Fragments d’histoire du fiqh : comment faire du rabâchage juridique une source historique – Sami Bargaoui
L’historien peut-il trouver un intérêt à exploiter les textes juridiques les plus abstraits de leurs contextes politiques, intellectuels ou même juridiques ? Que faire de ces textes lorsqu’ils ne semblent exprimer aucune idée nouvelle ou originalité qu’on pourrait lier à des événements singuliers, des transformations normatives et institutionnelles particulières ou globales ou des processus socio-politiques plus généraux?
Au Maghreb, la production intellectuelle de l’époque ottomane a été pendant très longtemps l’objet d’un jugement de valeur qui l’a considérée comme négligeable à la fois en quantité et en qualité. Ce fait a eu pour conséquence de la disqualifier, jusqu’à très récemment, comme source historique pertinente pour la reconstitution du passé[2]. Si les compositions appartenant au genre historiographique (chroniques politiques, biographies et hagiographies) ont été peu à peu valorisées et éditées, la production juridique (fiqh) en revanche reste encore l’objet de peu d’attention. Ce n’est que récemment que des chercheurs commencent à explorer la littérature juridique de cette période, notamment les recueils de responsae et les compositions qui d’une manière ou d’une autre portent des indications sur leurs contextes de production[3]. Mais une grande partie de cette production du droit ne parvient toujours pas à acquérir le statut de source historique ; en particulier, les manuels, résumés, commentaires et épîtres sur des questions juridiques particulières que rien ou presque dans leur texte ne permet de situer dans un quelconque contexte et dont on ne voit pas, à première vue ce qu’ils apportent de nouveau aux normes légales en cours. L’idée qui prévaut à leur égard est qu’elles ne sont qu’une pâle reprise des grandes œuvres classiques, le plus souvent sous forme de résumés ou de commentaires de ces résumés, qu’ils ont été écrits pour des usages fondamentalement pédagogiques et sont donc sans lien avec les contextes concrets de leur composition. Ce genre d’ouvrages constituait pourtant la part la plus importante de la production intellectuelle et, à côté des œuvres classiques de «l’âge d’or» de l’islam, formait l’essentiel des bibliothèques des princes, des savants et de l’honnête homme.
Ce fait a une histoire. Celle du cas tunisien que nous connaissons le mieux, est à cet égard, significative. L’historiographie de la période coloniale ne s’était pas beaucoup intéressée à la période ottomane, la jugeant comme l’époque la plus obscure (dans le sens où l’était le Moyen Âge en Europe à un certain moment) du Maghreb. Le premier véritable historien universitaire à s’intéresser à la Tunisie fut R. Brunschvig, cofondateur avec Josef Schacht, de «Studia Islamica », mais il préféra la période hafside et le Moyen Âge. L’essentiel de ses articles sur le droit sont consacrés à cette époque. Cette attitude correspondait parfaitement à ce qu’avait affirmé un autre historien de l’Espagne musulmane qui avait publié en 1922 un travail sur les historiens du Maroc moderne. Celui-ci justifiait son choix de l’étude de la production historique par le fait qu’elle constituait, selon lui, la seule partie originale de la littérature marocaine. «En dehors de celle-ci écrit-t-il, elle ne fait qu’ajouter sa part au fatras des œuvres strictement islamiques, pour la plupart désespérément objectives et incolores». Les lettrés marocains avaient avant tout le souci de faciliter l’étude des grands traités définitifs de la science musulmane. «Il en résulte la production d’une quantité déconcertante de commentaires, de gloses, de résumés, qui, tous, n’ont qu’un but : éclairer jusqu’à l’extrême limite, sans négliger les détails même les plus infimes, les œuvres inégalables des maîtres disparus»[4].
La même vision de la culture maghrébine fut reprise, bien que plus nuancée, par l’un des premiers historiens tunisiens. Sa thèse, soutenue à la Sorbonne et consacrée aux historiens de l’époque moderne et à leur culture, reste la principale référence en cette matière. Concernant la production intellectuelle au XVIIe siècle, il ne trouve à citer, à part les ouvrages d’histoire et les responsae, qu’une seule «compilation respectable, à défaut d’être originale». Pour lui, «l’intérêt était plus porté sur les sciences mettant en jeu la mémoire et basées sur le respect des autorités comme le fiqh… plutôt qu’à celles qui font appel à la raison comme la logique, les mathématiques…». La sclérose et la stagnation culturelle, ont marqués également le pays au XVIIIe siècle. La renaissance que connut le siècle ne se manifeste pas par l’originalité et la création mais par l’imitation des grandes œuvres du passé. Ce trait de la culture participait d’une attitude plus générale, de la répétition de jour en jour, des mêmes actes, selon un rituel immuable[5].
La revalorisation des chroniques politiques de l’époque moderne a correspondu aux contextes de l’indépendance, de la construction des premières universités et du lancement des premières recherches historiques où le premier souci des historiens était de reconstituer la trame des évènements et d’affirmer l’existence d’entités politiques autonomes antérieures à la période coloniale. Leur exploitation a privilégié les données informationnelles et événementielles. Plus tard, à partir des années quatre-vingts, les recueils biographiques et hagiographiques focalisèrent l’intérêt des chercheurs en liaison avec la relative floraison des études sociales, culturelles et anthropologiques (les élites et les structures sociales et les mentalités où la sainteté joue un rôle fondamental). Un moment qui rencontre les débuts des désenchantements nationaux et la montée, dans les sociétés maghrébines, des conflits sociaux et de leurs expressions religieuses, mais aussi constitue souvent une forme d’essentialisation des cultures de cette époque. L’obéissance de ces recueils à un modèle narratif commun et à des schèmes de comportement récurrents (ce sont après tout des sortes d’exemplae) favorisait une vision qui insistait sur les «styles» culturels immuables, où la conflictualité n’était qu’une réactualisation ritualisée de modèles symboliques, des topoïs sans lien avec les contextes historiques précis et les intentions des acteurs[6].
Cette vision de la culture de cette époque est à mettre en rapport avec celle de l’histoire du droit musulman qui s’est développé entre la fin du XIXe et celle du XXe siècles. Le fiqh, tel que le définit l’un des meilleurs spécialistes actuels de son histoire, est un droit sacré, un système de règles et de méthodes que ses constructeurs considèrent comme l’interprétation normative de la révélation, l’application de principes et commandements au champ des actes humains. Il classifie et sanctionne les actes humains, constitue un guide éthique et légal pour les croyants et détermine en même temps les droits et les devoirs des non-croyants sous un gouvernement islamique. Il s’est développé en rapport étroit avec la mise en place d’une institution judiciaire islamique depuis le VIIIe siècle. et il acquit ainsi un caractère casuistique qu’il devait toujours garder. Ses sources normatives furent identifiées ensuite, par ordre d’autorité, à la Révélation coranique, la Tradition du Prophète, le consensus de la communauté et à défaut, la conclusion analogique. C’est fondamentalement l’analogie qui fut acceptée comme la méthode légitime par laquelle les normes peuvent être dérivées de la révélation. Mais cet effort humain d’interprétation et de raisonnement (ijtihâd) ne peut qu’être contingent et n’atteindre qu’une validité seulement probable et donc faillible. C’est ce principe qui légitime, du coup, la coexistence de différentes interprétations et les différentes écoles du droit, et qui permet de définir le fiqh comme un pluralisme normatif. La mise à jour des fondements d’un tel droit n’a pas été sans mal, puisque le savoir académique sur le fiqh, qui s’est construit en Europe à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, était dominé par le postulat de l’inexistence dans les civilisations non européennes du déploiement de systèmes de droit. S’il fut finalement reconnu que le fiqh était effectivement un droit (sacré, comme le droit juif, canon, hindou…), ce fut pour le considérer longtemps comme un système de devoirs et non de droits, un ensemble de normes idéales ayant peu de pertinence pratique, et qui s’était développé en rupture avec la pratique sociale. Ce savoir focalisa également son attention sur les textes fondateurs du droit musulman et sur un genre particulier de littérature juridique, celle des manuels (mutûn) qui comprenaient la doctrine dominante des écoles de droit, les sources du droit et sa méthodologie. Des textes qui, sauf des changements mineurs, n’avaient plus évolué depuis les premiers siècles, car ils servaient à la formation des juristes en leur proposant les grands principes fondateurs de la tradition juridique. C’est que les évolutions du droit ne se faisaient pas en revenant sur ces principes fondateurs, mais par l’ajout de nouvelles solutions aux anciennes. Or, ces formalisations étaient élaborées dans des genres qui furent considérés comme mineurs (les responsae, les commentaires…) et dès lors négligés par les historiens du droit jusqu’aux années 1980. Ces derniers, en effet, accréditaient ainsi le leitmotiv d’une partie des juristes musulmans, réitéré depuis le XIIe ou le XIVe siècle, selon lequel l’effort d’interprétation de la révélation est définitivement clos[7]. Ce qui revenait à considérer les productions élaborées postérieurement à cette date, pour l’essentiel, comme une répétition à but pédagogique, tentant seulement de mieux éclairer un droit lui-même resté figé[8].
