Vivre ensemble ou la memoire de l’oubli

Sana ben Achour, Tunis le 13 /07/2025

INTRODUCTION

Longtemps euphémisé et dénié, le racisme antinoir en Tunisie a éclaté au grand jour dans un déchaînement de violences inouïes, suite au discours du Président de la République, tenu le 28 février 2023, devant le Conseil de sécurité nationale, à l’égard des migrant-e-s d’Afrique subsaharienne. Usant de la rhétorique du grand remplacement, il s’en est pris aux « hordes de migrants clandestins » qui sèment la peur et perpétuent des « violences et des crimes » à travers le pays, accusant « les immigrés illégaux d’Afrique subsaharienne » de participer au grand dessein de « modifier la composition démographique de la Tunisie » afin d’en faire « un pays africain ».

Malgré les revirements du lendemain et les gages d’hospitalité apportés à ceux « qui séjournent légalement en Tunisie », une déferlante de haine et d’exactions s’est abattue sur les personnes noires, libérant un racisme latent contre la minorité noire tunisienne, dont l’histoire s’est accommodée des expressions de folklorisassions culturelles (Stambali et transes mystiques, banga) et de racialisation ordinaire. Ces prégnances sont véhiculées jusque dans les mots du « parlé » quotidien tunisien. Il en est ainsi de Wassif (masculin) et Wassifa (féminin), expression qui, désignant littéralement le statut de servilité (serviteur et servante), a fini par représenter la couleur noire de peau dans une construction sociale implicite d’équivalence entre statut inférieur et couleur noire. Il en est de même de toutes les autres dénominations usuelles, « Wassif tambla » (noir de jais), « chouchane/chouchana » (Maures noirs, littéralement réglisse), bachifa, Âbid (esclave), Âtig (affranchi), Mâatoug (affranchi) et autres marqueurs de la discrimination et de la hiérarchisation raciale.

Comment expliquer ces persistances dans un pays qui se targue d’avoir aboli, le premier dans la région MENA, l’esclavage en 1846 ; déclaré le 26 janvier de chaque année, fête nationale de l’abolition de l’esclavage ; adopté en 2018 une loi incriminant les discriminations raciales ? Le déni et la mémoire de l’oubli sont-ils plus forts que la volonté du vivre ensemble et celle de renouer avec les mémoires plurielles de communautés nationales discriminées ?

A l’examen il s’avère que ce racisme anti noir a des origines historiques liées à la mémoire de l’esclavage et à ses avatars institutionnels (1), et des causes contemporaines, liées aux configurations hégémoniques des nationalismes identitaires modernes (2).

I. La mémoire de l’esclavage et ses avatars

Cette mémoire de l’esclavage a un triple caractère de complexité, rendant compte de la pesanteur de l’histoire et de l’ambigüité des représentations : La différence entre esclaves chrétiens et esclaves noirs, entrainant la racialisation de la différence Noir/ blanc (1) ; L’Euphémisation islamique du phénomène (2) ; Les abolitions de l’esclavage et l’occultation des reconfigurations sociales des discriminations raciales (3).

I.1. La dichotomie de destinées entre esclaves blancs et chrétiens islamisés et esclaves noirs. La catégorisation Dominants dominés et La racialisation de la différence Noirs/ Blancs.

L’esclavage et l’asservissement des personnes dans les Etats d’Afrique du Nord (appelés les Etats « barbaresques » (du mot italien étranger) a été un phénomène politique, social et économique majeur traversant les siècles, jusqu’à leur abolition officielle durant  la deuxième moitié du XIXe siècle, sous l’effet de deux modalités : La course en Méditerranée à l’origine de l’esclavage des Chrétiens et le commerce caravanier arabe Transsaharien (Du lac Tchad au pays Haoussa (Nord Nigeria et Cameroun),  Bornou ( le Nigéria actuel) et Kano ( Soudan).

