LES GÊNEURS, Par GILLES DELEUZE

source de l’article: www.lemonde.fr


Publié par le journal le Monde en avril 1978, ce texte semble écrit dans le contexte qui est le notre.

POURQUOI les Palestiniens seraient-ils des  » interlocuteurs valables  » puisqu’ils n’ont pas de pays ? Pourquoi auraient-ils un pays, puisqu’on le leur a ôté ? On ne leur a jamais donné d’autre choix que de se rendre sans conditions. On ne leur propose que la mort. Dans la guerre qui les oppose à Israël, les actions d’Israël sont considérées comme des ripostes légitimes (même si elles paraissent disproportionnées), tandis que celles des Palestiniens sont exclusivement traitées de crimes terroristes. Et un mort arabe pas la même mesure ni le même poids qu’un mort israélien.

Israël n’a pas cessé depuis 1969 de bombarder et de mitrailler le Sud-Liban. Il a reconnu explicitement que l’invasion récente de ce pays était non pas une riposte à l’action du commando de Tel-Aviv (trente mille soldats contre onze terroristes), mais le couronnement prémédité de toute une série d’opérations dont il se réservait l’initiative. Pour une  » solution finale  » du problème palestinien, Israël peut compter sur une complicité presque unanime ces autres États, avec des nuances et des restrictions diverses. Les Palestiniens, gens sans terre ni État, sont des gêneurs pour tout le monde. Ils ont beau recevoir des armes et de l’argent de certains pays, ils savent ce qu’ils disent quand ils déclarent qu’ils sont absolument seuls.

Les combattants palestiniens disent aussi qu’ils viennent de remporter une certaine victoire. Ils n’avaient laissé au Sud-Liban que des groupes de résistance, qui semblent avoir fort bien tenu. En revanche, l’invasion israélienne a frappé aveuglément les réfugiés palestiniens, les paysans libanais, tout un peuple de cultivateurs pauvres. Des destructions de villages et de villes, des massacres de civils, sont confirmés ; l’emploi de bombes à billes est signalé de plusieurs côtés. Cette population du Sud-Liban n’a pas cessé depuis plusieurs années de partir et de revenir, en perpétuel exode, sous les coups de force israéliens dont on ne voit pas très bien ce qui les distingue d’actes terroristes. L’escalade actuelle a jeté sur les chemins deux cent mille personnes sans abri. L’État d’Israël applique au Sud-Liban la méthode qui a fait ses preuves en Galilée et ailleurs en 1948 : Il « palestine » le Sud-Liban.

Les combattants palestiniens sont issus des réfugiés. Israël ne prétend vaincre les combattants qu’en faisant des milliers d’autres réfugiés, d’où naîtront de nouveaux combattants.

Ce ne sont pas seulement nos rapports avec le Liban qui nous font dire : l’État d’Israël assassine un pays fragile et complexe. Il y a aussi un autre aspect Le modèle Israël-Palestine est déterminant dans les problèmes actuels du terrorisme, même en Europe. L’entente mondiale des États, l’organisation d une police et d’une juridiction mondiales, telles qu’elles se préparent, débouchent nécessairement sur une extension où de de plus en plus de gens seront assimilés à des « terroristes virtuels. On se trouve dans une situation analogue à celle de la guerre d’Espagne, lorsque l’Espagne servit de laboratoire et d’expérimentation pour un avenir plus terrible encore.

Aujourd’hui, c’est l’État d’Israël qui mène l’expérimentation. Il fixe un modèle de répression qui sera monnayé dans d’autres pays, adapté à d’autres pays. Il y a une grande continuité dans sa politique. Israël a toujours considéré que les résolutions de l’ONU qui le condamnaient verbalement lui donnaient en fait raison. L’invitation à quitter des territoires occupés, il l’a transformée en devoir d’y installer des colonies. Actuellement il considère que l’envoi de la force internationale au Sud-Liban est excellent — à condition que celle-ci se charge à sa place de transformer la région en une zone de police ou en désert contrôlé. C’est un curieux chantage, dont le monde entier ne sortira que s’il y a une pression suffisante pour que les Palestiniens soient enfin reconnus pour ce qu’ils sont, des « Interlocuteurs valables », puisque dans un état de guerre dont ils ne sont certes pas responsables.

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