Ce n’est que depuis très peu de temps qu’en Tunisie, de jeunes chercheurs se tournent vers la production juridique de cette époque, à un moment où on commence à mesurer l’intérêt que recèle celle-ci tant pour appréhender l’histoire sociale et de celle du droit lui-même. Ces recherches contribuent à remettre en cause l’idée longtemps acceptée d’un droit musulman figé et en déconnexion avec la réalité des sociétés depuis l’époque classique de l’islam[9]. Une thèse en cours sur cette production juridique recense en effet près de 291 compositions (entre 1574 et 1881) du genre fiqh sur un ensemble de 560 compositions en tous genres, soit près de 52% de l’ensemble de la production intellectuelle tunisienne de la période moderne[10]. Comparé aux corpus européens de la même époque, ce chiffre peut sembler de peu d’importance. Mais nous ne sommes pas dans une société de l’imprimé, qui ne pénètrera ici qu’à la fin du XIXe siècle. Le livre, manuscrit, est cher, produit parcimonieusement et peu diffusé, mais son impact est fort en l’absence d’autres sphères de l’écrit, comme la presse, production ailleurs essentielle aux chercheurs pour saisir les expressions de désaccords publics et leurs processus de construction. Les chroniques de l’époque, trop rares et trop peu détaillées, intéressées en premier lieu par les faits et gestes du prince ne permettent pas non plus facilement de faire le lien entre production intellectuelle et problèmes publics ou débats intellectuels. Les biographies intellectuelles des savants, sont en général très courtes, obéissant le plus souvent à un modèle qui privilégie la transmission du savoir et les carrières dans la judicature, ne faisant que rarement attention à l’implication des individus dans les débats et les polémiques. Les archives de l’Etat, peu abondantes, sont fondamentalement constituées de registres financiers dont il est difficile d’extraire des éléments sur la vie culturelle. Quant aux archives des tribunaux, contrairement aux autres provinces ottomanes, elles n’ont pas été conservées[11]. Les seules archives judiciaires qui existent sont les actes notariés relatifs à la propriété, thème qui n’intéresse qu’une partie minoritaire de la littérature juridique. En tous cas, et en l’absence pour le moment d’inventaires systématiques de la production intellectuelle des pays musulmans de l’époque ottomane, les chiffres cités confirment la centralité du fiqh dans la vie intellectuelle et la nécessité, non seulement de rendre compte de cette production et de son évolution, mais également celle de prendre en compte, dans les travaux historiques, la dimension juridique des faits étudiés.
Baber Johansen a proposé de distinguer, dans la production juridique, entre plusieurs genres. Les genres perçus comme mineurs seraient les lieux de la production de nouvelles normes de droit, tandis que les ouvrages à but pédagogique ne reflèteraient pas cette évolution. Seuls les premiers devraient donc intéresser l’historien du droit.Or, cette distinction, toute suggestive qu’elle soit, notamment par la mise en perspective qu’elle opère des «genres mineurs», pose un certain nombre de problèmes. Outre que cette distinction ne répond pas à la question de savoir pour quelle raison on éprouverait le besoin de reprendre, dans ces conditions, les mêmes ouvrages pédagogiques, il existe, à l’inverse, beaucoup d’ouvrages appartenant à ces genres mineurs qui ne semblent pas infléchir la moindre norme juridique. On peut comprendre, jusqu’à une certaine mesure, l’attitude des historiens face à ces textes. Il est extrêmement difficile, la plupart du temps, de les lier à un contexte historique, même lâche. Souvent, ils ne portent même pas la date de leur rédaction. Ils ne font pas non plus référence, sauf en de rares cas et de manière allusive, au contexte de leur production, au problème qui l’a motivé. Certes, l’acte même de l’écriture d’une énonciation fait disparaître la situation, du moins en partie, plus ou moins grande. Que dire alors lorsque l’acte d’écrire n’est même pas une transposition d’un discours parlé, mais une manière codifiée et consciente qui, par abstraction du contexte, vise à établir la généralité et l’universalité du droit ? C’est sans doute en raison de cette difficulté de la contextualisation que, longtemps, je suis resté moi-même perplexe quant à l’intérêt historiographique de cette production juridique. Je dirais que je partageais cette vision dévalorisante, ce qui en même temps me gênait beaucoup car cela revenait à entériner la vision d’une société maghrébine froide et ankylosée, image que je refusais par principe. Ce n’est que depuis quelques années, en travaillant sur les constructions identitaires et la conflictualité sociale telles qu’elles s’expriment dans les chroniques politiques, que j’ai entrevu une manière d’aborder les ouvrages juridiques décontextualisés, qui me semble en restituer, au moins en partie, l’intérêt pour l’historien. Les chroniques de cette époque ont également été taxées de platitude, de médiocrité linguistique et culturelle, de plagier celles qui les avaient précédées et de ne valoir que par les informations qu’elles apportaient sur les événements politiques. Mais je me suis aperçu qu’elles étaient en fait des réorganisations différentes du passé, qu’elles exprimaient des versions divergentes quant à l’identité et au rapport au territoire, et formalisaient des projets conflictuels des devenirs du vivre ensemble[12]. Du coup, leur intérêt n’était pas strictement informationnel. Ce qui mène à penser que les sources considérées a priori comme les moins intéressantes peuvent trouver leur place dans un contexte social où s’affrontent les revendications des acteurs. La leçon fondamentale pour moi a été de reconsidérer ce que source veut dire : il n’y a pas de bonne ou de mauvaise source, il y a des discours, des procédures, des actions produites par les acteurs sociaux, dans des contextes précis, utilisant les ressources dont ils disposent pour convaincre d’autres acteurs de la légitimité de leurs actions[13]. Parmi ces ressources culturelles, ce qu’on appelle des lieux communs ou des topoïs ne sont pas (ou pas seulement) des traits structurels d’une culture immuable, mais des moyens de légitimation d’aspirations et de revendications dont l’historien doit chercher la trace. Les compositions historiographiques, chroniques ou hagiographie sont pour une large part, revendicatives, ou du moins nous avons largement intérêt à les considérer comme telles. Les traités et les épîtres juridiques peuvent également être traités de cette manière, à condition d’essayer de les réinscrire dans le contexte de leur production.
Cette manière de réévaluer ce type d’ouvrages, j’en ai fait l’expérience en essayant d’analyser une épître juridique de l’extrême fin du XVIIIe siècle, et c’est donc cette expérience qui sera l’objet de cet article. Intitulée risâla fî al-siyâsa al-shar`iyya (épître sur la gouvernance en accord avec la sharî`a[14]), elle a été écrite par Muhammad Bayram, 1er du nom qui compta plusieurs lettrés tunisois de renom, jurisconsulte en chef (bâsh muftî) du pays et appartenant à l’école de droit hanafite[15]. Il s’agit d’un petit ouvrage de droit de procédure judiciaire écrit, semble-t-il, sur commande du prince régnant, Hammûda Pacha (1777-1814). On peut en résumer le contenu ainsi. Dans les cas où les règles explicitement prévues et codifiées par lefiqh (c’est-à-dire l’ensemble du corpus juridique construit par les juristes comme un domaine autonome par rapport au droit des autorités politiques) ne permettent pas de faire régner l’ordre ici-bas, les responsables de la communauté, juges et hommes politiques (qudhât wa hukkâm), doivent s’y essayer par d’autres moyens, sur la base de la notion de bien commun (maslahat al-umma). Aussi, la torture judiciaire, que le fiqh interdit et ne considère pas comme une procédure légale, peut et doit même être employée s’il le faut. Des sanctions également non prévues par le fiqhpeuvent être appliquées. La conviction intime du juge, sa perspicacité, l’enquête, les indices et la physiognomonie, procédures parfois controversées dans le droit des juristes, doivent également être considérées comme légales. A travers ce texte, l’auteur opère un renversement : ce qui apparaît a priori comme un contournement radical des règles procédurales et des sanctions pénales formalisées par le droit des juristes est présenté comme un élargissement ou une facilitation (tawsi`a) des moyens d’action de l’autorité publique, légitimé positivement par la recherche du bien commun[16].