Esclaves chrétiens -blancs islamisés et esclaves noirs ont connu, au cours des siècles, des parcours et des statuts diversifiés de servilité. Les premiers (pas tous évidemment), devenus Mamlouks au Service des Beys ont été hissés au rang de dignitaires, occupant parfois les plus hautes fonctions civiles et militaires de l’Etat, tout en demeurant agrégés à la famille dynastique par une sorte de statut de Patronat. Les femmes « odalisques » et concubines du Sérail, devenues mère d’un fils (Om Walad), devaient connaitre elles un double asservissement, malgré leur « maternité libératoire » qui demeure à bien d’égard illusoire.

Les esclaves noirs, plus nombreux, ont été en majorité affectés à la domesticité urbaine auprès des grandes familles de notables et de dignitaires, et en partie, aux travaux agricoles dans les oasis et les grandes plantations du Sud.  Ce statut de domesticité (Wassif-Serviteur) a fini dans son rapport à la mémoire de l’esclavage noir, par désigner en les stigmatisant les Noirs (tous les Noirs) et par signifier, au travers d’un processus de racialisation et d’infériorisation, la servilité attachée à la personne noire.  La vision essentialisant « LE NOIR » comme originairement esclave et serviteur n’a ni vraiment disparu, ni vraiment évolué.

I.2. L’Euphémisation islamique du phénomène

L’islam, tout en encourageant l’affranchissement des esclaves (Fakku al raqaba), n’a pas interdit l’esclavage. Il a fait de cette pratique antéislamique, répandue dans la péninsule arabique, un acte licite à certaines conditions.  En vérité l’interdiction canonique de réduire un musulman en esclavage, n’a pas impliqué un affranchissement automatique et massif des convertis à l’Islam. Il en est de même de la  recommandation de l’affranchissement qui est demeuré un acte volontaire dans différents cas définis par la jurisprudence des docteurs de la loi  (Fiqh) : L’affranchissement par piété, l’affranchissement pour expier d’un péché (al kaffara) ; l’affranchissement-sanction en cas de tortures et de traitements cruels et inhumains ; l’affranchissement de droit de Oum al Walad ( la mère du fils)  dont l’effet est de rendre nulles les prérogatives du maître géniteur et  d’affranchir la mère au décès de son maitre.

Ces normes de réprobation du droit musulman, largement contournées par les pratiques sociales d’asservissement, ont constitué une sorte de voile jeté sur la réalité du racisme ambiant et une déconnexion de la réalité du racisme dans ces pays. Comme le montre la chercheure Maha Abdelhamid (spécialiste des minorités) « la discrimination contre les noirs est une histoire déclassée dans les sociétés arabes qui occultent l’existence même du racisme considérant que c’est une pratique de l’Autre, étrangère aux sociétés arabo-musulmanes, qui portés par leur foi, ne sauraient être racistes ».

I.3. Abolition des esclavages et occultation du racisme envers les Noirs

L’abolition de l’esclavage en Tunisie fut décrétée par étapes durant la première moitié du XIXe.  Elle concerna au premier quart du siècle les esclaves Chrétiens sous l’action efficace des puissances européennes. Revigorées par les avancées industrielles, ces puissances européennes, plus spécialement la France consulaire et impériale, ont fini, dès 1816, par imposer la fin de la course, arrachant à la servitude des foules d’esclaves chrétiens, non sans sceller en 1830 avec la Régence de Tunis des traités de paix et par marquer, tout à la fois, l’établissement de la domination française sur la Régence d’Alger. La deuxième vague a concerné les esclaves Noirs, les « abids ». Entre 1841 et 1890, date du second décret d’abolition une série de mesures fut prise. Le 29 avril 1841, Ahmed bey interdit l’exportation d’esclaves ; le 6 septembre 1841, il interdit la vente d’esclaves sur tous les marchés de la Régence ; En avril 1842, il interdit toute importation d’esclave et décide que tout esclave qui foule le sol de la régence serait libre libre ; en Aout 1842, il promulgue un décret annonçant que tous les enfants d’esclaves nés après cette date sont libres. Le 23 janvier 1846 est promulgué le fameux décret d’abolition de l’esclavage portant libération de tous et toutes les esclaves de Tunisie et prescrit de leur fournir leurs actes d’affranchissement.

