L’APRES-GUERRE FROIDE : «FIN DE L’HISTOIRE», «CLASH DES CIVILISATIONS»  OU «JIHAD vs McWORLD» ?Mohamed-Chérif Ferjani

 

Dans les années 1990, au lendemain de la chute du Mur de Berlin, plusieurs thèses ont été développées pour expliquer le bouleversement de la situation internationale consécutif à l’implosion de l’URSS. Dans le cadre des débats à ce sujet, trois ouvrages ont suscité des polémiques qui se poursuivent encore : La fin de l’histoire et le Dernier homme de Francis Fukuyama, Le choc [clash] des civilisations de Samuel Huntington, et Jihad vs. McWorld: How Globalism and Tribalism Are Reshaping the World, Chacun prophétise à sa manière le devenir du monde et des relations internationales avec « la fin des conflits idéologiques » entre un Occident capitaliste et libéral et son rival de l’Est communiste ou socialiste. Le premier, optimiste, y voit la fin des conflits et l’avènement d’un monde pacifié et unifié par le triomphe et la mondialisation du capitalisme et la démocratie libérale ; le deuxième, pessimiste, y voit l’entrée du monde dans des conflits plus longs et plus insurmontables opposant la « civilisation occidentale » aux autres civilisations contestant sa domination. L’objet de cette réflexion est de proposer une lecture critique de ces deux prophéties en les situant par rapport aux théories des relations internationales et en prenant en compte l’évolution de notre monde depuis la fin de la guerre froide.

LA FIN DE L’HISTOIRE, OU LE MIRAGE D’UNE MONDALISATION CAPITALISTE HEUREUSE !

Francis Fukuyama fut l’un des premiers politologues américain a inscrire la crise des systèmes autoritaires des pays de l’Europe du Sud, de l’Amérique Latine et du système soviétique dans une réflexion théorique globale redonnant vie aux théories libérales idéalistes marginalisées au profit des théories réalistes revigorées par les deux conflits mondiaux du XXème siècle et par l’équilibre de la terreur à l’ombre de la Guerre froide entre les « deux blocs ». Sa thèse fut d’abord exposée dans un article intitulé « La fin de l’Histoire » publié dans le numéro de l’été 1989 du National Interest,[1] quelques mois avant la chute du Mur de Berlin. L’auteur, essuyant des critiques fustigeant son idéalisme et son optimisme béat, a repris sa thèse en la développant dans un livre paru en 1992 sous le titre La fin de l’histoire et le Dernier homme[2]. L’auteur rapproche la crise puis l’implosion du l’Union Soviétique de la fin du franquisme en Espagne, des dictatures de Salazar au Portugal, des colonels en Grèce et des juntes militaires en Amérique latine ; il y voit l’accomplissement du rêve des idéalistes libéraux considérant que le libre échange, la généralisation du système capitaliste et de la démocratie, selon Kant, ou de l’Etat de Droit, selon Hegel, contribueront à la fin des conflits et à l’avènement de la « paix universelle ». Les plus idéalistes pariaient, à la suite de Locke, Hume, Rousseau et d’autres précurseurs, sur la bonté naturelle des humains et l’idée d’une « loi naturelle » qui, selon Locke, « impose aux hommes l’obligation non seulement de préserver leur propre vie, mais de concourir à la préservation de la vie des autres, à leur porter secours.»[3] Ce sont ces « lois naturelles » qui rendent possible la vie en société du fait que les « relations sociales se fondent sur l’échange des biens, matériels comme symboliques, possédés par les uns et réclamés par les autres. »[4] Dans cette perspective libérale, l’Etat démocratique dont les législateurs sont élus au suffrage universel et incarnent la volonté populaire, est la seule forme de gouvernement dont les lois seront à même de réconcilier les humains avec leur nature et à réaliser l’harmonie de leurs « intérêts bien compris ». Lorsqu’un tel système arrivera à se généraliser à l’ensemble de la planète, les Etats démocratiques seront amenés, par les liens d’interdépendance de l’économie capitaliste de marché et sous l’effet de leurs opinions démocratiques et des intérêts bien compris, à coopérer pour assurer la « paix universelle ». Cette idée selon laquelle la « paix universelle » est tributaire de la diffusion de la démocratie est développée par Kant dans son traité Vers la paix perpétuelle. Selon le philosophe de l’Aufklärung, lorsque les citoyens participent à la définition de la politique extérieure de leur pays, celle-ci aura tendance à être plus pacifique en raison de l’aversion naturelle des gens « éclairés » à l’égard des guerres. Kant n’exclut pas la possibilité de recours à la guerre mais il y voit un moyen parfois nécessaire pour parvenir à la paix : Le recours à la violence permet de prendre conscience de ses méfaits et incitent les protagonistes à fonder leurs relations sur des règles morales acceptées par tous. L’anarchie qui caractérise les