L’épître est le seul ouvrage juridique sur ce thème qui ait été écrit en Tunisie à l’époque moderne. Elle revêt, dans l’historiographie une valeur probatoire certaine dans la mesure où, sans avoir fait l’objet d’une analyse circonstanciée, (comme si le sens de propos allait de soi), elle a servi à un certain nombre d’historiens pour défendre l’affirmation d’un rapport séculaire de totale soumission des juristes au pouvoir politique et la permanence de cette culture politique dans l’islam[17]. En revanche, les travaux sur les institutions judiciaires tunisiennes modernes ne la citent même pas, alors que leur thèse fondamentale est que le processus institutionnel en œuvre à l’époque ottomane est celui à la fois d’une autonomisation par rapport à Istanbul et d’une soumission de la magistrature au pouvoir du bey[18]. L’idée d’un Etat omnipuissant, soumettant l’ensemble des institutions à son pouvoir absolu reste extrêmement forte, au point qu’elle amène à ne pas prendre au sérieux la diversité des acteurs, leurs discours, leurs conflits et pour ce qui nous concerne, la place du droit et des juristes dans la vie politique et sociale et enfin la distinction (et l’autonomie relative) de la sphère juridique par rapport au politique. De même, l’autonomie du juridique et du politique ou la distinction entre légal et éthique dans le fiqh lui-même, sont souvent niés par rapport à une catégorie nébuleuse dite la religion ou l’Islam[19].
La répétition, acte performatif
C’est cette épître qu’Ahmed Abdesselem considère comme une compilation respectable mais sans originalité. L’éditeur du texte, il y a quelques années, n’avait pas pu non plus en montrer l’originalité, admettant même qu’il s’agissait là d’une simple compilation à l’image de toute une époque incriminée en raison de son incapacité à innover[20]. A première vue, l’épître apparaît comme l’exemple même de cette production intellectuelle de la répétition et de la sclérose. Le premier pas consistait donc à vérifier de plus près cette assertion. Dès les premières pages, l’auteur invoque explicitement un certain nombre d’auteurs médiévaux, sur l’autorité desquels il s’appuie. Il se réfère notamment à Ibn Qayyim al-Jawziyya, auteur du XIIIe siècle, qui a publié un ouvrage, bien plus consistant que celui de Bayram I, au titre très proche, Les voies juridiques de la gouvernance en accord avec la sharî`a(al-turuq al-hukmiyya fî al-siyâsa al-shar`iyya)[21], où il expose ces thèses, complètement nouvelles à l’époque. B. Johansen a proposé une lecture très convaincante de ce texte ainsi que d’un ensemble de textes de juristes du XIIIe-XIVe siècles, en en expliquant à la fois le niveau de l’innovation juridique (procédural et épistémologique) et la méthode juridique qui l’assied (le retour à la tradition charismatique du Prophète et des premiers imams ou chefs de la communauté musulmane, contre l’autorité du fiqh). Ibn Taymiyya – le célèbre juriste inspirateur des actuels wahhâbiyya[22] – et ses disciples, dont Ibn Qayyim al-Jawziyya, tous de l’école de droit hanbalite, ont ainsi cherché à légitimer l’usage de la torture judiciaire (à peu près au même moment où cette procédure est également légalisée en Europe), celui des indices, de l’enquête judiciaire et le for intime des juges pour arriver à établir la vérité. Le fiqh, pour l’essentiel et jusqu’à cette époque, considérait la vérité comme inatteignable et se limitait à assurer les moyens d’établir une vérité judiciaire probable. C’est ce qui explique la primauté du témoignage dans le système de la preuve dans le fiqh et la nécessité de codifier strictement la procédure légale de manière à rendre le mieux possible le contexte des faits par la parole même des témoins les plus directs, les plus honorables et après les avoir soumis à une stricte procédure de vérification et de validation ouverte à la contestation. Pour ces innovateurs, non seulement la vérité peut être atteinte, mais le juge peut et doit l’atteindre par tous les moyens possibles. Toutes ces procédures, auparavant utilisées par les seuls responsables politiques, et parfois (mais pas toujours) légitimées par lefiqh, peuvent dorénavant l’être aussi par les magistrats.
Cette invention juridique remettait en cause la forme de compromis sur la séparation des pouvoirs et des prérogatives des institutions, telles qu’elles apparaissaient par exemple dans le fameux traité de droit politique, al-Ahkâm al-sultâniyya d’al-Mâwardî[23]. Ensuite, elle fut intégrée dans les différentes rubriques des manuels de procédure[24]. Ibrâhîm Ibn Farhûn la prit en compte dans son manuel de procédure de droit malikite dans la seconde moitié du XIVe siècle[25], suivi bientôt par Alî al-Tarâbulsî, qui fit de même dans son manuel hanafite dans la première moitié du XVe siècle[26]. Dans les deux cas, la siyâsa shar`iyya(désignant donc cet ensemble de règles nouvelles sur la gouvernance) est le titre des troisièmes et derniers chapitres de ces manuels, une sorte d’excroissance par rapport au droit procédural initial du fiqh..
De l’aveu même de Bayram I, son épître est un résumé du chapitre consacré à la question par Alî al-Tarâbulsî, chez qui il puise largement à la fois la plus grande partie de sa matière et le plan général de sa composition, et qu’il nourrit d’extraits d’Ibn Taymiyya et d’autres auteurs de différentes écoles de droit.
Si le texte se présente comme une répétition d’ouvrages classiques, est-il possible que ce serait en raison du fait que ces mêmes ouvrages n’étaient pas connus ici, puisqu’ils sont tous dû à des auteurs orientaux ? Cette répétition aurait alors un sens. Hypothèse a priori très peu probable certes, car l’aire ottomane constituait en gros un même ensemble juridique et intellectuel. D’autre part, j’avais souvent rencontré dans les responsaemalikites sur lesquels j’avais travaillé des avis juridiques qui légitimaient ces procédures – disons expéditives[27] – à l’encontre de certaines catégories de criminels.
Mais un exemple, davantage lié au contexte, permet d’avancer dans l’interprétation. Alî Pacha, autre prince de la même dynastie husaynite, et qui a régné à Tunis entre 1735 et 1756, près d’un demi-siècle plus tôt, a laissé de lui l’image d’un monarque cruel et tyrannique, car il s’en était pris, sur simple suspicion, à tous ceux qu’il imaginait s’opposer à lui et, pour ce faire, s’embarrassait peu des procédures du fiqh. Mahmûd Maqdîsh, chroniqueur du début du XIXe siècle, qui donne de ce prince une image plus mitigée que les autres chroniqueurs, raconte précisément que, lors d’une rencontre avec un savant djerbien qu’il avait lui-même exilé à Tunis, le bey se plaignit que l’école hanafite[28] ne permît pas les sanctions sur simple suspicion et qu’il aurait aimé trouver, dans l’une des autres écoles de droit, cette justification légale. Le savant lui répondit que l’école malikite justement permettait ce genre de procédure et lui cita un vers approprié d’Ibn `Âsim, juriste grenadin des XIVe-XVe siècles, qui avait décliné les règles procédurales malikites en un poème mnémotechnique largement utilisé par les étudiants. Le Pacha en fut très content, exprimant le souhait que tous ceux qu’il avait tué, bastonné ou emprisonné, l’aient été conformément à des procédures légales. Il libéra le juriste et le réinvestit dans sa charge de jurisconsulte[29].