Le décret est peu appliqué. Il suscite même la contestation des habitants du Sud. La révolte populaire qui éclate en 1864, connu sous le nom de révolte de Ben Ghedhahem (1864) réclame la restauration de l’esclavage et finit par emporter les réformes institutionnelles entreprises entre 1846 et 1860, entrainant la suspension de  Âhd al amen (Le Pacte fondamental de 1857), du Qanun al-Dawla (la Constitution de 1861) et des lois pénales et de l’organisation judiciaire ( qanun al jinayat wal Ahkam al Orfiya).

A vrai dire, l’affranchissement des Noirs ne s’est pas accompagné de l’acquisition d’un véritable statut de liberté et d’égalité, mais d’un statut intermédiaire entre le statut juridique d’affranchi et la recomposition d’un statut social d’asservissement et d’exclusion, visibles à nos jours et dont Ines Mrad Dali dans son travail « De l’esclavage à la servitude » a démontré les séquelles.  Des formes de dépendance, avatars de l’esclavage traditionnel, sont apparues, sous la forme nouvelle de métayage (les khamessats), d’enfants placés à élever (Mrubin) destinés en réalité à la domesticité, de clientèle entre les descendances des familles blanches et noires [Inès Mrad Dali].

II. Les configurations d’un nationalisme hégémonique post colonial et gestion de la migration subsaharienne

La construction d’un nationalisme hégémonique a suivi trois processus aboutissant au refus de la diversité et à la disqualification de l’autre et ce, à travers la construction de l’identité nationale dans une communauté exclusive des autres (1) ; L’instrumentalisation politique du discours identitaire dans un monde à double standard (2) ; La criminalisation de la solidarité envers les migrants-subsahariens ( 3).

II.1. La construction de l’identité nationale dans une communauté exclusive des autres

En Tunisie, l’identité nationale s’est construite autour de l’idée d’une nation Une, indivisible et homogène dans la négation-occultation des identités amazigh et noires, évacuant jusqu’à l’amnésie la présence juive, marginalisant les courants minoritaires de l’islam (les ibadites ou les bahaî), et muselant toute revendication de citoyenneté, considérée comme un acte de sédition (fitna) quand ce n’est pas un complot.

Le pays a amorcé pourtant un épisode assez remarquable de dépassement des « quant- à soi » durant la transition démocratique de 2010-2021, sous l’effet des revendications citoyenne de la communauté noire, et des initiatives de la société civile. Des  actions publiques furent amorcées tant pour se réapproprier la mémoire de la fin de l’esclavage  en faisant du 23 janvier de chaque année  la date de commémoration de l’abolition de l’esclavage, que pour promulguer une loi  novatrice en 2018  contre toutes les formes et les manifestations de discrimination raciale « afin de protéger la dignité de l’être humain et de consacrer l’égalité entre les individus en ce qui concerne la jouissance des droits et l’accomplissement des devoirs, et ce, conformément aux dispositions de la constitution et des conventions internationales ratifiées par la République Tunisienne ».

Mais le nationalisme hégémonique a eu raison de la séquence révolutionnaire (2011-2021). La loi 2018 est restée lettre morte, sans recevoir à ce jour, aucun acte d’application ou mesures concrète de mise en œuvre. La journée nationale de commémoration de la fin de l’esclavage s’efface peu et peu perdant de sa charge subversive, sauf pour de rares « indigné-e-s » dont les voix continuent de s’élever pour dénoncer la criminalisation de la solidarité envers les migrant-e-s subsahariens et les stéréotypes de race.

II.2. L’instrumentalisation politique du discours identitaire

Il n‘est pas besoin de trop s’étendre pour faire admettre l’idée des « identités meurtrières » dans un monde où les fractures entre les Etats, les nations, les collectivités, les groupes, les communautés et les individus sont de plus en plus béantes.  Il suffit de rappeler les génocides ethniques, les guerres fratricides ou les crimes conte l’humanité perpétrés en leurs noms et sous leurs bannières. Décomplexés, ces discours s’appuient aujourd’hui sur la rhétorique de l’invasion des hordes dangereuses et de la criminalité. Ils ciblent, de part et d’autre de la planète, des communautés d’immigrés, des étrangers à perpétuité, en déconnexion de la réalité du phénomène, alimentant par-là l’islamophobie, le racisme, la xénophobie et ouvrant sur la haine, les violences et l’oppression de l’Autre.  Ils sont convoqués politiquement comme substitut aux promesses manquées, avec l’espoir de susciter une adhésion populaire fondée sur les peurs et les ressentiments.