relations entre les Etats – au sens d’absence de hiérarchie et d’une autorité qui s’impose au niveau des relations internationales – n’est pas, comme pour les réalistes, insurmontable. Elle est l’expression de « l’insociable sociabilité » des humains qui contribue, à l’insu des acteurs, à la réalisation des « fins de la Raison » (la fameuse « ruse de l’Histoire ») : Parce que les humains sont rationnels et qu’ils veulent tous satisfaire leurs intérêts, ils ne peuvent, a priori, sombrer dans l’irrationalité collective. La peur de la guerre amène les Etats à y renoncer surtout s’il s’agit d’Etats démocratiques qui, selon Kant, ne se font pas la guerre entre eux. Il Seuls les Etats autoritaires, pense-t-il, sont portés à recourir à la force parce que leur conduite procède plus de la volonté de puissance que de la Raison. Le triomphe de la démocratie à l’échelle planétaire, grâce au développement de la culture et des savoirs nécessaires à la rationalisation des choix et des conduites des humains, sera « la fin de l’Histoire » au sens de la fin des guerres et de réalisation de la paix universelle. La « fin de l’histoire » est aussi une idée commune aux libéraux et aux marxistes, mais elle n’est pas la même pour les deux : La démocratie et l’Etat de droit dans le cadre d’un système capitaliste pour les libéraux, l’abolition de l’Etat avec la fin de l’exploitation de l’humain par l’humain et la propriété collective des moyens de production pour les marxistes. Francis Fukuyama voyait dans l’existence du socialisme un obstacle à la fin de l’Histoire en ce sens qu’il empêchait la « mondialisation » du système capitaliste et de la démocratie, c’est-à-dire leur extension à l’ensemble la planète. En cela, bien qu’il se présente comme « kojévien », sa conception se distingue de celle d’Alexandre Kojève[5] qui considérait que l’opposition entre les deux blocs était une « pseudo-négativité » et que l’humanité était dans la « fin de l’Histoire » depuis la réalisation de « l’Etat universel et homogène » que les armées de Napoléon avaient réalisé en étendant à l’Europe l’Etat «robespierriste-napoléonien » dans lequel Hegel voyait déjà la fin de l’Histoire avec la réalisation de l’Etat de Droit : Les conquêtes de l’armée napoléoniennes étaient des extensions « de la codification du droit », des étapes de la rationalisation . Comme le remarque Bernard Bourgeois[6], dans la conception d’Alexandre Kojève, Napoléon n’est pas le fossoyeur de la révolution française, mais celui qui l’accomplit ; il n’a pas mis fin à l’Etat de Robespierre, mais il l’a réalisé et étendu à l’Europe. De même, le communisme n’est pas la négation de l’Etat de droit bourgeois de Hegel mais une façon de le réaliser et de contribuer par là à l’extension de la « fin de l’Histoire » telle que la concevait Hegel. Il en est de même des conflits mondiaux du XXème siècle analysés comme des vecteurs de la diffusion de la « Raison » et de l’accomplissement à l’échelle mondiale de la « fin de l’Histoire ». Francis Fukuyama, tout en se réclamant de la conception de Kojève, considère que l’accomplissement de la « fin de l’histoire », identifiée à sa forme capitaliste et libérale, était entravé par le socialisme soviétique et ses avatars, ainsi que par les régimes autoritaires du Sud de l’Europe, de l’Amérique du Sud et des « tiers-mondes ». La crise et l’effondrement de ces systèmes confirmeraient l’hypothèse selon laquelle il n’y aurait aucune alternative à cette « fin de l’Histoire » incarnée par le capitalisme comme couronnement du « développement des sciences physiques modernes », et par la démocratie comme aboutissement de la « lutte pour la reconnaissance » considérée par Hegel comme le moteur de l’histoire. Avec la « reconnaissance » que le systè
me démocratique garantit à tous en dépassant la contradiction entre « maîtres et esclaves », et avec la mondialisation désormais possible du capitalisme et  de la démocratie, les conflits n’auraient plus de raison d’être et la « paix universelle » serait désormais possible. La prophétie de F. Fukuyama semble sous-estimer le caractère belligène de la mondialisation libérale. Les conflits n’ont pas tardé à éclater là où l’on s’attendait à l’avènement de la « paix universelle », dans les Balkans (dans l’ex-Yougoslavie), à l’Est de l’Europe, dans le Caucase, et partout où l’équilibre de la terreur de la Guerre froide avait gelé les tensions de différents ordres. Cette évolution a donné des arguments aux « réalistes » qui considèrent que l’anarchie des relations internationales commande de les envisager en termes de rapports de force impliquant le recours à la guerre pour contenir les conflits entre les Etats sont inévitables. C’est dans cette vision que s’inscrit la thèse du clash des civilisations reprise par Samuel Huntington.