Le passage, que j’avais lu plusieurs fois auparavant sans remarquer le lien avec l’épître de Bayram, éclaire le problème différemment. Ce que je lisais jusqu’ici comme un produit intellectuel isolé prenait soudain place dans un contexte certes large, mais où ce que Bayram affirmait pouvait avoir un sens concret. Cependant, pourquoi le bey, loué par les chroniqueurs pour son savoir, auquel on attribuait en particulier la paternité d’un ouvrage de grammaire, avait-il besoin d’entendre de la bouche de ce magistrat ce qui devait être couramment connu, enseigné, que les magistrats de sa propre cour étaient censés connaître ? Pourquoi prétendait-il que l’école hanafite ne reconnaissait pas la conformité de ce qu’il faisait, alors que les savants et hommes de sa propre cour devaient sans doute savoir que ce n’était pas vrai ? Si nous voulons interpréter ces récits autrement que comme des joutes ritualisées et des modèles intemporels de rapports entre princes et savants, si nous voulons leur rendre leur épaisseur historique, la lecture la plus acceptable est que la légitimité de ces justifications d’une justice expéditive ne s’était pas totalement imposée. En fait, un passage d’un autre chroniqueur, Ibn Abî al-Dhiyâf, nous révèle, à l’occasion d’une anecdote, que dans l’entourage même de ce bey, dans la sphère la plus haute de la magistrature du pays, une forte opposition se manifestait à l’encontre de sa pratique judiciaire. Un soir, Alî Pacha veillait avec les membres du Conseil sharaïque (conseil judiciaire) et on aborda dans la conversation le cas du fameux Hajjâj Ibn Yûsuf – gouverneur omeyyade et figure médiévale classique de la tyrannie dans la culture islamique – et les excès dont il s’était rendu coupable en fait d’assassinats de savants. Le Pacha fit la comparaison avec sa propre politique, qui selon lui, honorait les savants de la régence. Le cadi malikite de Tunis, lui fit remarquer qu’à la différence des savants de cette lointaine époque, qui admonestaient les rois et étaient écoutés par le peuple, ceux qui vivaient aujourd’hui sous son règne n’en faisaient rien alors même qu’il répandait le sang et saisissait les biens. Il n’y avait donc aucune raison pour qu’il les déteste. Tous les membres du Conseil s’attendirent à le voir exécuté, mais le Pacha, le lendemain, le récompensa et lui dit sa fierté d’avoir un compagnon de sa trempe[30]. Lieu commun, là aussi, dans la culture islamique, du rapport idéal entre savants et politiques ? Sans doute, et j’y reviendrait ; mais, non moins réel que le topos lui-même, persistance aussi, dans la culture des savants et des juristes, de l’opposition à ce type de justice, et comme dans ce cas encore, constamment réactualisée. Le prince cherchait à s’appuyer sur des justifications de droit, contestées par d’autres, par d’autres justifications de droit.
Que l’épître de Bayram I soit donc une répétition, n’a qu’une importance secondaire pour les acteurs de l’époque, par rapport à la prise de position publique de la plus haute instance juridique de la province qu’il est alors, la réaffirmation de la légitimité d’une norme contestée, dans un contexte local précis. Il est vrai que les juristes ifrîquiens n’ont pas eux-mêmes écrits sur ce sujet. Par cette répétition, cette manière d’envisager le politique fera partie dorénavant de l’école ifrîqienne de droit, qu’on pourra rattacher à ce qu’on appelle la jurisprudence locale ou le `amal, devenu lui-même une source importante du droit qui prime dans certaines matières notamment de procédure, sur les règles générales du fiqh. On a pu noter la concomitance du processus d’émergence de l’autorité du `amal avec celui d’une forme de territorialisation de l’Ifrîqiyya au Moyen âge. De ce point de vue, cet acte, même s’il n’est pas innovant sur le plan général du droit, a certainement visé à mieux asseoir dans le milieu intellectuel et judiciaire une notion qui, bien qu’introduite depuis longtemps dans les écoles de droit hanafite et malikite, semble être restée fortement contestée, dans le milieu même des juristes. A posteriori, le succès que rencontrera l’épître, évident par le nombre de copies qui en ont été faites au XIXe siècle (nous avons pu en dénombrer une dizaine dans les seuls fonds de la Bibliothèque nationale), par son édition relativement précoce (en 1888, au Caire), et par sa citation dans de nombreux ouvrages biographiques ou politiques du XIXe siècle, va dans le sens de cette interprétation. De ce point de vue aussi, l’épître peut apparaître comme une légitimation juridique des procédures de la justice beylicale.
Cette répétition, vue comme un acte de langage, peut être considérée comme une déclaration assertive, performative[31], qui tire sa force à la fois de son contenu sémantique (comme un discours interprétatif se référant à un corpus juridique dont l’autorité est partagée et employant le raisonnement adéquat) et du double statut de son auteur : d’une part, celui du savant reconnu, qui démontre dans l’acte même de la répétition, son érudition, sa compétence, son autorité de savant ; d’autre part, celui du détenteur de la charge officielle de jurisconsulte, pareil en cela, à l’échelle tunisienne, aubash muftî d’Istanbul, le statut de celui dont la fonction est de dire le droit. Nous avons donc besoin de creuser un peu mieux la situation à laquelle ce discours renvoie, sans la connaissance, même relative, de laquelle, la plus grande partie de ses sens n’apparaîtront pas.
Le contexte d’une répétition
Le sommaire de l’un des manuscrits, où figure cette épître à côté d’autres, la présente comme une «épître sur la siyâsa shar`iyya composée à la demande de Hammûda Pacha», prince alors régnant. Sommaire lui-même établi lors de la réunion postérieure en un volume unique de plusieurs textes d’auteurs différents et sur des thèmes divers (sans doute par le propriétaire des manuscrits), mais que rien ne permet de dater. En revanche, dans un ouvrage consacré à ce prince, R. Limam explique que sa composition est en relation directe avec la tension qui prévalait à Tunis entre les soldats turcs d’une part, la population locale et le prince, de l’autre. Hammûda Pacha aurait recruté un nombre considérable de soldats anatoliens, en prévision de la guerre qu’il projetait de mener contre la régence algérienne voisine (guerre qui eut lieu en 1807). Le sentiment de supériorité qui animait les soldats, leur mépris pour la population locale, l’esprit de corps extrêmement vif qui faisait leur force et l’assurance d’impunité que leur conférait en principe la dépendance du prince à leur égard, les incitaient à commettre délits et crimes à répétition. C’est dans ces circonstances que le bey aurait demandé à son mufti, selon Limam, de promulguer cette « loi » pour légitimer la répression qu’il entendait exercer à leur encontre[32].
Le lien entre la composition du texte et le problème des soldats turcs semble vraisemblable, mais R. Limam n’avance aucun indice permettant de l’étayer. En revanche, la lecture des chroniques de cette période milite pour un élargissement des catégories visées, comme le relève d’ailleurs l’éditeur de l’épître. Celui-ci s’appuie sur un autre passage d’Ibn Abî al-Dhiyâf. Alî Bey (1759-1777), père de Hammûda Pacha y est décrit comme particulièrement pieux et strict sur le respect des règles du fiqh, au point qu’il se bornait à admonester et à emprisonner là où, sous d’autres régimes (sous entendu, sous Alî Pacha, son cousin et prédécesseur que nous avons vu à l’œuvre ci-dessus) des cas semblables étaient punis par la peine capitale. Il appliquait dans les procès contre les suspects de crimes de sang, les « règles du droit hanafite », plus favorables aux accusés. Ce qui poussa, poursuit notre auteur, les criminels bédouins à plus d’audace. Ils se disaient les uns les autres : «Tue, que Dieu soutienne le droit hanafite !». Ce ne fut qu’alors qu’il revint à l’application du droit malikite, beaucoup plus sévère[33].
