispositif filmique à la fois visible et camouflé par le parti pris du fantastique: la lune est en l’occurrence un projecteur que l’on nomme aussi « lune » par analogie de forme et de fonction. On passe ainsi de la fusion du personnage devenue évanescence et disparition à la fin du film à l’assimilation d’un élément du dispositif filmique, celui-là même qui éclaire la nuit de la jungle, à une présence fantastique inhérente à l’immersion dans l’étrangeté.

Si l’on peut légitimement penser au schème narratif de la robinsonnade, il semblerait en même temps que l’on en soit bien loin, on est loin du schème originel du maître civilisateur et de sa réécriture « tiers-mondiste » par Tournier, on en est loin à la faveur de ce principe de l’immersion-disparition qui se trouve poussé à l’extrême dans la dernière séquence du film. De la circulation clandestine et entravée qui pourrait correspondre à un premier niveau de lecture du film, on accède à la dissolution dans le flux qui traverse le territoire d’une utopie des temps modernes.

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