« LE CLASH DES CIVILISATIONS » OU LA XENOPHOBIE POUR CONJURER LA « FIN DE L’EMPIRE » !

Samuel Huntington a repris une idée développée par Bernard Lewis à la suite de l’expédition de Suez lors d’une conférence organisée à l’Université Johns-Hopkins de Washington en août 1957. Parlant de l’origine des conflits au Moyens Orient, B. Lewis dit : « [L]es ressentiments actuels des peuples du Moyen-Orient se comprennent mieux lorsqu’on s’aperçoit qu’ils résultent, non pas d’un conflit entre des États ou des nations, mais du choc entre deux civilisations. Commencé avec le déferlement des Arabes musulmans vers l’ouest et leur conquête de la Syrie, de l’Afrique du Nord et de l’Espagne chrétienne, le “grand débat”, comme l’appelait Gibbon, entre l’islam et la chrétienté s’est poursuivi avec la contre-offensive chrétienne des croisades et son échec, puis avec la poussée des Turcs en Europe, leur farouche combat pour y rester et leur repli. Depuis un siècle et demi, le Moyen-Orient musulman subit la domination de l’Occident – domination politique, économique et culturelle, même dans les pays qui n’ont pas connu un régime colonial […]. Je me suis efforcé de hisser les conflits du Moyen-Orient, souvent tenus pour des querelles entre États, au niveau d’un choc des civilisations »[7]

Dès la publication de l’article de Francis Fukuyama, « The end of history? » dans National interest, Samuel Huntington publia une réplique, dans la même revue, s’inscrivant dans la vision des théories « réalistes » considérant que la structure anarchiste des relations internationales est belligène et que les conflits entre les Etats sont inévitables. L’article, intitulé « No exit, The Errors of Endism » (« Pas de sortie, les erreurs du finisme »)[8], conteste l’optimisme de F. Fukuyama et considère que l’effondrement du communisme ne signifie ni le triomphe définitif de la démocratie libérale ni la fin de l’idéologie. Il reproche en outre à la thèse de la fin de l’Histoire ses affinités avec le marxisme avec lequel elle partage l’idée d’un état final de l’humanité où la guerre n’a plus de place. On n’est pas encore dans la vision de la fin des conflits idéologiques et du clash des civilisations. C’est en 1993 que S. Huntington donne une première esquisse de sa thèse dans un article publié par la revue Foreigns Affairs[9] au lendemain de la guerre déclenchée par son pays au Moyen Orient, à la suite de l’invasion du Koweit par l’armée de Saddam Hussein. L’auteur précise que sa théorie est le fruit d’une recherche menée par l’Institut d’Etudes stratégiques[10] qu’il dirige à l’Université de Harvard, au sujet des « Mutations de l’environnement sécuritaire et les intérêts nationaux américains » (« The changing Security Environment and American National Interests »). Il donne à son analyse l’allure d’une théorie scientifique concernant l’histoire de la politique internationale et des conflits du « monde moderne ». Il précise à ce sujet : « Durant un siècle et demi après l’émergence du système international moderne avec le Traité de Westphalie (de 1648), les conflits du monde occidental ont opposé des princes […] Depuis la Révolution Française, les principales lignes de confrontation (lines of conflict) ont opposé davantage des nations que des princes. Ce type de conflits, caractéristiques du XIXème siècle, a duré jusqu’à la fin de la Première Guerre Mondiale. Puis, du fait de la Révolution russe, et de la réaction qu’elle a suscitée, les conflits entre les nations ont fait place aux conflits idéologiques, d’abord entre le communisme, le fascisme-nazisme, et la démocratie libérale. Durant la Guerre Froide, ce dernier type de conflit a pris la forme d’un conflit entre les deux superpuissances qui étaient, l’une et l’autre, des Etats-nations, au sens européen classique, et qui définissaient leur identité en termes référant à leur idéologie respective. »[11]  Plus loin, il ajoute : « avec la fin de la Guerre Froide, la politique internationale sort de sa phase occidentale. Son épicentre devient l’interaction entre la civilisation occidentale et les civilisations non occidentales, et entre celles-ci. »[12] Considérant que « l’identité civilisationnelle » sera « de plus en plus importante à l’avenir », il conclut que « le monde sera structuré dans une large mesure par l’interaction entre sept ou huit civilisations majeures » : l’occidentale, la confucianiste, la japonaise, l’islamique, l’hindouiste, la slovaquo-orthodoxe, la latino-américaine et probablement l’africaine.