Un autre chroniqueur, contemporain, celui-là, de Alî Bey relève cette détérioration de la sécurité et de l’ordre public, causée selon lui, par les «bédouins et montagnards»[34]. Les registres de l’impôt de cette époque confirment parallèlement la hausse de la criminalité durant toute la seconde moitié du XVIIIe siècle, avec un pic contemporain de la terrible peste de 1784-1789[35]. Plus généralement, l’insécurité a pu augmenter parallèlement à l’expansion économique et démographique connue par la régence à cette période, l’extension urbaine et l’afflux de populations étrangères vers les villes, qu’elles soient d’origine turque, ifrîqienne ou maghrébine, phénomènes à peu près attestés.
On peut élargir davantage encore la palette des gens visés par l’épître. Dans un passage de sa chronique Ibn Abî al-Dhiyâf explique que Bayram la composa en rapport direct avec un problème politique et administratif. L’indication permet à la fois de la lier à une demande du prince et d’avancer une fourchette chronologique quant à sa date, même elle reste très imprécise (1777-1800). Cette indication, en outre, vient immédiatement après un paragraphe qui loue Hammûda Pacha pour la manière dont il rendait la justice à l’encontre des caïds (gouverneurs des provinces). Contrairement à son attitude envers ses sujets, il se montrait très peu amène vis-à-vis de ces deniers, les punissait sur la base du seul soupçon ou de simples indices, exactement comme il pouvait le faire vis-à-vis des gens de réputation criminelle, parce qu’il était difficile, dit l’auteur, dans ce genre de cas, d’arriver à établir l’accusation en suivant la procédure légale (qui se basait fondamentalement sur le témoignage). Il ajoute même qu’«il y employait une manière qui leur extorquait la vérité» (simple euphémisme pour parler de torture), en s’appuyant sur le précédent de `Umar, le second des califes de l’islam. C’est alors que le prince aurait demandé à Bayram I de lui composer cette épître[36]. Remarquons que, cette fois-ci, Hammûda Pacha n’ignorait absolument pas que ses procédures pouvaient être justifiées dans le droit. L’exemple du calife qu’il avança constitue effectivement l’un des arguments fondamentaux d’Ibn Qayyim al-Jawziyya et des auteurs hanafites et malikites qui ont suivi celui-ci. L’intervention de Bayram qu’il sollicita ne pouvait donc avoir de sens que dans le cas où il avait besoin non seulement d’une argumentation juridique mais aussi de l’appui public de la première autorité judiciaire du pays. Il sollicitait ainsi un appui institutionnel bien plus que strictement juridique.
Nous pouvons donc avancer l’hypothèse d’un lien entre des problèmes sociaux et politiques très concrets et la parution de l’épître. Celle-ci constitue une prise de position publique du chef de l’institution judiciaire. Contre qui ? Les soldats turcs, les bédouins et nouveaux immigrés dans les villes ou bien les caïds – comme le prétend Ibn Abî al-Dhiyâf ?
Les catégories de populations citées comme cibles par tous ces auteurs ne font pas partie du même univers social. Elles peuvent par contre être classées dans la même catégorie juridique, celle des «gens de suspicion» (ahl al-tuham), les gens de mauvaise réputation, connus pour leurs crimes et délits. Tous les ouvrages historiques de l’époque, même les plus favorables aux Turcs, ne cessent de se plaindre de ces soldats, de leurs beuveries, bagarres et attaques continuelles contre le reste de la population, souvent même en plein jour et dans le centre même de la ville. Le cas des bédouins n’est guère différent de ce point de vue. Les princes du moment sont unanimement loués lorsqu’ils répriment ces deux groupes de population, d’autant plus qu’ils le font avec la plus grande autorité et même avec cruauté. Mais c’est aussi le cas des caïds, bien qu’ils appartiennent à la catégorie des dirigeants et des fonctionnaires proches du prince. Dans leur cas, c’est leur injustice foncière envers la population qui leur est reprochée. Prévarications, impôts illégaux et cruautés diverses sont quasi inhérentes à leur fonction, ce qui fait de cette réputation, comme pour les soldats d’ailleurs, un redoutable outil de contestation du prince lui-même. Ibn Abî al-Dhiyâf, on l’a vu, dans le passage cité plus haut, les assimile simplement aux «gens de suspicion».
Or ce qui a été lu par l’historiographie comme un élargissement général des prérogatives du prince et une légitimation de l’ensemble de ses procédures se révèle en fait bien plus complexe. L’épître de Bayram ne s’applique pas à toutes les catégories de la population, mais est strictement dirigée contre la seule catégorie juridique des « gens de suspicion ». Dans le cas où une accusation est portée contre quelqu’un, sur simple suspicion et sans preuve formelle qui permette d’établir la réalité des faits, celui-ci distingue trois possibilités, selon la qualité du défendeur. Si ce dernier n’est pas connu pour faire partie des gens de suspicion ou jouit au contraire d’une bonne réputation, non seulement sa poursuite n’est pas permise, mais ses accusateurs doivent subir un châtiment sévère (prison ou bastonnade) susceptible de leur interdire désormais de récidiver. En revanche, si l’accusé est complètement inconnu ou ne jouit d’aucune réputation favorable ou défavorable, il devra être emprisonné quelque temps, en attendant les résultats de l’enquête. Dans le dernier cas, où l’accusé est connu pour de tels faits (vol, banditisme, meurtre ou fornication), il faut que l’enquête soit d’autant plus rigoureuse que sa réputation est mauvaise, y compris en lui appliquant la bastonnade ou en le jetant en prison. Le laisser aller en se contentant de lui faire subir l’épreuve du serment, seule ressource du fiqh, serait contraire aux règles de la siyâsa shar`iyya. Il est même possible de l’emprisonner indéfiniment, jusqu’à ce qu’il avoue, où se repente de ses actes. Contrairement à certains docteurs hanafites, Bayram accrédite l’opinion qui envisage la possibilité de condamner ce genre d’individus sur la base d’aveux obtenus sous la torture.
La classification des défendeurs en fonction non des faits juridiques mais de leur réputation sociale, ne s’applique pas uniquement aux cas des procès en suspicion. Elle l’est aussi pour l’administration des «châtiments de correction». Ces derniers sanctionnent des crimes non prévus par le fiqh, puisque celui-ci n’envisage que des cas très limités où s’appliquent leshudûd (peines limites pour vol, fornication, consommation d’alcool, fausse accusation de fornication…) ou la loi du talion. Le châtiment de correction en revanche, totalement laissé à l’appréciation du magistrat, peut être appliqué à tous ceux qui refusent de se soumettre à une obligation légale. Il peut aller jusqu’à la mort à l’encontre de ceux qui appellent à la sédition où à adopterune autre religion que l’islam. La mort peut également sanctionner buveurs invétérés, incestueux, homosexuels, musulmans espionnant pour le compte de l’ennemi et voleurs récidivistes. La bastonnade, la prison, la procession publique et l’exil peuvent être infligés aux faux témoins ou aux cadis injustes. La négligence des devoirs religieux, comme la prière, et même un simple clin d’œil jugé déplacé, peuvent aussi être passibles d’un châtiment corporel. Les «châtiments de correction» (ou «châtiments discrétionnaires» selon la traduction de l’orientaliste J. Schacht) sont entièrement laissés à l’appréciation de l’autorité judiciaire et surtout, touchent des catégories plus larges de population.
Mais là aussi des exceptions de taille existent. Si l’accusé est un homme «respectable», il est seulement admonesté. Il ne pourra être châtié corporellement que s’il récidive. Selon Bayram, la seule admonestation est déjà un châtiment pour cette catégorie sociale. Les hommes très honorables (ashrâf al-ashrâf) sont châtiés simplement par information : il suffit que le cadi leur dise : «il m’est parvenu que vous faites telle ou telle chose». Cela suffit au châtiment des gens de qualité.
Le fait que la réalité des faits juridiques soit déterminée en fonction de la renommé et de la catégorisation sociale est ici lié au droit de la preuve. Sans être la seule, la meilleure catégorie de preuve dans le fiqh est le témoignage. Et dans ce domaine, une hiérarchie de validité qui épouse de très près la hiérarchie sociale a été construite par les juristes musulmans. Le témoignage d’un musulman est supérieur à celui d’un non musulman (quand celui-ci est admis, ce qui n’est pas l’avis de tous) ; celui des hommes, des personnes libres ou des citadins, à ceux des femmes, des esclaves, ou des bédouins. Au delà du régime de la preuve, le droit musulman de cette époque prend fortement en compte la hiérarchie sociale, comme à peu près tous les droits d’ «ancien régime».