II.3. La criminalisation de la solidarité envers les migrants subsahariens

La criminalisation de la solidarité envers les migrant-e-s a pris, partout dans le monde, un tour tragique, celui de la déshumanisation et de la répression au moyen de lois liberticides et de mesures administratives ou d’accords inégaux de coopération de la gestion des frontières et de contrôle des flux migratoire. En Tunisie, elle s’est exprimée principalement contre les migrant-e-s subsahariens sans papiers. Cette criminalisation a pris des formes variées, allant de poursuites judiciaires contre des individus et des associations, à des entraves administratives, voire à des campagnes de stigmatisation portant atteinte aux droits humains, mettant un frein à l’action humanitaire et donnant prétexte au démantèlement des associations de la société civile. Entre criminalisation de l’aide aux migrant- e-s subsahariens, racisme anti noir et mémoire de l’oubli, le fil est ténu.

Comment admettre, si non, que Sonia Dahmani, chroniqueuse, avocate et voix libre médiatique, soit condamnée à des années de prison pour avoir ironisé sur le prétendu établissement des migrants dans le pays et dénoncé le racisme dont sont victimes les personnes noires. Comment admettre, sinon que Sâadiya Mosbah, fondatrice de l’association antiraciste «Mnemty» (mon rêve) croupisse depuis mai 2024 en prison pour avoir apporté aide et protection aux migrants subsahariens victimes d’un racisme débridé depuis lors ?  Et Shrifa Riahi, quel mal a-t-elle commis en se mobilisant contre la précarité de Subsahariens, poussés à l’exil en leur offrant asile, c’est-à-dire littéralement, refuge et protection contre les périls ?   Pourquoi est-elle en prison ? Et Saloua Grissa, présidente de l’association droit à la différence, quel est son tort pour se retrouver incarcérée ? Et tous et toutes les autres anonymes ? Quel est leur crime ?

CONCLUSION

 En vérité, la situation ne manque pas de paradoxe. Comme le note Ali ben Saad « Alors que le monolithisme culturel et religieux a gagné tous les pays du Maghreb et une partie essentielle des autres pays arabes après les indépendances comme un effet-retour de l’onde de choc coloniale et alors que ces pays connaissent une grave crise identitaire favorisant les affirmations alternatives violentes et le rejet de l’Autre, l’immigration subsaharienne réintroduit les questions de l’altérité, de la coexistence et du « vivre ensemble » sous une perspective nouvelle posant dans toutes leurs dimensions les enjeux du développement démocratique du pays et de la citoyenneté.

SOURCES BIBLIOGRAPHIQUES

  • M’hamed OUALDI, L’esclavage dans les mondes musulmans. Des premières traites aux traumatismes, Editions Amsterdam, « Contreparties », Paris, 2024. 237p.
  • Inès MRAD-DALI, « De l’esclavage à la servitude, Le cas des Noirs de Tunisie » Cahiers d’études africaines, Esclavage moderne ou modernité de l’esclavage ? Congédier la mort sociale et se construire une identité, N °179-180 | 2005, 935-956.
  • Lucette VALENSI, « Esclaves chrétiens et esclaves noirs à Tunis au XVIIIe siècle », Economies, sociétés, civilisations. 22ᵉ année, N. 6, 1967. pp. 1267-1288: https://doi.org/10.3406/ahess.1967.421864 https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1967_num_22_6_421864.
  • Maha ABDELHAMID, « De la libération de la parole raciste à l’émergence d’un mouvement contre le racisme anti-noir » in : Amin ALLAL et Vincent GEISSER (dirs.), Tunisie,une démocratisation au-dessus de tout soupçon ? Paris, édition du CNRS, 2018, pp. 343-356.
  • Ali Ben SAAD, « Une présence africaine invisibilisée au Maghreb et au Moyen -orient, in Migration Société, 2020/1 N° 179, pp 13-28.

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