[13] Utilisant une métaphore géologique, il prophétise : « les plus importants conflits à l’avenir se produiront le long de la ligne de faille culturelle séparant les civilisations les unes des autres. »[14] Cette prophétie est fondée sur une conception culturaliste où les différences entre les civilisations sont présentées comme plus fondamentales que toutes les autres : économiques, sociales, politiques, idéologiques, etc.[15] La religion est présentée comme le déterminant le plus important de l’identité civilisationnelle ; ainsi dit-il : « les civilisations se distinguent les unes des autres par l’histoire, la langue, la culture, la tradition et, ce qui est plus important, par la religion. »[16] Il insiste sur le rôle essentiel de la religion tout au long de l’article et plus particulièrement en rapport avec le besoin d’identification des différents groupes de populations dans un monde où toutes les autres frontières disparaissent les unes après les autres du fait de l’intensification des échanges et des mouvements migratoires.[17] Les civilisations, ainsi définies, ne peuvent pas cohabiter pacifiquement parce que les différences entre elles sont essentielles et portent sur des questions aussi fondamentales que « les relations entre Dieu et l’homme, l’individu et le groupe, le citoyen et l’Etat, les parents et les enfants, le mari et la femme », ainsi que sur « l’importance relative des droits et de la responsabilité, de la liberté et de l’autorité, de l’égalité et de la hiérarchie. »[18] C’est en raison de ces différences essentielles que les civilisations ont été et seront amenées à des conflits plus durables et plus violents, selon cette théorie, que ceux qui n’ont que des enjeux économiques, politiques ou idéologiques. Si au niveau théorique, le « clash des civilisations » peut intervenir sur n’importe quelle « ligne de front » entre les sept ou huit grandes civilisations qu’il retient, les principaux conflits à venir opposeront, d’après S. Huntington, la civilisation occidentale hégémonique aux autres civilisations qui lui contestent son hégémonie, et plus particulièrement à ce qu’il appelle la connexion confuciano-islamique. Pour appuyer sa thèse, il établit une hiérarchie entre les différences qui séparent les autres civilisations de l’Occident. Ces différences seraient « de moindre importance pour l’Amérique latine et pour les pays orthodoxes de l’ex-Union Soviétique. Elles sont encore plus grandes pour les sociétés musulmanes, confucianistes, hindouistes et boudhistes ».[19] Pour rivaliser avec l’Occident, les pays relevant de ces civilisations cherchent à se développer et à promouvoir leur coopération avec les pays non-occidentaux. Selon S. Huntington, « la plus importante forme que prend cette coopération est la connexion confuciano-islamique qui a émergé pour défier les intérêts, les valeurs et la puissance de l’Occident. »[20] Il s’alarme : « presque tous les pays occidentaux, sans exception, sont en train de réduire leur puissance militaire ; cela est aussi vrai pour la Russie sous la direction de B. Eltsine. Cependant, la Chine, la Corée du Nord, et plusieurs Etats du Moyen-Orient sont en train d’accroître leur capacité militaire. »[21] Il multiplie les exemples de pays à « régimes militaires » qui, de la Chine à l’Afrique du Nord, développent leur potentiel en armes prohibées – chimiques et nucléaires – qu’ils ont réussi à acquérir ou qu’ils sont en capacité de produire.[22] Ainsi, d’après S. Huntington, un déséquilibre est en train de se produire dans le domaine de l’armement au profit de la « connexion confuciano-islamique » et au détriment de l’Occident : « dans cette nouvelle forme de compétition dans le domaine de l’armement, une partie est en train de développer son potentiel, et l’autre est en train, non de maintenir l’équilibre, mais de limiter et d’empêcher l’accumulation des armes réduisant par là son propr