La répétition comme invention
La situation des caïds est cependant très ambiguë car si d’un côté ceux-ci font partie de la haute société et occupent des positions décisives dans les institutions de l’Etat, de l’autre, ils jouissent d’une très mauvaise réputation et sont associés – comme je l’ai dit plus haut – à la catégorie juridique des gens de suspicion. Dans le texte de Bayram cependant, je n’ai trouvé aucun paragraphe pouvant se rapporter spécifiquement aux caïds. Etait-ce dû à Bayram ou aux textes dans lesquels il puise et qu’il cite sans aucune démarcation ou divergence revendiquée ? Une comparaison plus attentive s’imposait et c’est alors que je découvris de petites différences entre l’épître et ses sources. Les caïds étaient bien mentionnés dans les sources comme justiciables et comme passibles, avec les criminels de toutes sortes, de ces procédures sommaires. Lemu`în al-hukkâm de Tarâbulsî, y consacre un paragraphe, court, mais nettement distinct. Il rappelle une règle du fiqh : l’autorité politique a le droit de destituer les gouverneurs nommés avec leur accord ou à leur insu, s’ils s’approprient illégalement les biens des gens. Elle peut leur faire subir la torture et les mettre à l’amende soit pour donner corps à la vengeance divine et rendre les biens à leurs propriétaires légaux, soit encore pour en tirer profit. S’ils aliènent tout ce qu’ils possèdent pour payer l’amende, ces ventes sont valides et ne peuvent être contestées. La même règle est valable pour les biens des gouverneurs qui prennent en affermage les impôts d’un district ou d’un village. L’amende qui leur est infligée est un droit du souverain exercé à leur encontre, indépendamment du fait que ce dernier la retienne ou l’utilise pour réparer les torts infligés aux ayant droits.
Cette omission par Bayram d’un paragraphe qui est particulièrement adapté à l’explication avancé par Ibn Abî al-Dhiyâf ne peut que nous inciter à mettre en doute le fait que l’auteur ait produit cette épître à l’encontre des caïds et autres fermiers (lazzâm-s) des impôts (tout comme la datation du manuscrit et sa commande par Hammûda Pacha). Deux autres raisons nous incitent à repousser le principe de cette intention. La première est que c’est bien sous ce bey, Hammûda Pacha, qu’une nouvelle procédure de nomination aux charges caïdales est adoptée. Ibn Abî al-Dhiyâf, bien qu’il ne soit guère indulgent envers la procédure ancienne, estime cependant que la nouvelle ouvrit toutes grandes les portes de l’injustice envers les sujets. Le seul frein que le bey y mit fut que lorsque le mécontentement et les plaintes des sujets devenaient généraux, il destituait le caïd, et parfois l’emprisonnait ou le mettait à l’amende[37]. Le passage de Tarabulsî, omis par Bayram, aurait été particulièrement adapté dans ces cas de figure pour légitimer les procédures beylicales, ce qui n’est pas le cas.
La seconde raison qui nous incite à infirmer le lien entre l’élaboration de l’épître et le problème des caïds s’appuie sur la biographie même de la famille des Bayram. Le père de Bayram I, Husayn, n’était pas réellement un homme de science, même s’il en possédait quelques rudiments. C’était un soldat de métier mais qui fut chargé sous Alî Pacha de la collecte de la dîme. Le bey saisit ses biens et l’emprisonna, sans doute en attendant qu’il achève de payer l’amende généralement imposée dans ce genre de cas. Husayn Bayram finit par mourir en prison. Cette version des faits date de la fin du XIXe siècle[38]. En revanche, les raisons de l’emprisonnement et de la ruine de Husayn Bayram sont omises dans la biographie qu’écrivit le propre fils de Bayram I, Muhammad Bayram II. Mais celui-ci précise que le corps ne fut rendu à la famille pour être enterré que lorsque le fils, Bayram I donc, se constitua prisonnier ou otage, à sa place[39]. Il est difficile de ne pas croire que l’omission du passage de Tarâbulsî concernant les fonctionnaires collecteurs d’impôts ne soit pas liée, d’une manière forte, à cette histoire familiale.
L’omission, mais aussi le fait qu’une même famille pouvait avoir des membres exerçant des fonctions judiciaires, d’autres des fonctions militaires ou politico-administratives (les juristes et savants hanafites percevaient d’ailleurs une solde en tant que militaires, même s’ils n’étaient jamais mobilisés), nous renvoient à l’hypothèse proposée par B. Johansen dans ses deux articles déjà cités pour comprendre l’innovation juridique d’Ibn Taymiyya et ses disciples. Le concept de siyâsa shar`iyya, tel que forgé en ce moment où le Moyen Orient se trouvait gouverné par des soldats mamlouks, se revendiquait d’une alliance entre politico-militaires et savants (ûlû al-amr), en vue de réaliser ce but commun de maintien d’un ordre social musulman. B. Johansen le rattache au fait que les magistrats étaient devenus une composante fondamentale de l’aristocratie urbaine et acquéraient, sous les Mamlouks, les Timourides et les Seljukides, la possibilité d’accéder aux postes administratifs et politiques. D’une certaine manière, comme ils exerçaient les mêmes fonctions que le reste de la classe dirigeante (exception faite des charges militaires), les innovations juridiques leur permettaient de se donner, en tant que juges, les mêmes moyens auparavant autorisés aux seuls politiques. Par référence, Bayram I, en légitimant les procédures sommaires du souverain, en protégeant les catégories sociales les plus favorisées, y compris celle des caïds et fermiers d’impôts, tracerait les contours d’une alliance au moins aussi large que celle impulsée par les juristes médiévaux.
J’opterais, dans le cas de Bayram, pour une lecture plus nuancée ou plus complexe. Il existe en effet une autre différence, et de taille, sur ce même point, entre le manuel de procédure judiciaire de Tarâbulsî et l’épître de Bayram I. Alors que le premier, en accord avec les auteurs médiévaux cités ci-dessus (aussi bien hanbalites que malikites ou hanafites) estimait, sur la base de leur relecture du droit, qu’il n’y avait aucune différence entre politiques et magistrats dans leur manière de conduire cette mission de maintien de l’ordre, que tous pouvaient et devaient recourir à tous ces moyens rejetés par le fiqh, Bayram I s’en tient à une séparation nette entre les prérogatives des uns et des autres. Dans son premier chapitre, il reprend la liste des domaines dans lesquels le juge ne peut intervenir ou ne peut procéder d’une manière discrétionnaire, alors que le politique peut le faire. Cette liste avait été conçue et élaborée par Mâwardî et Qarâfi, deux auteurs antérieurs à la révolution procédurale des XIIIe-XVe siècles. Pour l’essentiel, cette distinction touchait justement les procès en suspicion, dans lesquels pouvaient être impliqués non seulement les criminels et autres bandits de grands chemins, mais également les fonctionnaires de l’Etat et tous ceux qui remettaient en question l’ordre politique. Ce retour au droit antérieur au XIIIesiècle est certainement voulu, puisque les auteurs chez qui Bayram puise cette liste, et notamment Ibn Farhûn et Tarâbulsî, l’ont eux-mêmes discutée point par point, pour démontrer qu’il n’y avait guère de différence entre les prérogatives judiciaires des autorités politiques et celles des autorités juridiques. Le maintien de la distinction permet ainsi à Bayram I, à la fois de légitimer les procédures et domaines d’intervention du prince d’une part, et de garder une séparation nette entre les domaines de justice tels qu’ils existent en Tunisie, celle du prince et celle des juristes.