e potentiel »[23] !! Il conclut son analyse par des recommandations : « … l’Occident a intérêt à promouvoir une plus grande coopération au sein de sa propre civilisation, et plus particulièrement entre ses composantes européennes et nord-américaine, à intégrer dans les sociétés occidentales les sociétés de l’Europe de l’Est et de l’Amérique latine dont les cultures sont proches de celles de l’Occident, à développer et maintenir des relations de coopération avec la Russie et le Japon ; à empêcher la transformation de conflits locaux entre les civilisations en guerres opposant les grandes civilisations ; à limiter la croissance des puissances militaires des Etats confucianistes et islamiques ; à modérer la réduction des capacités militaires occidentales pour maintenir une supériorité [en sa faveur] à l’Est et au Sud-Ouest de l’Asie ; à exploiter les différences et les conflits entre les Etats islamiques et confucianistes ; à soutenir, dans les autres civilisations les sympathies pour les valeurs et les intérêts de l’Occident ; à renforcer les institutions internationales reflétant et légitimant les valeurs et les intérêts de l’Occident, et à encourager la participation des Etats non occidentaux à ces institutions. »[24] Placée dans le cadre de cette vision stratégique du monde de l’après-guerre froide, à partir de la Maison Blanche et du point de vue des intérêts américains érigés en « valeurs et intérêts de l’Occident », les guerres décidées et menées, au nom des Nations Unies ou de l’OTAN, par les Etats Unis et leurs alliés, que ce soit au Moyen Orient ou dans l’ex-Yougoslavie, comme les alliances avec, puis contre, les Talibans et d’autres mouvements islamistes tour à tour armés, puis combattus par les Etats-Unis et leurs alliés, procèdent de cette vision : Dans certains cas, elle correspondent à l’objectif de « limiter la croissance des puissances militaires des Etats confucianistes et islamiques » pour « maintenir une supériorité » occidentale ; dans d’autres cas, il s’agit  d’exploiter « les différences et les conflits entre » ces Etats et les acteurs non étatiques contestant l’hégémonisme des Etats-Unis et de leurs alliés. Conseiller des Présidents Bush, père et fils, S. Huntington a inspiré la politique qui a semé le chaos au Moyen Orient et menace de l’étendre à l’Afrique et à d’autres régions du monde. La théorie du clash des civilisations, qui annonce la fin des idéologies, n’est qu’une idéologie xénophobe présentant la diversité et la pluralité non pas une richesse mais comme un danger, une menace, un facteur de guerre. Elle procède d’une conception culturaliste fondée sur la négation de l’universalité de l’humain et de sa liberté, et sur l’opposition inévitable entre des groupes réduits au statut d’êtres absolument déterminés par une, ou des, appartenance(s) culturelles arbitrairement sélectionnée(s), parmi d’autres facteurs, et élevée(s) au rang de surdéterminants indéterminés. Il y’aurait ainsi des « homo islamicus » opposés à d’autres homo déterminés par leur appartenance à ce qu’on appelle LA Culture occidentale, LA Culture hindouiste, LA Culture bouddhiste, LA Culture confucianiste, etc. ; c’est-à-dire des humains fatalement déterminés par des schèmes immuables de cultures qui les dressent les uns contre les autres et les empêchent de se reconnaître comme des semblables ayant la même dignité, les mêmes droits inhérents à leur humanité commune, les mêmes espoirs, les mêmes angoisses, le même besoin de sens, de reconnaissance et de persévérance dans l’être, la même raison qui leur permet de se comprendre et de communiquer – autrement que par la guerre – par delà toutes les frontières du temps, de l’espace, des religions, des langues, des cultures, etc. C’est cette négation de l’universalité de l’humain qui est à la base de toutes les idéologies xénophobes qu’elles aient pour référent la couleur de la peau, le sexe, la religion, la culture ou tout autre critère de discrimination. C’est pourquoi la thèse de la « guerre des cultures », aussi vieille que tous les préjugés xénophobes, se trouve revendiquée aussi bien par la Nouvelle Droite et les droites extrêmes qui inspirent, plus ou moins à leur insu, les partisans de la guerre en Occident, que par les islamistes et leurs homologues dans les différentes aires géoculturelles. C’est là le fondement principal de la connivence profonde et sournoise entre les adeptes des discours identitaires xénophobes de tous les pays et de toutes les cultures : ils se légitiment les uns les autres. J’ai déjà eu l’occasion de montrer à cet égard la connivence de l’extrême droite en France avec l’islamisme[25]. On pourrait trouver là une explication plausible de la sympathie et du soutien que les néoconservateurs, et les gouvernants américains qui en sont proches, ont toujours manifesté pour les mouvements islamistes, que ce soit au Moyen Orient ou en Afrique du Nord, en Afghanistan et dans d’autres pays asiatiques, ainsi que partout où ces mouvements ne s’attaquent pas directement aux intérêts américains. La vision stratégique fondée sur « le clash des civilisations » inspire aussi bien le discours islamiste antioccidental que l’islamophobie des discours de l’extrême et des nouvelles Droites. Les islamistes et les tenants des discours identitaires sont d’accord avec S. Huntington quant au rôle attribué à la religion dans l’identité culturelle des peuples et au caractère irréductible des différences antagoniques entre les grandes cultures. Comme S. Huntington, ils considèrent que les Arabes, les musulmans et les peuples victimes de la domination occidentale doivent comprendre que c’est sur ce terrain que se situe le conflit civilisationnel qui les oppose à l’Occident qui les aurait divisés avec ses idéologies prétendument universalistes. Comme S. Huntington, ils parlent de la fin des conflits idéologiques sans comprendre – ou en refusant de reconnaître – que le discours sur « le clash des civilisations » n’est qu’un délire idéologique qui tend – comme toutes les formes de mystification idéologique – à faire passer les intérêts particuliers d’un groupe – ou d’un pays – pour ceux d’un ensemble plus large, que ce soit au niveau d’une société, d’un ensemble géopolitique ou de la « communauté internationale ». Ils n’ont pas compris que c’est une idéologie destinée, sinon a éviter, du moins à retarder la « fin de l’Empire » américain dont la suprématie économique est menacée par l’expansion la Chine et des nouvelles puissances émergeantes, comme par les velléités indépendantistes de l’Europe en cours d’unification : L’Empire devient de plus en plus xénophobe et agressif pour assurer par la force des armes et la peur une hégémonie qu’il ne peut plus assurer par sa suprématie économique.

CONCLUSION : POUR UNE JUSTE RESISTANCE A LA MONDIALISATION ULTRA-LIBRALE

La fin de la guerre froide est loin d’être l’annonce de l’entrée dans une ère d’harmonie et de « paix universelle ». Les conflits survenus depuis la chute du Mur de Berlin nous rappellent tous les jours que le pire n’est pas derrière nous. Nous assistons à la réédition des formes les plus monstrueuses des crimes les plus inhumains avec les armes les plus sophistiquées que permet le « développement de la physique moderne » et des techniques qui en sont le corollaire. La mondialisation, tout en multipliant les connexions et les rencontres entre les sociétés, est source de nouveaux ressentiments, de nouvelles haines, de nouveaux conflits. L’internationalisation du capitalisme libéral est plus belligène que ne le croyaient Hume, Kant, Hegel, Voltaire, Kojève ou Fukuyama. Cependant, les « nouvelles guerres de la mondialisation »[26] sont loin d’être un « choc des civilisations », une « guerre des cultures ». Edouard Saïd avait raison de les qualifier de « choc des barbaries » et de « guerre des ignorances ». Benjamin Barber n’a pas tort d’y voir les manifestations d’un antagonisme opposant un processus de « McDonaldisation » du monde (McWorld) et des réactions de résistance (jihâd) identitaires.