Comment Bayram I légitime-il cette séparation, inconséquente du point de vue de la similitude des objectifs fixés aux responsables de la communauté, qu’ils soient politiques ou juristes ? Pour lui, et après avoir pointé les divergences entre ses prédécesseurs, il n’y a pas dans le fiqh, de distinction de ce genre. Elle dépend de l’étendue des prérogatives allouées aux cadis, qui est à la fois affaire d’usages (`urf) – qui diffèrent selon les pays et les époques – et d’autorité politique. Cette seule et brève phrase constitue la réponse de Bayram à la question qu’il pose. Or, le système judiciaire et politique tunisien mis en place depuis la conquête ottomane, est un système à double juridiction, qui laisse à la compétence du bey le domaine administratif et celui des grands criminels et à celle des juristes, ce qui relève des affaires civiles et des petits délits qui touchent les mœurs et parfois l’ordre public. C’est là, me semble-t-il qu’on touche à l’un des sens fondamentaux de l’épître, en rapport avec le contexte institutionnel. Jusqu’à la fin du XVIIe siècle, c’était Istanbul qui désignait les cadis hanafites, autorité suprême en matière judiciaire dans la régence, pour quelques mois ou années. Ils étaient dans l’écrasante majorité des cas nés hors de la régence. Fidèle à un principe administratif qui fonctionnait dans toutes les provinces ottomanes, même celles qui jouissaient de la plus grande marge d’autonomie, Istanbul, tout en acceptant parfois, comme dans la régence tunisienne, que des dynasties héréditaires de gouverneurs prennent le pouvoir militaire et politique, tenait à leur adjoindre des cadis qu’elle nommait elle-même, étrangers au pays et aux systèmes de pouvoirs locaux, qu’elle dotait aussi de pouvoirs administratifs, et qui contrebalançaient dans une certaine mesure leur pouvoirs et la renseignaient sur le fonctionnement de la régence. Or, depuis le début du XVIIIe siècle, les beys purent progressivement imposer la prééminence des muftî-s, issus de la régence et nommés par eux, sur celle des cadis, avant d’imposer que les cadis soient, eux aussi, nommés par eux parmi les juristes hanafites locaux. En dépit de ces transformations, le partage des prérogatives et des compétences entre autorités politiques et autorités religieuse resta inchangé. Invoquer les usages ottomans, pour Bayram et dans ce contexte, signifiait une déclaration solennelle d’attachement aux institutions telles qu’elles avaient été définies et telles qu’elles fonctionnaient dans le reste de l’empire. Le changement ne pouvait intervenir que par la seule autorité du Sultan. Le bey ne devait donc pas toucher à ce système. Son emploi des procédures expéditives était légalement valide et même louable, mais les juristes et magistrats n’avaient pas à les adopter ni à se mêler d’affaires politiques, administratives et criminelles parce que leurs prérogatives étaient définies par le Sultan et non par le bey.
Cette épître ne peut être comprise comme une libération de l’autorité politique ou une simple légitimation de ses procédures ou de sa justice discrétionnaire. Sous les apparences de la reprise d’une question déjà débattue, elle se propose en réalité de fixer, dans le cadre même des règles du droit musulman, des limites claires aux pouvoirs du prince, en sauvegardant certaines catégories sociales. C’est déjà une manière d’affirmer la primauté du fiqh et, dans une certaine mesure, son autonomie. Mais l’épître aborde aussi la question de la séparation des pouvoirs, non pas aussi radicalement que de la manière dont cela se posait à l’époque en France par exemple, qui tournait autour de l’illégitimité de l’intervention d’un pouvoir dans les affaires d’un autre. Les choses ne pouvaient pas se passer de cette manière, puisque la légitimité du souverain politique en tant que premier magistrat, dont l’un des rôles fondamentaux était justement de rendre personnellement la justice, n’était pas remise en cause. Il s’agit plutôt de sauvegarder des usages de séparation des domaines d’intervention et des différences de procédures entre juges et politiques. Après la relative réussite d’Ibn Taymiyya et ses disciples à saper la fragile séparation entre justice et politique, en arguant d’un retour au charisme prophétique, Bayram I tente ici au contraire de la défendre, sur la base de la coutume et des usages, de l’ancienneté même du système ottoman de la double juridiction. La référence à la coutume dans le langage juridique a deux acceptions distinctes. Elle renvoie parfois à la pratique sociale particulière à une région ou à une époque et d’autres fois à la pratique sociale généralisée lorsqu’elle n’est pas prévue par les autres sources de droit. Elle n’est pas non plus une invention de l’auteur, puisqu’elle a été introduite dans le fiqh dès sa constitution. Comme Ibn Taymiyya, Bayram I utilise un argument du passé, mais avec l’objectif de défendre un état des choses contraire à celui que défendait le premier. La répétition, revendiquée par les acteurs (ici un savant juriste), n’est pas un simple retour au passé, à l’origine, qui interdirait l’innovation nécessaire à la contingence historique. Le passé, le principe légal fondé dans la littérature des premiers juristes ou dans les textes sacrés, fonctionne comme un justificatif des pratiques historiques. Les juristes n’ont pas un corpus de solutions déjà là, même s’ils ont un corpus de précédents immense. Chaque cas concret ne trouve pas automatiquement, magiquement, sa solution dans un cas précédent. Il faut le ramener à un cas précédent, et ce travail est un travail de construction juridique, de liaison entre le présent et le passé, qui n’est jamais évident, jamais unanime, toujours risqué. Autrement dit, le précédent est toujours une construction du présent, du cas concret. C’est lui qui commande au passé. Les acteurs agissent en se basant sur leur expérience d’actions passés, y cherchant des manières de faire qui justifient leurs revendications et garantissent leur efficacité. Et comme tous les acteurs, les juristes partent du cas concret, essayant de lui trouver une justification, pour eux dans les sources du droit, les textes qui font autorité. Ce sont des moyens de sanctification d’instants présents, présentés à la fois comme étant déconnectés de leur contexte historique et comme des réactualisations du passé et de principes immuables[40]. Ce faisant, et du même coup, imperceptiblement, ils le réinventent et le changent par sa seule performance dans un nouveau contexte[41]. Cette double caractéristique de l’action est ce qui permet à la culture (ou à l’institution sociale) à la fois de durer et de changer, comme l’a montré déjà Anthony Giddens[42] et qui vient du fait que la culture ne peut exister (et ne peut être analysée) en dehors des actions situées des acteurs[43].
Les topoïs et le contexte
Revenons à ce topos de la littérature biographique des savants et des saints, exprimant l’idée d’une défiance envers les princes et idéalisant ceux qui, par leur courage ou leur qualités extraordinaires, vont jusqu’à les admonester où même les contester. Le savant intègre est celui qui vit en retrait de la vie publique et refuse toute charge judiciaire. On retrouve également ce lieu commun dans la biographie de Bayram I, qui n’a jamais exercé la charge de cadi et dont le fils la refusa avant d’y être contraint par le prince, du vivant même de son père. D’autres exemples de ce type sont légion durant toute la période moderne, dans toutes les sources du Maghreb et des scènes opposant des savants aux princes sont régulièrement dépeintes (le cas d’al-Yûsî au Maroc est le plus célèbre) Mais repérer un lieu commun dans une chronique ou une biographie revient-il à disqualifier le fait historique qu’elle rapporte ? Ne dit-il pas simplement sa constante actualité qu’il faut chercher dans son usage contextualisé ? Certaines études historiques ont beaucoup insisté sur le fait que la plupart des savants et des juristes étaient soumis aux princes et même alliés à eux par une sorte d’intérêt de classe ou de caste. Accepter une charge de magistrature en était le signe, ce que se dépêchaient de faire la plupart des savants ; les refus étant traités comme des cas extraordinaires, confirmant la règle[44]. Une autre manière de faire consista à prendre ces topoïs comme l’expression d’un style culturel particulier et caractéristique de l’islam maghrébin. C’est en choisissant et en analysant une unique séquence de ce type opposant al-Yûsî au sultan du Maroc Moulay Ismâ`îl que C. Geertz dégage ce qu’il appelle le style religieux classique du Maroc, style valable pour au moins toute la période allant du XVIIe à la fin du XIXe s[45]. Traiter ce genre de séquences comme un indice d’une logique culturelle et politique spécifique aux sociétés du Maghreb, pourrait se justifier à condition de les prendre pour ce qu’elles sont : des exemplae servant de ressources ou de références aux acteurs sociaux pour la légitimation de leurs actions et revendications, faisant partie de tout un répertoire de ce genre, divers et renvoyant à des imaginaires pluriels[46]. Pour autant, leur signification historique ne peut pleinement ressortir que par la contextualisation des actes de discours dans lesquels ils sont insérés, en retrouvant les conditions de production des sources qui les portent ou les situations dans lesquels ils ont été énoncés. A défaut, on se retrouverait à interpréter ces pratiques discursives (ou rituelles) selon nos propres projections de chercheurs ou à en faire une généalogie sans autres limites que celles de notre propre érudition[47]. Les enjeux sociaux et politiques auxquels ils renvoient sont rarement objet de l’intérêt des historiens maghrébins, sans doute parce que les chercheurs ne pensent pas que ce soient là des questions pertinentes, ces sociétés maghrébines ayant fonctionnés à leurs yeux de la même manière jusqu’à ce que la puissance coloniale vienne les subjuguer. Le caractère apparemment répétitif des sources n’incite pas à penser autrement les sociétés maghrébines, à chercher à voir si elles n’auraient pas connues, durant l’époque moderne, des processus profonds de transformation, qui, sans être identiques à ceux des sociétés européennes, ont pu néanmoins avoir lieu[48].