[27] Elle a raison de considérer que ce processus comme les réactions qui lui sont opposées sont dangereux pour l’avenir de la démocratie et pour la paix internationale. La mondialisation libérale telle qu’elle se déroule et se traduit dans le vécu des sociétés de la planète est loin d’être une marche harmonieuse et heureuse sur la voie de la paix universelle et de la « reconnaissance » recherchée par tous. C’est l’hégémonie d’un système, de son mode de vie, de sa culture et des intérêts particuliers des plus nantis qu’elle cherche à faire passer pour l’intérêt général de tou(te)s. Elle ne peut qu’engendrer des résistances et des conflits. Les réactions identitaires qui lui sont opposées, qu’elles soient tribales, ethniques, confessionnelles, régionalistes ou au nom de n’importe quel particularisme sacrifiant l’universalité de l’humain et de ses droits, pour légitime que soit leur refus de la « McDonalisation » du monde (McWorld), sont aussi dangereuses pour l’avenir de l’humanité. Nous l’avons vu avec les horreurs des purifications ethniques, confessionnelles et tribales dans l’ex-Yougoslavie et dans la région des Grands Lacs en Afrique. Nous le voyons aujourd’hui avec les monstruosités d’un autre temps de DAECH au Proche Orient, des « Chabab » en Somalie, d’Al-Qâ’ida et des autres groupes islamistes en Afrique du Nord et dans l’Afrique subsaharienne. La montée de l’islamophobie et d’autres formes de racismes dopant les « jeunesses identitaires » et les mouvements d’extrême droite en Europe, en Amérique du Nord, tout comme les autres formes de repli identitaire partout dans le monde, montrent que l’humanité a d’autres voies à opposer à McWorld. Le combat pour la dignité de tou(te)s, pour la liberté, pour la démocratie construite par les peuples et non imposée par les chars, pour une répartition équitable des richesses, pour le triomphe du droit sur l’arbitraire, pour une « reconnaissance » véritable et universelle des un(e)s et des autres, est le seul chemin pour une paix juste et durable.

[1] « The end of history? », “National interest, été 1989.
[2] The End of History and the Last Man. Free Press, 1992. Une traduction française est parue la même année : La Fin de l’Histoire et le dernier homme, Flammarion, 1992.
[3] André Liebich, Le libéralisme classique, Presses de l’Université du Québec, Québec, 1985, p.17
[4] Ibid. p. 18
[5] Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Tel-Gallimard,‎ 1980
[6] Bernard Bourgeois, « La fin de l’histoire », dans La Raison moderne et le Droit politique, Paris, Vrin,‎ 2000
[7] « Bernard Lewis : l’orient et moi », Le Point, 17 janvier 2007.
[8] S. Huntington, « No exit, The Errors of Endism », “National interest, autome 1989
[9] The Clash  of Civilizations  and the  Remaking of World Order, est paru en français chez Odile Jacob en 1997 sous le titre Le choc des civilisations. L’article fut publié par la revue Foreigns Affairs dans son n° 3 de l’été 1993 (pp. 22-49). Les nuances apportées par le livre, et les réponses aux critiques dont sa thèse a fait l’objet, ne changent rien au fond des idées essentielles. Les citations sont en référence à l’article dans sa version originale
[10]Institute for strategic Studies.
[11]S. Huntington, « The Clash of civilizations», op. cit. pp 22-23.
[12]Ibid., p. 23.
[13]Ibid., p. 25.
[14]Ibid.
[15]Ibid., p. 26-28.
[16]Ibid., p.25
[17]Ibid.
[18]Ibid.
[19]Ibid., p. 45.
[20]Ibid.
[21]Ibid.
[22]Ibid., p. 46-47
[23]Ibid., p. 47-48.
[24]Ibid., p. 48-49
[25]Voir Moh. Ch. FERJANI : Islamisme, laïcité et droits de l’Homme, l’Harmattan, 1991, pp 35-37 ainsi que l’article d’Edwy Plénel consacré à ce sujet dans le journal Le Monde du 25/8/1987
[26] Titre d’un article de Bernard Dréano dans Damoclès, n° 84, 1er trimestre 2000, pp.24-25, rendant compte du livre de Mary Kaldor New & Old Wars, organized violence in a global era, Ed. Polity Press, Cambridge 1999.

[27] Benjamin Barber, Jihad vs. McWorld: How Globalism and Tribalism Are Reshaping the World, 1996 (reprise d’un article paru en mars 1992 dans The Atlantic Monthly). Pour la traduction française,voir Djihad versus McWorld Desclée de Brouwer,‎ 1996.

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