Je pense donc que ce qu’exprime l’usage de ce topos de la défiance du savant envers le prince dans la régence de Tunis à la fin du XVIIIe siècle, et qu’il est important de souligner, c’est qu’à ce moment même, il y avait un débat sur la légitimité d’accepter des charges de magistrature. On peut le vérifier dans notre cas. A l’intérieur même de la cour beylicale, contemporain de la rédaction de l’épître, un conflit aigu divisait le Bardo. Il se manifesta même par une tentative d’assassinat. Les deux ministres les plus en vue divergeaient entre eux sur la manière de conduire la politique fiscale. Deux groupes d’intérêts s’étaient formés autour de chacun d’eux, qui impliquaient aussi des caïds et des juristes. Chacun se prévalait d’arguments aussi bien de justice fiscale que d’efficacité gouvernementale.
Le lien de ce conflit sur la justice, la fiscalité et la séparation des prérogatives avec l’épître de Bayram peut être établi me semble-t-il à partir d’une séquence rapportée là encore une fois par Ibn Abî al-Dhiyâf. Sous Alî Bey, écrit ce dernier, il arriva que les populations du Cap Bon vinrent sous les murs du palais manifester contre l’injustice de leur caïd dans sa manière de collecter l’impôt. Leurs enfants, au premier rang, portaient leurs ardoises du Coran. Le bey, très ému, congédia le fonctionnaire sur le champ en attendant de saisir ses biens. Le soir même, au cours d’une veillée avec les membres de sa cour, le bey leur relata l’affaire, en pleura même. Mansûr Manzli, cadi du Bardo, argumenta que la protestation des sujets n’était pas contre les sommes dues à l’Etat, mais contre les surplus perçus par les caïds. Il prétendit qu’il lui serait possible de le démontrer, en exerçant la charge caïdale, en répartissant l’impôt selon les possibilités des sujets et en rendant la justice parmi eux. Une discussion s’éleva alors, les uns estimant que sa charge judiciaire lui interdisait le cumul, les autres, au contraire, arguant que la charge sharaïque ne peut être contraire au bien commun. Voilà là l’argument principal des défenseurs de la siyâsa shar`iyya pour lesquels le cumul serait en fait la meilleure manière de la réaliser, puisqu’il permettrait de réunir sous la férule d’un même responsable, les prérogatives du juriste et celles du politique. L’expérience, bien qu’elle ait pleinement réussi selon l’historien, tourna court. Le cadi, après trois années d’exercice, finit par solliciter sa démission. Il était attaqué de partout, se justifia-il, aussi bien par des membres de sa propre corporation que par des caïds. Des vers étaient colportés sur son compte, l’accusant de recevoir doublement de l’argent, aussi bien de par sa fonction judiciaire que de par son travail de caïd[49].
Ce que cette affaire met en évidence est l’existence d’un conflit, aussi bien à l’intérieur du cercle dirigeant qu’à l’intérieur même de celui des juristes, concernant la séparation des fonctions et des domaines dans lesquels le juge pouvait ou non intervenir. Il concerne donc la définition même des prérogatives et des fonctions judiciaires, politiques et administratives. Si un intervenant hanafite non identifié, au cours de la discussion relatée ci-dessus, a pu faire valoir l’opinion juridique de sa propre école allant dans le sens d’une confusion des fonctions et des prérogatives, Bayram I, sans doute lui-même présent lors de cette réunion, exprime dans son épître une opinion contraire. Je ne pense pas qu’il s’agisse ici d’une opinion de circonstance. Ibn Abî al-Dhiyâf relate encore que Bayram I refusa, en 1793, de cautionner par un avis juridique la guerre que le Bey Hammûda voulait mener contre le voisin tripolitain. Il prétendait que l’affaire était politique et qu’il valait mieux consulter ses conseillers, chefs militaires et grands de l’Etat sans mêler les savants à cette affaire, que le bey ne devait pas compter sur eux pour légitimer une guerre entre musulmans, alors que leur allégeance politique au sultan ottoman avait toujours cours. La guerre tripolitaine visait à rétablir une dynastie locale qu’Istanbul venait de renverser. D’une manière explicite, Bayram prend position du côté d’Istanbul, contre la politique du Bey, sans que celui-ci le sanctionne ou le démette de sa fonction. Il s’agit donc plutôt d’une ligne de conduite fondée sur des convictions fortes que Bayram I défendait et qu’il exprimait dans cette épître à peu près contemporaine de cet incident : la conviction que la régence était ottomane, que l’autorité suprême revenait à Istanbul, que l’autonomie tunisienne ne pouvait être que relative. Cette position contredit le récit maître de l’histoire tunisienne pendant la période ottomane, décrite en termes de processus consensuel d’autonomisation, et de soumission des institutions juridiques et des juristes au pouvoir beylical dans les travaux que nous avons cités et les synthèses plus générales[50]. L’épître de Bayram I, juriste et magistrat hanafite, peut ainsi être lue comme une intervention ou une prise de position autonome par rapport à ces tensions institutionnelles et aux conflits politiques auxquelles elles ont données lieu.
Contrairement à l’idée dominante héritée du XIXe siècle, le politique restait un domaine de débat et de conflit, aussi bien dans les tribunes du pouvoir qu’intellectuellement. Et loin de voir le droit soumis aveuglément au politique, l’épître et son contexte démontrent la pluralité et la conflictualité de l’un et de l’autre. Un magistrat pouvait, dans un traité – au premier abord plat, anodin, redondant et sans originalité – prendre position en choisissant, en sélectionnant, dans un héritage juridique pluriel, une solution plutôt qu’une autre. Et si l’objectif de tout travail historique est de retrouver un contexte donné, de reconstruire une situation, une lecture attentive des discours des acteurs, qui prête l’oreille aux conditions dans lesquelles ils interviennent peut transformer notre connaissance de ce contexte. Le contexte apparaît ainsi non pas comme définitivement donné, n’est pas celui tracé avant la lecture de notre épître, mais celui-là même que la production de cette dernière transforme, parce qu’elle est produite non pas dans un contexte, dans des conditions de productions qui la déterminent, mais en est elle-même partie déterminante.
Plus fondamentalement, cela revient à lire ce genre de littérature et d’analyser les procès de son écriture et de sa publication, comme des actions sur la scène politique et judiciaire. Pour reprendre une formule de D. G. Shaw, le discours est action et doit être subsumé à ce vaste domaine et non le contraire[51]. La bibliothèque n’est pas un conservatoire de la culture mais une collection d’actions situées (y compris celui d’y conserver des livres). La considérer ainsi nous éviterait d’opposer culture et société, culture (représentations, mentalités, système symbolique…) et action, normes et pratiques. La bibliothèque n’est pas une catégorie à part, que l’historien utiliserait séparément de ses sources revendicatives ou pour faire des liens avec des discours savants et retrouver les origines des discours justificatifs des actions. Elle est le lieu aussi de traces de la revendication et de l’action, exactement comme les archives. On gagnerait à considérer ainsi tout acte de publication, même si nous ne parvenons pas a priori à saisir en quoi il est innovant, même s’il se présente à nous sous le signe de la répétition la plus plate.